En 2050

II. Les effets d’un bon gouvernement
Imaginons...
par  M. BERGER
Publication : avril 2015
Mise en ligne : 13 juillet 2015

 Partie I. Les effets d’un mauvais gouvernement - GR 1162

On voit mal quel revenu suffisant peut être garanti dans le système capitaliste. Michel Berger l’ayant compris, il élargit sa réflexion en imaginant ce que pourraient être, dans 35 ans, les effets d’un “bon” gouvernement, comparés à ceux du “mauvais” qu’il a décrits dans la première partie de cet article, parue dans GR 1162.

Détails de la fresque d’Ambrogio Lorenzetti “les effets du bon gouvernement” à l’hôtel de ville de Sienne : en ville, le peuple vit en paix, les maisons sont belles et bien entretenues, les rapports humains sont tranquilles et désintéressés.

Après une phase de quelques mois d’hésitation, le gouvernement socialiste élu en 2012 a enfin pris conscience de la nécessité de réformer en profondeur le système productif du pays, tout en conservant l’unité de l’Europe. Avec l’espoir que si un pays comme la France prenait des initiatives courageuses, fussent-elles en contradiction avec les prescriptions européennes, l’Europe tout entière lui emboîterait le pas. Ceci s’est en effet passé. Les esprits y étaient d’ailleurs préparés et il ne fut pas très difficile de dénoncer les effets pernicieux de la rigueur qui constituait à l’époque l’essentiel de la doctrine libérale en vigueur en Europe.

 LA RÉFORME DU SYSTÈME BANCAIRE

Le gouvernement s’est vite attaché à limiter l’impact des transactions financières spéculatives. La taxation des échanges monétaires a enfin été mise en place, d’abord dans quelques pays, puis elle s’est étendue aux autres pays européens, conscients de la nécessité d’une solidarité commune.

Puis il s’est attaqué à la réforme du système bancaire. D’abord en régulant le rôle des banques privées. La première mesure en ce sens a consisté à ouvrir à tous la Caisse des Dépôts et Consignations. La solidité de la seule banque d’État française a eu pour effet de diminuer les dépôts dans les banques privées dont les valeurs boursières ont chuté. Plutôt que d’en profiter pour les nationaliser, le gouvernement a préféré passer des accords avec elles. En contrepartie, il contrôle leurs activités, et utilise leurs réseaux d’agences. L’ensemble de ces mesures a permis de redonner au circuit bancaire son rôle primitif de soutien aux entreprises productives. Les activités purement spéculatives, qui avaient gangrené tout le système bancaire depuis la fin du XXème siècle, ont été éliminées, en commençant par les paradis fiscaux.

 LA CRÉATION D’UNE MONNAIE PARALLÈLE

Comme il n’a pas été facile de convaincre l’Allemagne de placer la BCE sous la dépendance du pouvoir démocratique européen, la France a dû faire preuve d’imagination pour ne pas subir dramatiquement les conséquences des politiques d’austérité entraînées par la discipline budgétaire. Tout en conservant la monnaie européenne, la France a émis des “bons de survie” qui avaient la particularité de perdre toute valeur s’ils n’étaient échangés dans un délai assez bref. Distribués aux plus pauvres, ces bons ne pouvaient servir qu’à des achats de survie et ils étaient réservés à des biens locaux.

L’obligation ainsi faite d’une rotation rapide de cette monnaie a eu pour effet une augmentation significative du PIB, et, avec la TVA perçue sur chaque échange, la valeur de cette monnaie était en grande partie récupérée par l’État et ceci dans des délais très brefs. Au bout d’un an d’échanges successifs, l’État récupérait, uniquement grâce à la TVA, environ 90% de la monnaie avancée.

Devant les effets positifs de cette pratique, la Commission Européenne l’a rapidement acceptée, et s’est même rendu compte qu’une injection mesurée d’effets monétaires était favorable au développement de l’économie, sans entraîner de risques inflationnistes.

 LA RELANCE DE L‘INDUSTRIE

Ce gouvernement socialiste a dû faire face à la disparition rapide des activités industrielles avec, comme conséquence, une perte d’emplois et un déficit accru de la balance commerciale. Si, pendant longtemps, il avait été admis que dans les pays développés comme la France, les services prendraient le relais et qu’il était inutile et vain de développer, ou même de conserver, nos activités industrielles, on s’est vite aperçu que l’exportation d’activités de service était loin de compenser la perte des activités industrielles, et que les deux étaient en fait étroitement liées. La concurrence internationale sur le marché des services s’est révélée très vive, car ces services n’exigent qu’un capital intellectuel facile à acquérir en moins d’une génération.

Plusieurs mesures ont donc été prises en France, dont l’instauration d’une banque industrielle fonctionnant avec des capitaux publics issus de la Banque des Dépôts.

Elle a eu trois missions :

• nationaliser les industries rentables stratégiques pour la France.

• aider au rachat par les salariés des industries viables en passe de délocalisation, et les aider à constituer des Coopératives Ouvrières.

• investir massivement dans la robotique et dans les industries du futur, celles qui produiront des richesses presque sans intervention humaine, plutôt que subventionner les vieilles industries en déconfiture.

Parallèlement, le Commissariat au Plan a été remis en service, avec pour mission de coordonner les productions nationales et de limiter les concurrences coûteuses, sans toutefois tomber dans une planification bureaucratique paralysante.

On s’est enfin aperçu que les industries à très haute productivité, à forte capitalisation et faible nombre d’emplois ne se concevaient plus dans une économie capitaliste. Sans (ou avec très peu) de main d’œuvre, les industries productives ne sont possibles que si elles deviennent des services publics. Contrai­rement à la vielle idée du XIXème siècle, la plus-value ne provient en effet presque plus du travail, mais des investissements dans la robotique. Appropriée par les seuls capitalistes, la plus-value ne peut donc pas alimenter la consommation. D’où une surcapacité industrielle, accompagnée de l’extension du chômage et de la pauvreté. Les producteurs se trouvent très vite en état de saturer un marché devenu trop limité.

L’industrie est donc devenue en grande partie un service public, les plus-values engendrées par une forte capitalisation publique ont servi à alimenter un “revenu d’existence”, uniformément distribué à l’ensemble de la population.

Parallèlement, la robotique a permis de rendre très polyvalente la production industrielle. La crise des années 2010 avait entraîné une surproduction généralisée. L’excès de l’offre par rapport à la demande avait suscité une explosion des métiers commerciaux, chaque producteur s’arrachant les marchés à coup d’actions commerciales et de publicité. Cette explosion des services avait eu pour mérite de “créer des emplois”, fussent-ils inutiles et improductifs, ou même nocifs. Jusqu’à ce que l’on s’aperçoive que des emplois qui ne créent aucune richesse, dont la seule raison d’être est de déplacer la demande d’un secteur vers un autre, ou d’une entreprise vers une autre, ne présentent aucun intérêt pour une économie viable. Une taxation croissante des activités publicitaires, associée à une politique de planification efficace pour substituer l’émulation à la concurrence, a permis de réduire sensiblement les emplois inutiles.

Le partage du travail, avec le passage aux 35 heures, avait déjà révélé son efficacité, il a donc été amplifié. Dans un premier temps, à titre d’expérience, l’État a mis en place des agences publiques de travail intérimaire, garantissant un revenu convenable à tous les citoyens qui s’y inscrivaient, et ceci depuis l’âge des études jusqu’à la retraite. Les entrepreneurs privés pouvaient acheter des heures de travail auprès des agences publiques, au gré de leurs besoins. Quelques contraintes avaient été établies pour éviter les effets d’aubaine et garantir l’efficacité productive.

On a pu éradiquer la précarité, puisque tous ceux qui ont adhéré à ces agences publiques avaient la certitude de conserver une rémunération constante.

Le revenu d’existence s’est progressivement mis en place, assurant la dignité de tous. Ainsi le travail qui vient le compléter n’est plus le seul critère (combien factice d’ailleurs !) de répartition des richesses.

Facultative au départ, l’inscription dans des agences publiques s’est vite généralisée, parce qu’elle apportait la sécurité, tout en garantissant pour tous l’accès aux richesses communes qui résultaient de la division sociale du travail. Le temps libre ainsi récupéré a pu être utilisé au gré de chacun, soit par une avancée de l’âge de la retraite, soit par la diminution de la durée hebdomadaire du travail.

Ainsi, petit à petit, n’ont subsisté en France que des emplois dans des services publics, dans des coopératives ouvrières de production, ou dans des activités libérales.

La dépendance entre salariat et patronat s’est estompée, au profit d’une très supérieure qualité de vie.

Certes, il a fallu rompre avec la vieille idéologie du travail, qui était jusqu’alors considéré comme la condition essentielle d’une vie normale. S’y est substituée une valeur sociale, la créativité pour tous ; peu répandue à l’époque du salariat triomphant, elle avait presque disparu des emplois industriels et même tertiaires.

Il se trouve que la remise en cause du travail est intervenue à un moment de grande mutation énergétique. Si le XXème siècle avait développé les énergies artificielles grâce à l’utilisation de stocks massifs de matériaux fossiles, l’épuisement des ressources et les conséquences écologiques, dues surtout à l’effet de serre, ont obligé à repenser tout notre système de production d’énergie.

Détails de la fresque d’Ambrogio Lorenzetti : “les effets du bon gouvernement” à la campagne, les champs sont bien entretenus et la nature est verdoyante…

 LES ÉNERGIES NOUVELLES

Après bien des atermoiements et des hésitations, on s’est décidé à promouvoir les formes d’énergie compatibles avec l’avenir de la planète, c’est-à-dire celles qui excluent à la fois le recours aux énergies fossiles et à l’énergie nucléaire.

Or vers 2012, la situation mondiale de la question énergétique était schizophrénique. Comme si de rien n’était, on poursuivait, à la fois, la construction de réacteurs nucléaires et les recherches de combustibles susceptibles de succéder au pétrole. Malheureusement, le plus abondant de ces derniers était le charbon, mais il était aussi le plus nuisible en raison de la teneur en CO2 de ses produits de combustion. Après les années 2010, on avait eu recours aux schistes bitumineux, mais leur exploitation par les procédés connus à cette époque a été dramatique pour l’environnement, et ils ont été abandonnés.

Refuser à la fois les énergies fossiles carbonées et l’énergie nucléaire impliquait le recours aux deux seules énergies à peu près inépuisables à long terme : le soleil et la géothermie.

Le soleil nous dispense environ dix mille fois l’énergie que nous utilisons dans le monde. Et cet apport considérable est répandu essentiellement sur la mer et les océans, qui représentent près des deux tiers de la surface du globe. Cette énergie transforme la mer en une immense machine thermique dont on peut, au moins en partie, récupérer les fruits sous des formes diverses : vents, courants marins, calories, etc..

Le CEA, ancien Commissariat à l’Énergie Atomique, déjà très en avance au début du siècle sur les piles à combustibles et le stockage de l’hydrogène, a été rebaptisé Com­missariat aux Énergies Alternatives, et chargé d’impulser ces recherches.

À la demande de la France, le Conseil International pour l’Exploration des Mers (CIEM), jusqu’alors plutôt chargé de gérer les ressources halieutiques, a vu ses missions s’amplifier. Il est désormais chargé surtout de l’exploitation des énergies marines, considérées comme faisant partie du patrimoine commun de l’humanité. Sous l’impulsion de la France, la transition énergétique avait ainsi fait un bond en avant au cours de la seconde décennie du siècle.

À côté de ces recherches, la France s’est dotée d’un programme important d’économie d’énergie. Tout d’abord dans le bâtiment et dans les transports, les deux domaines d’usage les plus utilisateurs. Le renouvellement urbain, entrepris à grande échelle dès la seconde décennie du siècle, a été l’occasion de prendre des mesures d’économie. À la fois grâce à l’isolation thermique des logements, et à leur meilleure répartition dans l’espace. En densifiant les zones pavillonnaires qui avaient été développées à la fin du XXème siècle, on les a rendues plus faciles à desservir par les transports en commun. La cogénération a été développée, y compris dans les petites installations de chauffage domestique. La plupart des usages calorifiques de l’énergie sont ainsi devenus des sous-produits d’énergie mécanique, généralement transformée elle-même en électricité.

Toutes ces dispositions ont permis d’échapper aux sujétions des vieilles énergies, fossiles et nucléaire, tout en assurant l’indépendance énergétique de la France. Mais toute ces mutations énergétiques ont exigé une transformation de notre environnement et même de notre mode de vie.

 RÉAMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE, MISE EN VALEUR DES SITES NATURELS ET ARTIFICIELS

Les mécanismes économiques de la société libérale, exacerbés à la fin du XXème siècle, avaient entraîné une dégradation à la fois des sites naturels et des implantations urbaines.

L’agriculture intensive, mal contrôlée, l’excès d’usage des pesticides et des engrais, la destruction des paysages, avaient entraîné la dégradation et l’érosion des sols agricoles. L’implantation irréfléchie des grandes infrastructures de transport avait détruit des hectares de terrains agricoles. Le développement des éoliennes avait pénalisé des espaces considérables, pour un bénéfice énergétique assez limité.

Les sites urbains n’avaient pas mieux résisté aux pressions spéculatives et aux excès de la concurrence commerciale. Cela s’était traduit par une expansion des banlieues résidentielles sur des territoires de plus en plus vastes et écartés des principaux équipements urbains. Les entrées de villes, vouées à la concurrence publicitaire, avaient été polluées par des implantations commerciales anarchiques.

La récupération des sites et des espaces naturels avait exigé une reprise en main des territoires par des offices publics gérés le plus près possible du terrain, par des instances régionales techniquement bien équipées et assez diversifiées pour tenir compte des spécificités locales.

Les premières mesures ont consisté à remettre en vigueur les procédures d’appropriation foncière. Elles existaient depuis longtemps : expropriation pour cause d’utilité publique, droits de préemption appliqués aussi bien aux parcelles urbanisées qu’aux domaines agricoles, avec la SAFER. L’État et les collectivités locales se sont attelés à la récupération progressive des terrains dilapidés lors de la période précédente. La construction sur ces terrains a permis de redensifier les abords des villes, les quartiers nouveaux sont devenus accessibles à de nombreux équipements urbains et aux transports en commun. On a même pu retrouver en périphérie des villes des espaces naturels en partie utilisés sous forme de jardins familiaux, de parcs urbains ou même d’espaces agricoles maraîchers.

 LES MUTATIONS DE LA SOCIÉTÉ

Toutes ces transformations matérielles dans la production et l’usage de biens, et la diminution spectaculaire du temps de travail, ont entraîné des mutations profondes dans la vie sociale.

La concurrence exacerbée qui avait marqué l’apogée du libéralisme au début du XXIème siècle a été condamnée dans les esprits. En revanche la solidarité, la gratuité des actions, la vie associative, sont devenues des valeurs sociales valorisantes pour tous.

Une spiritualité imprégnée d’humanisme a pris le pas sur les antagonistes religieux qui menaçaient la société. Cette transformation a été initiée en grande partie par celle du travail et l’instauration de relations nouvelles entre les individus. Avec pour conséquence un nouveau processus de répartition des richesses, de plus en plus indépendant du travail : l’extension du temps libre a permis une floraison nouvelle de nombreuses associations sans but lucratif.

Ces transformations ont profondément marqué l’ensemble du cadre de vie. Un partage plus juste des richesses a réduit les inégalités. Il s’en est suivi une refondation des établissements humains, avec des conséquences à la fois sur la répartition entre les milieux urbains et ruraux, et sur la conception même de la ville. Au début du XXIème siècle, on constatait la croissance universelle des grandes métropoles. Toutes, à des degrés divers, fonctionnaient sur le même schéma : une très forte ségrégation sociale et des difficultés de transports insolubles. Certes, il avait été admis par la plupart des édiles et des professionnels, que les dessertes à l’intérieur de ces métropoles ne pouvaient être assurées que par des transports en commun, et non plus par des véhicules particuliers comme on le croyait encore quelques décennies plus tôt. Mais cette vision a été elle-même remise en cause par l’engorgement progressif des grands réseaux de transports, et la difficulté de les vasculariser dans un tissu urbain trop peu dense.

De même, la ségrégation urbaine, que l’on cherchait depuis longtemps à réduire, a cessé d’être considérée comme la conséquence d’un développement urbain mal maîtrisé sur lequel les édiles et les professionnels auraient les moyens d’intervenir. On a cru longtemps, en effet, que la ségrégation et les inégalités sociales qui marquaient nos villes étaient la conséquence d’un mauvais urbanisme. On a fini par comprendre que la ville n’était pas autre chose que l’illustration, dans l’espace, de la société. Si celle-ci était trop inégalitaire, elle ne pouvait s’exprimer autrement que dans des villes fortement ségrégées.

Il fallait donc d’abord réduire les inégalités, le reste viendrait naturellement ensuite.

 LE CONTRÔLE DÉMOCRATIQUE

Toutes ces transformations se sont effectuées en violation partielle des règles européennes. Heureusement (ou malheureusement…) les institutions européennes avaient perdu une grande partie de leur crédibilité, d’abord à la suite du refus d’entériner le traité constitutionnel européen, et ensuite de la confusion qui s’est instaurée entre les nations européennes dans la gestion de la grande crise des années 2010.

C’est la réussite de la politique antilibérale de la France qui lui a permis d’essaimer rapidement dans toute l’Europe.

Si, dans un premier temps, le recours à l’idée de nation autonome s’est imposé, il est vite apparu que les grands problèmes de l’humanité ne pouvaient trouver de solution satisfaisante à cette échelle. La gestion des ressources naturelles, de l’eau, de l’énergie, la maîtrise des pollutions et surtout la question démographique n’ont pas de solution au niveau des nations. Avec une population mondiale qui avait dépassé les 10 milliards d’êtres humains, il fallait ou bien accepter l’explosion de conflits dramatiques, ou bien organiser une gestion commune et efficace des ressources du monde et des pouvoirs politiques.