Il me revient par différentes personnes que l’on nous conteste la qualité d’économistes. Le sous-titre de notre publication "Mensuel de réflexion socio-économique..." peut évidemment laisser supposer que nous prétendons être des spécialistes en la matière. Alors que répondre à ces objecteurs ?
Diplômés ?
C’est vrai qu’aucun des rédacteurs habituels de la Grande Relève
ne possède un titre universitaire de sciences économiques.
D’ailleurs nous contestons que l’économie soit une science, préférant
l’appeler économie politique, par exemple. Comme nous le verrons
plus loin, cette distinction n’est pas vaine car les économistes
reconnus usent et abusent de leur autorité "scientifique"
pour imposer des vues qui n’ont rien d’absolu et qui sont souvent gouvernées
plus par des modes et des préjugés que par des raisonnements
rigoureux et logiques (1). Loin de procéder à l’examen
de nos positions, ils nous ignorent superbement et nous méprisent
radicalement. Rares sont ceux qui prennent la peine d’étudier
nos thèses, ne seraitce que pour les réfuter. Notre fondateur
ne manquait pas une occasion de stigmatiser les "économistes
distingués" imbus de leur savoir qui enseignaient dans les
facultés d’avant-guerre des théories cent fois contredites
par les faits et qui refusaient de parler d’économie distributive,
car leurs cours étaient polycopiés à l’avance,
donc immuables et inaccessibles à la nouveauté.
Nous n’en sommes plus tout à fait là, mais le silence
continue à régner dans les universités, sur nos
analyses et nos propositions. Au mieux, l’on fait une allusion désagréable
déformant notre pensée pour mieux la réfuter et
l’on passe (2)...
Nos amis
Mais les réalités sont têtues... Rendons donc hommage
à ceux qui acceptent notre analyse de l’histoire économique
des soixante dernières années et reconnaissent que nous
avons ouvert des pistes vers un système mieux adapté à
la brutale mutation des conditions de production survenue depuis 1929.
Même si c’est pour critiquer la partie constructive de notre projet
dont ils s’éloignent plus ou moins.
C’est le cas de Yoland Bresson (3) et de Philippe Guilhaume (4) qui
dans leur livre "Le Participat" (5) citent Duboin parmi les
précurseurs les plus inspirés : " La transformation
sociale s’annonçait, elle s’imposait, Duboin l’avait perçue...
il ne fut même pas entendu et la Guerre vint qui servit de matière
au capitalisme triomphant..." concluent-ils sur ce point. Philippe
Guilhaume qui vient d’être nommé Président d’Antenne
2 et FR3 nous permettra-t-il de le rappeler à la télévision
? René Passet, Professeur d’Economie à Paris I Sorbonne,
est également parmi les universitaires les plus ouverts à
nos analyses (6). Enfin, François Perroux, économiste
de grand renom, décédé en 1987, professeur au Collège
de France, d’abord réticent à l’égard d’une économie
distributive, a fini par admettre sa validité. Aux marges de
l’économie et au-delà d’elle, Jacques Robin, médecin,
puis chef d’entreprise, créateur du CESTA (Centre d’Etudes des
systèmes et des technologies avancées) dirige la Lettre
Science et Culture du GRIT (Groupe de réflexion inter et transdisciplinaire)
(7). Il ne manque jamais une occasion de signaler l’importance de nos
réflexions comme une voie féconde vers un système
économique adapté à la grande mutation en cours
de la société. Il faut absolument lire son dernier ouvrage
"Changer d’ère" (8) dont le titre est significatif
et où il préconise une économie distributive pour
l’avenir. Il reprend d’autres mesures, ainsi le "deuxième
chèque" du revenu technologique (de Guy Aznar) comme degré
préliminaire pour l’apprentissage de la nouvelle économie.
Jacques Robin prévoit quatre autres orientations dans le même
sens :
1. étendre les échanges gratuits et la jouissance des
biens libres,
2. favoriser les activités autonomes,
3. enchevêtrer les activités et les savoirs dans des institutions
ouvertes et des réseaux décentralisés,
4. encourager le développement local.
Financiers ?
Il faut néanmoins admettre que les économistes reconnus
continuent dans leur grande majorité à nous ignorer. Certes,
nous ne sommes pas des experts de la bourse et de la finance. Vous ne
trouverez pas dans les "Grande Relève" des conseils
pour vos placements. Quoiqu’un lecteur assidu aurait pu faire son profit
de la lecture de notre numéro d’octobre 1987 paru donc au début
du mois, dont la page de couverture s’intitulait : "Vers un nouveau
krach ??".
Si l’on se souvient que le krach s’est effectivement produit le 19 octobre,
beaucoup de boursiers auraient aimé que leur journal spécialisé
ou leur lettre soi-disant confidentielle les alerte comme nous l’avons
fait. Mais il est vrai que nous ne jonglons pas ici avec les ratios
comme les taux d’investissements des entreprises ou la part de la consommation
et de la variation des stocks dans le PIB, sachant fort bien que l’on
peut faire dire à ces chiffres tout et le contraire de tout.
Ce qui nous intéresse, ce sont les grandes variations du chômage
et de la production, ainsi que le niveau de vie des consommateurs en
rapport avec l’utilisation des moyens productifs. Le bourgeois ordinaire
qui a toujours confondu économie et finance et qui a de tous
temps raisonné en francs et non en volume ne nous le pardonne
pas. Par contre, nous serons d’accord avec Alain Barrère, doyen
honoraire, professeur émérite, Université Paris
1, lorsqu’il cite Keynes : "Quand dans un pays le développement
du capital devient le sous-produit de l’activité d’un casino,
il risque de s’accomplir en des conditions défectueuses..".
(9) Bien qu’à la place de Keynes, nous aurions plutôt écrit
"l’activité économique" au lieu du "capital".
Tous les raisonnements économiques basés uniquement sur
des considérations financières sont inutilement complexes
et recèlent donc de grands dangers d’erreur. Dans une récente
chronique du "Monde" (10), Paul Fabra a besoin d’une demi-page
du journal pour démontrer que l’exportation correspond à
une perte de richesses pour un pays et l’importation à un enrichissement.
Affranchi du mercantilisme, une phrase aurait suffi pour le constater.
Il n’en a toutefois que plus de mérite à l’avoir fait
car les boursiers et ceux qu’ils entrainent, l’oeil fixé sur
les comptes du commerce extérieur, sont bien près de croire
le contraire.
Mathématiciens ?
Nous ne sommes pas non plus, bien sûr, des économistes
mathématiciens qui modélisent et systémisent de
savantes élucubrations basées le plus souvent sur des
données aléatoires et des postulats incertains. Après
avoir introduit dans l’ordinateur ces prémices et syllogismes,
ils ne sont pas étonnés que la machine ne leur fournisse
que des truismes fonction de ce qu’ils lui ont ingurgité. Peut-être
comptent-ils sur l’électronique pour découvrir l’innovation
dont ils sont incapables ? Modéliser l’introduction de la monnaie
verte dans le système serait sûrement intéressant,
mais comme nous ne pouvons pas prévoir à les réactions
multiples que cette opération susciterait, il n’est pas sûr
que nous puissions en tirer des indications infaillibles. Ne décourageons
pas néanmoins le lecteur qui serait volontaire pour le faire.
Philosophes ?
Nous ne nous définissons pas comme des philosophes de l’économie.
Sans remonter à Aristote et Platon, mais peut-être à
Montesquieu et Michelet et, plus sûrement, à Proudhon,
Marx et Engels, les économistes ont souvent été
en même temps des écrivains purs littéraires ou
philosophes, plus soucieux de bâtir un cadre global de pensée
que de s’en tenir aux faits. Sans nous comparer à ces hommes
illustres, notre démarche reste plus limitée et plus technique,
puisque la trilogie distributive : monnaie non circulante, revenu social,
service social, peut être mise en oeuvre dans différents
contextes politiques d’organisation de la société.
Sociologues ?
Comme nous travaillons à un changement par la méthode
démocratique, il nous faut, même si nous en sommes encore
loin, informer le plus grand nombre. C’est pourquoi le langage abscon,
ésotérique et abstrait de certains sociologues nous est
étranger. Bien que cela puisse paraître vulgaire et primaire,
nous nous tiendrons à cette règle sans laquelle nous nous
renierions. Peutêtre qu’en plus de mauvais économistes,
serons-nous aussi considérés comme de piètres sociologues
et même pas sociologues du tout. Qu’importe, des apports essentiels
aux arts, aux lettres, à l’histoire, à la médecine
ne sont-ils pas dus à des non-spécialistes ? Nous pensons
apporter notre contribution modeste à la démarche socio-économique
qui devient de plus en plus indispensable.
Socio-économistes ?
Nous citerons pour terminer le petit Larousse encyclopédique
sur l’économie politique : " Cette expression a été
employée pour la première fois, semble-t-il, par Antoine
de Montchrestien, en 1613 ou 1615, pour désigner un ensemble
de règles de conduite pratiques, destinées à favoriser
l’enrichissement et donc, la puissance du royaume. Plus ou moins tombée
en désuètude, elle a retrouvé une faveur nouvelle
à la fin du 18e siècle. Les économistes ont récemment
substitué à l’expression "économie politique"
celle de "science économique",- l’ensemble des comportements
des hommes en face des biens et des services qu’ils produisent donne
naissance à des phénomènes sociaux qu’étudie
la "science économique ". De nombreuses définitions
de la science économique ont été proposées,
dont aucune n’a rallié l’unanimité ; le désaccord
sur les définitions provient du désaccord sur l’objet,
l’étendue et les limites des études à entreprendre...
".
On ne saurait mieux dire. Nous avons notre conception de l’économie
politique. Nous la défendons de notre mieux ; sans croire que
nous détenons la seule vérité possible , à
l’écoute des critiques qui nous sont faites, justifiées
ou injustifiées. Et sans le secours de l’autorité ou des
autorités dites scientifiques.Peu importe la façon dont
nous sommes désignés !
"Ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions. Ce sont les passions qui utilisent la science pour soutenir leur cause".
François Jacob (Prix Nobel de Médecine 1965)
dans "Le Jeu du Possible"
(1) Nous ne sommes pas les seuls à penser ainsi.
Une polémique sur la nature "scientifique" de l’économie
et son rapport avec les mathématiques s’est développée
dans "Le Monde" depuis quelques mois. Voir aussi sur ce sujet
: "Qu’est-ce que la Science ? Récents développements
en philosophie des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend"
par Alan F. Chalmers traduit de l’anglais. Editions la Découverte
1987.
(2) C’est le cas d’Alfred Sauvy, de Pierre Pascallon, professeur agrégé
à la Faculté de Clermont-Ferrand. Voir "Sommes-nous
Geselliens ? " G.R. N° 868, et d’autres moins connus.
(3) Diplômé de l’INSEE, Docteur en Economie, Agrégé
des Facultés de Droit et Sciences Economiques . Professeur à
l’Université du Val-de-Marne.
(4) Docteur en Economie et en Histoire, ancien conseiller du Président
de l’Assemblée Nationale Jacques Chaban-Delmas.
(5) Chotard et associés éditeurs. 1986.
(6) Lire "L’économique et le Vivant" Ed. Payot 1982.
(7) 1, rue Descartes 75005 Paris. Voir notamment le n° 22 de février
1987.
(8) Editions du Seuil. Janvier 1989.
(9) Extrait de la "Théorie générale"
voir "L’économie française reste fragile" dans
"Le Monde" du 26 septembre 1989.