La course au gigantisme industriel
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Publication : novembre 1989
Mise en ligne : 4 mai 2009
Le monde capitaliste est de plus en plus démentiel,
de plus en plus antipathique. Comment ne pas éprouver malaise
et inquiétude en face de cette course aberrante et anarchique
au gigantisme industriel ? On n’entend parler que de fusions spectaculaires,
d’OPA, de groupes qui absorbent d’autres groupes. Le profane s’y perd,
mais il pressent que l’intérêt général n’a
rien à y gagner. Si la puissance de l’argent a toujours été
redoutable et immorale, si elle a toujours tendu à fausser la
démocratie politique, qu’en sera-t-il de la superpuissance de
ces supergroupes ? Et mesure-t-on l’ampleur des désastres que
devront subir, dans toutes les classes sociales, les perdants de ces
gigantesques compétitions ?
On se résigne un peu vite, ce me semble, à ce que l’Europe
de 93 soit un champ de bataille où ces forces s’affronteront
dans une lutte sans merci. Ces perspectives, qui nous apparaissent comme
une absurdité intolérable, sont pour d’autres une évolution
fatale à laquelle il faudra bien s’adapter. Je lis dans "Le
Monde" du 10 septembre un article de Didier Pourquery, intitulé
"L’Europe des colosses". A la lumière des événements
les plus récents, l’auteur évoque la constitution d’immenses
groupements industriels. Acceptant les conséquences de ces faits
sur le plan européen, il s’inquiète de la place qu’occuperont
les firmes françaises dans la grande compétition de 1993.
"Qu’on le veuille ou non, écrit-il, le grand marché
est un concept forcément libéral où il n’est pas
prévu de place pour les entreprises nationalisées ou subventionnées".
Et il conclut que "le dynamisme des Britanniques et des Allemands
dans la perspective de 1993’ est "un véritable défi
qui invite à changer profondément les structures industrielles
de la France de l’économie mixte".
Les entreprises nationalisées - du moins quand elles tiennent
leurs promesses - ont l’immense avantage d’avoir pour objectif l’intérêt
de la collectivité, et non le profit de groupements privés
toujours peu soucieux des hommes et de l’environnement. Et voilà
qu’on nous suggère d’y renoncer comme à une structure
qui ne répond plus aux nécessités de notre temps
! Rien ne pourrait mieux souligner à quel point l’extension à
toute l’Europe du libéralisme sauvage menace l’indépendance
économique de ses membres, qu’un fédéralisme bien
compris devrait au contraire permettre de sauvegarder.
Et les vives inquiétudes qu’éprouvent les économistes
sont également relatives aux échanges mondiaux. Dans "Le
Monde" du 24 septembre, Eric Le Boucher signale la gravité
du danger japonais, en ce qui concerne notamment le marché de
l’Automobile. Il cherche les moyens de concilier "les traditions
françaises", qui respectent "les intérêts
et la dignité de chacun, avec les exigences d’une compétition
mondiale" ; mais il admet que dans une large mesure "le schéma
nippon s’impose". On notera en passant que la pensée des
économistes libéraux n’est pas exempte de quelque ambiguïté.
Parfaitement conscients d’une partie au moins des conséquences
néfastes du libéralisme, ils ne les tolèrent qu’à
regret ; mais en même temps, ils ne cessent de célébrer
les vertus de ce système et de le préconiser comme le
meilleur. Quand se résoudront-ils à le remettre en question
? Quand leur viendra-t-il à l’idée d’envisager, par exemple,
la signature de contrats négociés sur un pied d’égalité
entre partenaires économiques, au lieu de maintenir cette ouverture
des frontières qui laisse sans protection les pays les plus soucieux
de progrès réel et de justice sociale ?