« Du travail ou de l’argent ? »
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Publication : février 1994
Mise en ligne : 13 décembre 2005
Des milliers de chômeurs secourus demandent du Travail ! Des milliers de chômeurs non secourus demandent du Travail ! Des milliers de chômeurs partiels réclament du Travail ! Des milliers et des milliers de travailleurs qui, à 45 ans, ont perdu leur emploi, réclament du Travail, mais les patrons les trouvent déjà trop âgés...Pour les jeunes sortant des écoles professionnelles et non embauchés, on réclame du Travail ...Pour les réadaptés, les mutilés, etc...on réclame du Travail...Pour les clochards, l’abbé Pierre réclame du Travail, car parmi ceux qu’il ramasse la nuit sur le trottoir, se trouvent des gens instruits qui supplient qu’on leur trouve du Travail.
Pourquoi espérer trouver du Travail quand les magasins et les marchés regorgent de marchandises ? Quand on solde et resolde des articles de tous genres ? Quand, dans le centre de Paris, on en offre bientôt sous toutes les portes cochères ? Quand, à la campagne, les greniers sont pleins, archi-pleins, les caves archi-pleines. Il existe tant de marchandises qu’on ne passe pas de commandes à certaines usines obligées de tourner au ralenti ou de fermer en licenciant leur personnel.
Pourquoi veut-on que les producteurs donnent du Travail ? Pour vivre ? Mais réclamons alors de l’argent pour acheter les produits dont on a besoin et qui existent.
L’économie d’un pays n’a jamais eu pour objet de fournir du Travail aux hommes, mais de leur procurer des produits pour vivre. Est-ce de notre faute si les produits abondent et que le Travail devient rare ? Inutile donc d’aller mendier de porte en porte du Travail qu’on nous refuse : ce qu’il faut exiger, c’est un revenu social sans lequel le droit à la vie devient une plaisanterie de très mauvais goût. Le revenu social, c’est l’argent nécessaire pour exercer le droit à la vie ; c’est l’argent nécessaire pour acheter notre part dans une production qui réclame toujours moins de labeur. Est-ce notre faute si cette production n’a eu besoin ni de nos bras ni de notre intelligence ?
Nous sommes tous les héritiers d’un gigantesque patrimoine accumulé grâce aux efforts de ceux qui nous ont précédés sur la terre. En conséquence, nous disposons d’un outillage puissant qui a produit toutes ces richesses qu’on ne parvient plus à vendre, et qui en produirait bien davantage puisque les machines sont infatigables. Le revenu social n’est donc que notre part individuelle dans l’usufruit de cet immense héritage collectif.
Quant aux salariés, pourquoi ne réclament-ils pas leur “revenu social” au lieu de la traditionnelle augmentation de salaire qui n’est plus qu’une illusion ? C’est qu’ils sont peut-être fiers de toucher aujourd’hui un salaire, mais sont-ils bien sûrs de le toucher demain ?
N’oubliez donc jamais que les travailleurs ne sont que les rouages d’une machine qui sera inventée demain. Ainsi le veut le progrès dans notre vieux système économique des prix-salaires-profits. En effet, le patron ne peut embaucher que le personnel dont son outillage a besoin, donc pas un ouvrier de plus. Et la concurrence française ou étrangère l’oblige de perfectionner constamment son outillage, donc de n’embaucher que toujours moins de travailleurs. Est-ce que le procédé de fabrication le plus moderne n’est pas celui qui exige le moins de main-d’œuvre ? Il faut donc en finir avec ce douloureux paradoxe de l’homme capable d’inventer une machine qui travaille à sa place, mais incapable de travailler pour lui. Hâtons-nous donc de réclamer pour tous le revenu social....
On vous répond : où prendre l’argent ? Mais est-ce difficile d’en trouver pour faire la guerre, par exemple, celle d’Indochine ?
En réclamant et en obtenant le revenu social pour tous les Français, sans distinction d’âge et de sexe, on rendra un immense service à l’Etat, car il sera obligé de transformer notre stupide système financier. Or cette transformation est nécessaire pour l’Etat lui-même puisque, comme la majorité des consommateurs, il est toujours à court d’argent. Voilà qu’il ne peut plus construire de logements,...Il manque d’argent pour construire des écoles, des hôpitaux...
En obtenant le revenu social qui permettra aux Français d’acheter toutes les marchandises produites par les Français, on sauvera les hommes politiques d’un ridicule qui les accable quand ils ignorent comment se procurer ces fameux “crédits”, comme s’ils tombaient de la lune. Pourquoi manquent-ils quand on en a besoin ?
Avec le revenu social, on fait la conquête du bien-être matériel et de la quiétude du lendemain. On réalise la véritable révolution sociale que les progrès du XXe siècle rendent obligatoire. Inutile d’édifier ces vieilles barricades meurtrières qui ont fait partie des révolutions des âges révolus. Il suffit de comprendre que le revenu social est nécessaire, indispensable et urgent.
Et quand vous l’aurez compris, pourquoi ne le feriez-vous pas comprendre aux autres ? »
Cet éditorial de Jacques Duboin dans la Grande Relève est du 27 février 1954. Il a quarante ans, comme l’appel de l’abbé Pierre. Il est resté d’une actualité brûlante. Depuis cette époque, la technologie a fait un bond fulgurant avec notamment le développement des techniques informationnelles, entraînant au passage des conséquences sociales incalculables, faute d’une transformation profonde de la politique économique. Au 15 janvier 1954, on comptait 66.670 chômeurs. Le 15 janvier 1994, il y en a plus de 3 millions ! Et on n’a rien appris ? On fait semblant de croire que ce n’est qu’un accident et que dès que la reprise (qui est au coin de la rue,...) se manifestera, tout redeviendra comme avant ! Pour replonger vers quels abîmes ? Jusqu’à ce que la misère généralisée ait fait éclore dans tous les pays des Jirinovski qui rétabliront le bon vieil ordre économique à l’aide de quelques guerres dévastatrices ? Alors, messieurs et mesdames les journalistes, ce qui nous scandalise c’est que vous continuiez à cacher à vos lecteurs, auditeurs ou télévisioneurs qu’il existe d’autres solutions que la charité aux problèmes de notre temps. Vous êtes tous responsables d’une misère sans excuse !