Bricolages


par  R. POQUET
Publication : juin 2002
Mise en ligne : 20 janvier 2007

Mon père
Un fameux bricoleur
Fabrique en amateur
Des bombes atomiques ...
Boris VIAN.

Après avoir exercé différents métiers, mon père s’était retrouvé marchand de cycles quelques années avant la guerre de 39-45, profession qu’il a poursuivie, tant bien que mal, pendant les cinq années d’occupation. En raison des difficultés d’approvisionnement en cycles et accessoires, les réparations allaient bon train, notamment celles qui concernaient les pneus et les chambres à air. Le procédé dit de vulcanisation permettait de colmater les brèches opérées à même le pneu en plaçant, à chaud, un emplâtre à l’intérieur du pneu ; quant aux multiples rustines collées sur la chambre à air, elles faisaient irrésistiblement penser aux plastrons couverts de médailles des maréchaux de l’armée soviétique. En ces temps de disette, mon père avait porté à son comble l’art du bricolage.

En nos temps d’abondance relative, cet art du bricolage n’a pas disparu et se pratique avec vigueur à l’échelon national. J’en veux pour preuve l’ingéniosité que déploient nos gouvernants dans l’art de créer artificiellement des emplois et d’innombrables revenus. Je m’explique.

Depuis des millénaires, notre système économique est fondé sur l’échange. Échanges de produits les uns contre les autres, avec ou sans monnaie intermédiaire. Puis, avec la division du travail, échange d’un revenu contre un emploi : je t’offre un emploi pour effectuer un certain travail et, en échange, je t’accorde un revenu. Ce donnant-donnant a fonctionné quasi parfaitement tant que la production a nécessité le concours de millions d’ouvriers. Par contre, et surtout à partir des années 70, la mutation technologique a fait considérablement grossir le nombre des non-employés, ce qui a eu pour conséquence de perturber la distribution des revenus : pas d’emploi, donc pas de revenu. Passés les moments de panique et d’incertitude - « au-delà de 500.000 chômeurs ce sera la révolution »- nos gouvernants se sont vus dans l’obligation de réagir, par la parole d’abord, par les actes ensuite, à la fois dans les domaines de l’emploi et du revenu :

 1. Action sur l’emploi :

a) en adoptant, dans un premier temps, la méthode du Docteur Coué : « il faut revenir au plein emploi », méthode qui a connu, au fil des ans, de nombreuses variantes, celle-ci par exemple : « nous sommes sur le point de retrouver une situation de plein emploi », ou encore celle-là, plus odieuse : « si nous ramenons le nombre des chômeurs à 6 ou 7% des actifs, nous pourrons considérer que nous avons retrouvé le plein emploi » (sic).

b) en essayant de forcer le destin : aidons les exclus, mais à la condition expresse qu’ils acceptent leur réinsertion dans le monde du travail ( ex. RMI). L’échec de la formule n’est plus à démontrer.

c) en multipliant les stages de formation. Aussitôt se pose la question : quelles formations et pour quels emplois, dans la mesure où plus de deux millions d’anciens actifs, a priori mieux armés pour se réinsérer dans le monde du travail, ne parviennent plus à trouver un emploi.

d) en créant artificiellement des emplois. Ce sont, par exemple, les emplois-jeunes. Pendant cinq années, l’État assure l’essentiel du financement. Après ? Aux associations et organismes concernés de prendre le relais et de les intégrer dans leurs budgets. Dans de nombreux domaines, la manœuvre est loin d’être évidente.

e) en réduisant la durée du travail : malgré les efforts déployés en ce sens depuis un peu plus d’un demi-siècle (congés payés passant de une à cinq semaines, durée hebdomadaire du travail progressivement réduite : 48h, 45h, 40h, 39h et 35h) le résultat est toujours aussi négatif : plus de 2 millions de demandeurs d’emploi en France (beaucoup plus en Allemagne), des milliers de jeunes et de moins jeunes en contrats-formation qui ne débouchent sur rien, plus de 4 millions de personnes qui survivent sous le seuil de pauvreté et (ce qui s’annonce dramatique pour l’avenir) des milliers et des milliers de jeunes qui ont d’ores et déjà perdu toute chance de découvrir un jour ce que veut dire travailler. Un constat terrifiant : l’ANPE qui coûte à l’État près de 4 milliards d’euros par an ( 24 milliards de francs exactement) ne parvient à replacer pratiquement aucun chômeur [1].

 2. Action sur le revenu :

Elle est moins spectaculaire mais beaucoup plus impressionnante que l’action sur l’emploi. La distribution des revenus (et non l’échange d’un revenu contre un emploi) a pris ces dernières années une allure vertigineuse.

Pour plus de clarté, classons les en deux catégories :

— Les revenus connus de tous parce qu’ils possèdent déjà une certaine ancienneté ou une bonne dose de notoriété :
•les congés payés.
•les allocations familiales.
•les allocations chômage.
•les allocations maternité.
•les allocations de salaire unique.
•le RMI.
•les subventions à l’agriculture, à l’industrie, au commerce et à l’artisanat.
•les primes pour l’emploi.
•les contrats emploi-solidarité.
•et, pour une grande part, les emplois-jeunes, l’essentiel du revenu étant distribué par l’État.

— Beaucoup moins connues sont les mesures qui touchent principalement des catégories de personnes bien ciblées. Là encore, nous ne sommes pas assurés de les citer toutes et les financements proviennent aussi bien des collectivités territoriales que de l’État :
•aide sociale à l’enfance.
•accès au logement identifié.
•couverture mutuelle universelle.
•allocation adulte handicapé.
•allocation de retour à l’emploi.
•allocation spécifique de solidarité.
•allocation personnalisée d’autonomie.
•fonds d’aide à l’énergie, à l’eau, au téléphone.
•un tout nouveau émanant du Conseil Général du Nord. Je cite : « Le Département a voté la création d’un Contrat d’accès à l’autonomie des jeunes. Ce dispositif entrera en vigueur à compter du 1er septembre 2002. Il permettra aux 18-25 ans, sans ressources, sans emploi et sans formation, de bénéficier d’une allocation mensuelle de 300 euros pour un jeune isolé, 120 pour un jeune hébergé dans sa famille ou gratuitement chez un tiers et de 450 pour un couple en situation précaire. Une enveloppe de 1.676.940 euros au budget 2002 a été consentie pour la mise en œuvre du C.A.A. »
•et le plus inattendu : un salaire minimum annuel pour les coureurs cyclistes professionnels, à l’échelle mondiale, à partir de 2003 (15.000 euros pour les néo-professionnels et 18.000 pour les autres).

 Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce constat ?

Notre première réaction est de nous réjouir de l’attention portée à la détresse de millions de personnes privées d’emplois et de revenus.

Mais nous devons reconnaître que cela se fait dans l’urgence, avec plus ou moins de succès, et surtout sans autre perspective que de maintenir contre vents et marées la cohésion d’une société qui se délite de plus en plus, avec toutes les conséquences dramatiques que nous vivons.

Soulignons au passage la mise en place d’une énorme bureaucratie, chargée de capter une partie des revenus de la majorité de ceux qui participent au processus de production et de distribution pour les redistribuer aux multiples bénéficiaires des mesures que nous venons de citer. Les farouches partisans d’une économie néo-libérale pure et dure ne cessent de la dénoncer, mais sans cette redistribution des revenus la détresse de millions de personnes présenterait un danger certain pour la société et sans cette bureaucratie la courbe du chômage grimperait de façon vertigineuse.

Pendant combien de temps cette politique de la “rustine” va-t-elle encore faire illusion ? Tous ceux qui espèrent trouver les moyens de corriger les excès de l’économie néo-libérale ne devraient-ils pas étudier les grandes lignes du modèle distributif afin d’en tester la pertinence ? Nous pourrions alors unir nos énergies et réclamer, en priorité, la distribution d’un revenu minimum garanti à tous les citoyens, prélude à une distribution généralisée des revenus avec, en contrepartie, la nécessité pour la population active de faire alterner périodes de travail, périodes de formation au travail et aux loisirs, et périodes de disponibilité.

Or, cette perspective - et c’est là notre second sujet de satisfaction - nous la connaissons : c’est, à terme, ce que les partisans d’une économie distributive réclament à cor et à cri, à savoir la rupture du lien entre emploi et revenu. Cette rupture est fondamentale car, elle seule permet de distribuer des revenus à chacun – suppression de la misère - et de répartir l’emploi entre tous les actifs - suppression du chômage.

Plus les revenus seront distribués sans lien quelconque avec un emploi, plus nous nous rapprocherons de cette échéance.

À nous d’agir en conséquence.


[1Source : Institut Français pour la Recherche sur les Administrations Publiques


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