Arbitrages contestables
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Publication : avril 2015
Mise en ligne : 13 juillet 2015
Nous avons déjà dénoncé les traités de libres échanges bilatéraux, dont celui entre l’Europe et les États-Unis désigné par différents sigles (TAFTA, TTIP…) en montrant (GR 1150 p.3, GR 1158 p.3) quelques unes des menaces qu’ils contiennent.
Or les gouvernements continuent à les préparer dans le plus grand secret, hors de toute démocratie. Au fur et à mesure que l’information parvient à filtrer et atteindre les populations, celles-ci s’organisent pour manifester leur désapprobation. Il y eut ainsi une vaste protestation publique à l’échelle européenne le 11 octobre dernier (photo ci-dessous).
La mobilisation s’est étendue depuis. Une pétition à signer sur internet (site stop-ttip.org/fr/signer/) avait recueilli plus d’un million de signatures dès le 8 décembre, un million six cent mille le 24 mars, dont cent mille pour la France. C’est maintenant dans le monde entier que se préparent, pour le 18 avril prochain, de vastes et très diverses manifestations (envoyer un message à 18a-subscribe lists.riseup.net) contre ces traités, les menaces qu’ils contiennent et le secret dans lequel ils sont préparés.
L’une de ces menaces, et non des moindres, est généralement désignée par son sigle anglais : ISDS pour Investor-State Dispute Settlement. Il s’agit du mécanisme de “règlement” des différends entre États et entreprises transnationales, qui serait confié, en vertu d’un si vertueux traité, à une juridiction privée. On pourra retrouver dans GR 1150 (p.5) quelques exemples qui rappellent ce qui s’est déjà passé quand des multinationales ont porté plainte devant une telle Cour arbitrale contre un État à qui elles reprochaient d’avoir pris une loi limitant les profits qu’elles espéraient faire…
Or des événements récents viennent à point pour montrer un autre aspect de la portée d’un tel mécanisme. Il s’agit de la série des scandales dénommés par exemple SwissLeaks (voir GR 1162, p.5). Ces “fuites ” (en anglais leaks) sont si énormes que la Commission européenne a bien été obligée de sortir de sa passivité. Des enquêtes ont donc été ouvertes sur les multinationales qui ont bénéficié de “rescrits fiscaux”. On comprend bien que la Commission européenne souhaite y mettre fin puisque c’est 1.000 milliards qui échappent ainsi au fisc, soit bien plus du double des déficits publics de l’Union européenne qui s’élèvent à la bagatelle de 420 milliards d’euros ! Mais… Il y a un mais. Et il est de taille.
Le TAFTA, que, malgré les protestations, cette Commission négocie toujours avec les États-Unis, comporte bel et bien un tel ISDS, mais ne prévoit aucune clause de coopération fiscale ! De sorte que si une entreprise (Apple, Google, Monsanto par exemple) était condamnée, en vertu du Droit européen, pour avoir bénéficié d’un dispositif fiscal irrégulier, elle pourrait saisir l’ISDS et faire annuler cette condamnation, sous prétexte que c’est une atteinte à ses intérêts ! Vouant à l’échec toute velléité de lutte des États contre l’évasion fiscale des multinationales, ce mécanisme d’arbitrage écraserait donc, tout simplement, le Droit européen.
Alors pourquoi la Commission persiste-t-elle ?
C’est d’autant moins compréhensible que les instruments de la dette souveraine ne sont pas exclus du traité qui se prépare. Or, celui de Maastricht interdit à la BCE de prêter aux États de l’U.E., ce qui les condamne à emprunter sur les marchés financiers, et pour les créanciers des États, les dettes souveraines sont des investissements. Donc l’ISDS aurait le pouvoir de soutenir leurs exigences, par exemple leurs taux d’intérêt, leur refus de tout rééchelonnement, etc. Bref, les intérêts de ces “investisseurs” l’emporteraient sur les lois des États !
D’un côté, rien ne prouve, comme on le prétend, que le traité en question permettrait de stimuler les investissements. De l’autre, son mécanisme d’arbitrage des différends entre États et investisseurs est visiblement destiné à protéger les entreprises multinationales.
La conclusion qui s’impose, et qui ne peut qu’alimenter la révolte qui monte, c’est que ce traité fait passer le droit des investisseurs privés devant toute lutte contre l’évasion fiscale, c’est-à-dire devant l’intérêt général.