L’espoir émerge de grandes désespérances.

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : juin 2002
Mise en ligne : 19 janvier 2007

En refusant de regarder plus loin que l’immédiat, surtout en ces temps de campagne électorale, on risque fort de juger sur des apparences, de ne voir dans l’actualité qu’une série de faits sans cohérence parce qu’ils sont les effets d’une cause qu’on veut ignorer, et finalement d’opter pour des remèdes qui n’en seront pas, par exemple changer les hommes sans faire évoluer les idées.

On constate un malaise général. Le thème de l’insécurité a dominé la campagne des présidentielles, au point de pousser les habitants de tel village paisible, sans chômage ni violences, à voter par « peur de ce qu’ils avaient vu à la télé ». Cette façon de voter sur une impulsion de peur, de désespoir, sans penser au sens de ce vote ni à ses conséquences possibles, se traduit, et c’est logique, par la montée du vote populiste [1]. Ce mot qualifie en effet les partis (en France, le FN et le MNR, et il y en dans la plupart des autres pays) qui misent sur l’immaturité de leurs électeurs pour accéder au pouvoir : ils choisissent une cible qu’il est facile de rendre impopulaire à ceux qui réfléchissent peu, par exemple les impôts (comme en Scandinavie), ou bien les étrangers (comme aux Pays-Bas ou en France) et ils désignent cette cible comme l’origine de tout le Mal, d’où leur discours simpliste : « donnez-nous le pouvoir pour les supprimer et tout sera résolu ». C’est absurde, mais, dans les pays où le suffrage universel est institué, ça marche tant qu’il reste des électeurs qui n’ont pas acquis, à force de réflexion, un certain niveau d’autonomie de jugement, un certain esprit critique. Ces partis séduisent un électorat qui ne pense qu’à ses problèmes locaux et immédiats, et qui, parce qu’il ne regarde ni ailleurs, ni dans l’histoire, est facile à convaincre par des slogans sans nuance. Bref, ces partis sont populaires parce qu’ils s’appuient sur la masse de ceux qui n’ont pas acquis la maturité citoyenne (plus conscience de ce qu’est un vote et une vue plus large des problèmes de société). C’est aussi parce qu’ils misent sur cette popularité que ces partis ont intérêt au scrutin à la proportionnelle et aux référendums.

Quand on a compris qu’un choix politique est autre chose que la désignation d’un bouc émissaire, il s’agit d’opter pour un véritable projet de société.

Or notre époque place ce choix dans un contexte de plus en plus dramatique. Qu’on en ait pris conscience, ou pas, nous vivons un tournant dans l’histoire du monde parce que, depuis environ un demi-siècle, il n’est plus possible à la grande majorité des humains de vivre de leur production. Alors qu’il est certain que l’humanité dispose des moyens de nourrir une population un peu supérieure à ce qu’elle est actuellement, qu’elle sait traiter (et même prévenir) de mieux en mieux un grand nombre de maladies, qu’elle a su prendre conscience de risques majeurs pour l’environnement et qu’elle a même une idée assez précise des mesures nécessaires pour les prévenir, malgré tous ces facteurs positifs, on voit bien que la misère fait des ravages, que reparaissent des endémies qu’on croyait éradiquées et que la dégradation de l’environnement n’a jamais été aussi manifeste. Devant ce constat que l’humanité a fait fausse route naît un profond sentiment d’angoisse.

Mais comme l’idée de devoir changer ses façons de penser et d’agir fait encore plus peur, sans doute parce qu’elle rendrait le citoyen plus responsable, la question n’est posée par aucun parti de définir quel changement pourrait être bénéfique. Et la fuite en avant continue. Où nous mène-t-elle ?…

Alors qu’il s’agit d’un problème de société, d’adaptation de nos modes de vie aux possibilités et aux impératifs de tous ordres (non seulement scientifique et technique, mais aussi éthique et culturel), donc qui dépassent de loin le domaine de la politique et l’horizon français, on exige de nos politiciens qu’ils nous proposent des solutions bien ficelées, entre lesquelles nous n’au-rions qu’à choisir. Après quoi ce serait aux élus de tout régler !! Quelle attitude irréaliste !

Mais voyons ce que proposent les candidats. Mis à part les populistes puisqu’ils n’ont pas d’autre programme que prendre le pouvoir (au cri de “sortons les sortants, tous pourris”), deux grandes options s’affrontent, qui, théoriquement, se présentent comme le libéralisme et le socialisme.

 1. Le libéralisme

La première est proposée par les conservateurs, puisque le libéralisme mène le monde capitaliste depuis des décennies. Elle repose sur l’affirmation que le marché, libre de toute contrainte (même celles qui viendraient de l’état), est la panacée : il permet aux entreprises une croissance illimitée dont les bienfaits retombent, soi disant, forcément sur tout le monde. La preuve que c’est faux est évidente, puisque cette politique a entraîné, au contraire, la croissance des inégalités. D’ailleurs, même les tenants de cette idéologie le reconnaissent implicitement, puisqu’ils demandent pour leurs entreprises d’énormes subventions [2] aux États !

Dans le contexte actuel d’une économie capita-liste qui a concentré entre quelques grosses entreprises la production des biens de première nécessité et ne cherche plus désormais qu’à tirer profit de tout ce qui n’est pas l’essentiel, tous ceux qui ne vivent pas des revenus de leur propre capital doivent d’abord trouver un employeur qui a besoin d’eux, puis accepter avec souplesse de servir ses intérêts. à cette organisation économique, l’idéologie libérale impose pour mot d’ordre : « Chacun pour soi, et que le meilleur gagne ! » (en langage moderne, c’est même « Malheur au looser ! »). C’est donc le développement systématique de l’individualisme : chacun doit se débrouiller, apprendre à se défendre contre tous les autres dans un climat permanent de rivalités, sans répit ni merci.

Dans les entreprises cela se traduit concrètement par ce que veut le Medef en fait de “refondation sociale” : pas de conventions collectives, pas de syndicats, chacun doit négocier pour lui-même, s’il sait s’y prendre, son propre salaire en vantant son propre mérite, pas de fonds de répartition pour les retraites, chacun confie son épargne, s’il en a, à un fonds de placements, et puis n’a plus qu’à espérer que ce dernier, après l’avoir fait fructifier en prenant sa commission, lui constituera une retraite. Et si entre temps l’entreprise ferme (et on a vu qu’elle peut être fermée même quand elle marche bien) les employés n’ont qu’à aller voir ailleurs si on a besoin d’eux.

Dans les services publics, cette idéologie est à l’origine de l’Accord général sur le commerce des services [3] (AGCS) qui est en voie d’application et se traduit par la fin de l’accès égal pour tous à l’éducation et à la santé, par la privatisation de tous les services publics, courrier, transports, électricité, gaz etc, ce qui permettra de ne développer correctement que les seuls services rentables. On en voit déjà certains effets : par exemple de plus en plus les cliniques jugées rentables sont cotées en Bourse [4] alors que les hôpitaux publics demandent des moyens, la Poste a choisi de diffuser de la publicité plutôt que de maintenir de nombreux bureaux de poste ruraux, les TGV se développent et les dessertes locales sont abandonnées, etc. Quant à la recherche scientifique, elle est de moins en moins financée par les fonds publics, et les conséquences sont manifestes dans le cas de la recherche médicale : financée par les laboratoires pharmaceutiques, elle est orientée vers le profit de leurs actionnaires. Peut-être verra-t-on bientôt aussi en France ce qui se fait déjà aux états-Unis : après des milices chargées de garder en permanence des villes où les pauvres n’ont pas accès, des prisons privées où les prisonniers sont les esclaves des propriétaires de la prison.

Le programme présenté par J.Chirac aux présidentielles était fondé sur cette option libérale, il a reçu moins de 20 % d’approbations. Son gouvernement entend pourtant l’appliquer comme s’il avait été plébiscité, il est proposé aux législatives par les partis de droite, dont certains candidats passeront sans doute un accord avec l’extrême-droite au second tour. Jean-Pierre Mon analyse ci-dessous ce qu’on peut attendre d’un gouvernement qui serait soutenu à l’Assemblée nationale par une majorité élue sur ces bases.

 2. Le socialisme

La seconde option, le socialisme, est à l’opposé de cette idéologie puisqu’elle repose sur la solidarité. C’est grâce à de nombreuses luttes menées dans cette optique par des mouvements progressistes qu’est né, pas à pas, l’état-Providence, dans lequel la loi attribue à l’état le soin d’assurer un maximum de services publics de qualité égale pour tous (quels que soient leurs moyens et leur lieu de résidence), de veiller à l’égalité des chances en assurant un enseignement de qualité, laïque, public et obligatoire pour tous les enfants jusqu’à 16 ans, (quels que soient leur milieu et leur origine), de promouvoir une recherche scientifique fondamentale et désintéressée, ses résultats étant rendus publics, et, par des lois sociales sans cesse améliorées, d’organiser la solidarité par les lois du travail, la protection sociale, la retraite par répartition et toutes les mesures de redistribution, d’allocations destinées à satisfaire un maximum de besoins élémentaires et de protection civile, ces aides de première nécessité étant financées par l’impôt.

La régression de cette organisation de la solida-rité est flagrante dans tous les pays dits développés, depuis qu’au début des années 80 l’idéologie libérale, son opposé, a réussi à imposer au monde les déréglementations financières, boursières et commerciales, déclenchant la dictature des marchés pour mieux déployer les seules activités jugées rentables pour les plus grosses entreprises capitalistes, et qui elles, par nature, ne font preuve d’aucune solidarité, au contraire.

Dans un tel contexte hostile, l’idée de socialisme rencontre un autre obstacle : l’échec d’une expérience qui dura 70 ans, et qui avait prétendu mettre en application ces idées généreuses avant de se transformer en dictature d’un parti politique qui les a profondément trahies pour se maintenir au pouvoir par des méthodes criminelles. Les tenants du “chacun pour soi” prennent cette expérience à témoin pour dire que puisqu’elle a échoué, c’est la preuve qu’aucune autre ne pourrait réussir. Comme si le premier alpiniste qui tenta d’escalader l’Everest avait affirmé : « puisque j’ai raté, personne d’autre n’y parviendra ». C’est oublier aussi toutes les innombrables autres dictatures de l’Histoire.

Ayant ces deux énormes difficultés à surmonter, on comprend quel courage il faut à des partis politiques pour oser parler de socialisme, et même pour l’afficher ! Il ne faut donc pas s’étonner si ces partis, qui ont su parfois faire des efforts pour assumer ensemble de grandes responsabilités, ont si souvent trahi leurs électeurs. La France est même l’un des derniers pays européens a avoir maintenu le flambeau de l’engagement social face au rouleau compresseur de l’idéologie libérale tant celle-ci dispose de moyens pour faire pression sur des élus. C’est sans doute les Travaillistes anglais qui avaient cédé les premiers, avec A. Blair. Il n’empêche que ces trahisons sont à l’origine de la perte de confiance qui vient de faire des ravages dans ce qu’on a appelé naguère en France le peuple de gauche : jusqu’à renoncer à toute réflexion en votant populiste !

 

Ce bilan des désespérances sonne-t-il le glas pour ces trois quarts de la population mondiale que le libéralisme prive de ses droits au partage des richesses de notre planète et à l’héritage d’un fabuleux patrimoine de connaissances accumulé par les travaux des générations précédentes ?

Avant de renoncer à tout espoir, il ne faut pas oublier les partis contestataires qui ne cessent de dénoncer les méfaits de l’idéologie libérale, en se focalisant soit sur ses atteintes à l’environnement, ce sont les partis écologistes, soit sur ses injustices sociales, ce sont les partis classés à l’extrême gauche.

Parmi les premiers, l’un d’eux s’est engagé dans le précédent gouvernement, dit de gauche, ce qui lui a donné l’occasion d’introduire quelques mesures ou réflexions saines, mais son influence était trop modeste. Je pense en particulier aux chantiers ouverts par le secrétariat d’État à l’économie solidaire et à l’imbécillité que ce serait d’enterrer, entre autres, le rapport sur les nouveaux facteurs de richesse, qu’a impulsé avec tant d’intelligence Patrick Viveret. Mais ce travail de réflexion paraît malheureusement une exception, tant il semble que les écologistes, dans leur grande majorité, refusent de voir le lien entre la destruction de l’environnement, qu’ils dénoncent, et le système capitaliste qui entraîne cette destruction, mais qu’ils n’osent pas dénoncer.

Les seconds, présentés avec répugnance par la plupart des médias, qui, en les classant comme extrêmistes incitent à les confondre avec leurs opposés, viennent pourtant d’obtenir une certaine audience, ce qui s’explique par le fait qu’ils apparaissent comme les seuls qui restent porteurs d’un espoir d’évolution vers un plus de solidarité. Avec, chez certains, un discours à propos des “travailleurs-travailleuses” qui ne paraît pas avoir évolué depuis plus d’un siècle, ils se contentent de dénoncer les méfaits du capital-libéralisme. Parviendront-ils à s’entendre sur une véritable alternative, sur un projet constructif et réaliste ?

 

Que peuvent attendre de ces élections tous ceux qui continuent à préférer la solidarité à l’individualisme libéral ? Tous ceux qui ne rejettent pas les malheurs de notre monde sur la présence d’immigrés, mais ont conscience que les émigrés préféreraient pouvoir vivre dignement dans leur pays sans avoir à renoncer à leur culture ? Tous ceux qui ont conscience que le monde et ses richesses permettent aujourd’hui d’éradiquer la misère et qu’il est intolérable que ce patrimoine commun soit accaparé par une infime minorité, même s’ils en font partie ? Tous ceux qui ne croient pas que la répression viendra à bout des violences suscitées par l’insécurité sociale et les injustices que développe le capitalisme néolibéral ? Ceux enfin qui n’ont élu Chirac que pour défendre les vertus républicaines, et surtout pas pour le voir en profiter en s’attribuant les pleins pouvoirs, en agitant l’épouvantail d’une cohabitation. Celle-ci est prévue dans la constitution et pourrait agir utilement comme un contre-pouvoir nécessaire, elle est viable tant que le Président se contente d’être le garant des institutions républicaines, au lieu de préparer sa propre réélection.

— La réponse est très limitée : ou bien faire à nouveau confiance à la gauche actuelle en rêvant qu’elle va revenir, malgré les pressions, sur les concessions qu’elle a faites au libéralisme et que ses élus vont enfin oser affirmer leurs valeurs, même au sein de l’Europe, même en période de récession… sinon [5], se mobiliser, indépendamment des actuels partis politiques, entre citoyens, pour faire évoluer notre société, en ayant conscience de l’impérieuse nécessité de construire ensemble, sérieusement, une alternative à ce libéralisme criminogène et insensé.

Bien évidemment c’est à cette tâche que, depuis tant d’années, notre journal a choisi de contribuer, en sachant qu’elle serait de longue haleine, tant l’effort de réflexion doit être général et profond. Mais après Porto Alegre, après le sursaut républicain des jeunes devant les résultats du 21 avril dernier en France, et en voyant tant d’initiatives qui naissent un peu partout [6], et pas seulement sur internet [7], on peut garder l’espoir.

Et cela malgré tous les efforts qui seront tentés, par tous les moyens, pour discréditer cette réflexion, ou la mêler à des violences, on sait que M.Sarkosy a préparé ses flash-balls : les GIR [8] sont déjà sur le pied de guerre.

Il va falloir garder la tête froide et encore tenir bon…


[1Lire à ce sujet l’étude du politologue Guy Hermet, intitulée Populismes dans le monde, publiée en 2001 chez Fayard.

[2Elles auraient reçu la bagatelle de 370 milliards en France, l’an dernier.

[3Voir GR N°1011, de juin 2001.

[4On lira ci-dessous le témoignage d’un médecin, Georges Federmann, qui ne voit pas la médecine sous le même angle que ses collègues actionnaires de ces cliniques cotées en Bourse.

[5mais l’un peut ne pas empêcher l’autre.

[6Signalons à ce propos la revue Multitudes et l’éthique “hackers” qui, d’après Le Monde du 3 mai, seraient en train de bouleverser le capitalisme. Leurs analyses seraient très proches des nôtres, puisqu’ils présenteraient le revenu garanti comme réponse à la mutation du salariat.

[7À titre d’exemple, voir ci-dessous, page 14 l’information que nous avons reçue d’un lecteur de la Drôme.

[8GIR = Groupes d’intervention régionale. Le nouveau gouvernement vient de les organiser sous prétexte de réprimer certaines délinquances.


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