Conservateurs de tous poils...
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Publication : mai 1986
Mise en ligne : 23 juin 2009
Quand on entreprend d’expliquer à un Enarque
ou à un homme d’affaires que nos règles économiques
et monétaires doivent être radicalement modifiées
en raison de la croissance exponentielle des diverses nuisances qu’elles
engendrent, on se heurte généralement à un mur
d’incompréhension. C’est que tout économiste orthodoxe,
voire n’importe quel ancien élève d’une école de
commerce, a été tellement bien conditionné, formé
à penser de manière conventionnelle, qu’il lui est impossible
de remettre en cause ses modes de penser, si bien que toute personne
qui n’adhère pas à sa vision du monde et ose en imaginer
une autre est pour lui un simple d’esprit, un rêveur, un utopiste.
La même sclérose intellectuelle se rencontre tant chez
les défenseurs des économies occidentales que chez les
admirateurs des économies dites socialistes de l’Est, que l’on
essaie de montrer aux uns où nous mène la toute-puissance
déshumanisée des sociétés multinationales
ou que l’on tente de dénoncer aux autres les méfaits d’une
bureaucratie tout aussi déshumanisée et omnipotente. Ainsi
donc rien ne bouge, personne n’évolue !
Cela ne devrait pourtant pas être le cas des chercheurs en général.
N’est-ce pas parmi eux que l’on devrait trouver la plus grande ouverture
d’esprit, l’imagination la plus entreprenante ? Ce n’est, hélas,
pas le cas. Nous avons bien quelques collègues physiciens qui
lisent ce journal et qui sont capables d’admettre que les changements
que nous proposons sont rationnels et seduisants mais, pris par l’esprit
de compétition dont ils n’ont pas su préserver leur domaine,
ils s’avèrent incapables de sacrifier un peu de leur temps pour
réfléchir aux conséquences de leurs recherches
pour l’avenir de notre société. C’est ainsi que, consciemment
ou pas, ils laissent à d’autres (économistes aveugles,
« entrepreneurs » sans scrupules ou politiciens rétrogrades)
le soin de transformer leurs découvertes en produits ou applications
de tous ordres, souvent inutiles, voire nuisibles, comme les armements
(nucléaire ou pas). Jamais le conditionnement de mes collègues
physiciens ne m’est apparu plus clairement que le jour où, ayant
fait remarquer à l’un d’entre eux qu’Alfred Kastler (prix Nobel
de physique) avait, lui, le courage de prendre parti pour des causes
étouffées par les grands média, il me répondit
que si Kastler s’occupait de ces causes c’était « parce
qu’il avait vieilli et qu’il n’était plus capable de faire de
la physique ». Comme quoi tous mes collègues ne sont pas
des Einstein qui, devant les applications guerrières de ses découvertes
- la bombe atomique - regrettait de ne pas avoir choisi la profession
de plombier.
Pourtant, malgré tout, ce sont les physiciens qui restent les
mieux placés pour faire évoluer la pensée de nos
contemporains. Pourquoi ? Parce que leur domaine, la physique, a subi,
au début de ce siècle, une révolution de même
ampleur que celle que les économistes doivent aujourd’hui constater.
Admises depuis des siècles, deux notions fondamentales, celle
de l’espace et celle du temps, durent s’effondrer avec l’approfondissement
des recherches sur les constituants de l’atome. Quand la précision
des mesures montra que ces notions ne convenaient . as pour expliquer
les observations, il fallut bien les abandonner et les remplacer par
une théorie qui parut révolutionnaire. Et ce n’était
pas tout : l’étude des particules plus petites que l’atome obligea
bientôt les physiciens à remettre en cause d’autres notions
qui paraissaient inébranlables, tellement elles étaient
évidentes dans la vie courante : les notions de matière
et d’énergie, et la relation si familière de cause à
effet. Il fallut donc renoncer à l’idée si profondément
ancrée que la matière est faite de particules élémentaires
solides et indestructibles qui s’assemblent ou tournent les unes autour
des autres dans un espace et un temps « absolus », cartésiens,
conformes aux lois de la mécanique de Newton.
Bien sûr, il fut très difficile de faire admettre à
la communauté scientifique un tel bouleversement de nos conceptions
de l’univers. Certes, les mentalités avaient changé depuis
Galilée ! Mais tout de même... Einstein, lui-même,
qui avait par deux articles publiés en 1905, ouvert la voie aux
nouvelles conceptions du monde, avoua avoir éprouvé un
choc en face de la nouvelle physique qui était en train de naître.
Il ne cacha pas qu’il avait fait tous les efforts possibles pour essayer
d’adapter les anciens fondements de la physique à ces découvertes
et, lorsqu’il s’aperçut que ses efforts étaient vains,
« il se sentit, dit-il, comme si le sol se dérobait sous
ses pieds sans qu’il puisse trouver où se raccrocher ».
N’est-ce pas ce même vain effort de se « raccrocher aux
branches » que font aujourd’hui nos économistes quand ils
cherchent à tout prix à ajuster les « lois »
capitalistes pour les faire encore « coller » avec, par
exemple, la chute vertigineuse des besoins en travail humain dans les
processus de production ? C’est cette obstination qui les conduit à
vouloir encore mesurer toute activité en termes de temps de travail,
comme au temps où le travail manuel était la source de
toute la production.
Les physiciens, contraints de modifier leurs anciens dogmes, imaginèrent
donc autre chose. Et ce furent la théorie de la Relativité
généralisée et la mécanique quantique.
Aux économistes (ou à nous, car l’économie nous
concerne tous) d’imaginer autre chose que le système des salaires
quand il s’avère que les revenus ne peuvent plus être basés
sur la durée du travail humain dans les processus de production.
Imaginons de nouvelles relations économiques afin que chacun
reçoive sa part des biens produits par la société
à laquelle il participe. C’est le principe de l’économie
distributive que nous proposons.
A l’heure où le travail à plein temps de tous n’est plus
nécessaire, et de loin, un changement radical de nos structures
économiques et donc des modes de penser s’impose. Pourquoi ce
qui a été possible en physique ne le serait-il pas en
économie ?
Il y a au moins un physicien qui pense ainsi, c’est F. Capra : son travail
fait l’objet des dossiers de La Grande Relève de ce numéro.