Explosion ou non ?


par  A. PRIME
Publication : février 1994
Mise en ligne : 13 décembre 2005

  Sommaire  

Un début de moindre aggravation, a-t-il noté au vu des statistiques de novembre. Qui ça ? Balladur. A propos de quoi ? Du chômage.

Il faut sans doute ne fréquenter que les beaux quartiers et posséder une mécanique intellectuelle hors pair pour trouver une formule d’une telle subtilité.

Subtilité ? En réalité à base de malhonnêteté. Si, en novembre, le chômage n’a officiellement augmenté que de 0,1 % (soit 3.200 personnes), on oublie de préciser qu’on a procédé à une opération de déstockage (sic) : environ 16.000 chômeurs âgés de plus de 55 ans ont été dispensés de rechercher un emploi et ne figurent donc plus dans les statistiques.

Par ailleurs, pour les fêtes, un nombre non négligeable de chômeurs ont trouvé un travail sur 2 ou 3 mois (livreurs, préparateurs, vendeurs, etc.). Et surtout, les patrons se sont tellement acharnés à licencier [*] depuis le retour de la droite au pouvoir qu’il n’est pas surprenant qu’un début de moindre aggravation se soit enfin produit. Il serait étonnant que cette constatation suffise à rasséréner Balladur en son for intérieur. Les officiels 3.285.700 de sans emploi - 300.000 de plus en un an ; 12 % de la population active - doivent quelque peu troubler sa sérénité ; car s’il pense, comme tout le laisse croire, à la Présidentielle, il lui faut garder la cote pendant de nombreux mois encore. Et s’il n’a pas sérieusement déstocké les 3.285.700 chômeurs (3.361.000 en données brutes), ses chances seront minces. Ajoutons, pour faire bonne mesure, qu’il faut savoir que de juin à fin décembre 93, le nombre des RMIstes est passé de 632 .000 à 765.000. Or à 95 %, il n’y pas d’insertion : on a donc affaire à des sans-emploi.

Or toute la politique menée par Balladur jusqu’à ce jour prouve qu’il s’enfonce dans la crise économique et sociale. Il a pompé 100 milliards de pouvoir d’achat aux Français et l’on s’étonne que les ventes aient baissé de 2 à 3 % (17 % pour les voitures). La Communauté européenne - et notamment l’Allemagne, notre principal client - étant en crise également, les exportations, ce sur quoi comptait le gouvernement pour “tirer” la croissance, ne compensent pas la morosité intérieure.

Telle est la situation économique (croissance inférieure à zéro) et sociale (essentiellement dégradation des recettes) du pays en ce début de 1994. Perché sur le pic de sondages constamment favorables malgré cela (les Français ont-ils perdu tout jugement objectif ?), Balladur sent venir du grand large, les États-Unis (croissance 4,5 % au 4e trimestre 1993), un frémissement sur le plan économique ; et il a promis de stabiliser - stabiliser seulement - le chômage en 1994. Mais, comme l’a dit cyniquement Chirac (ou Pasqua) : Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent.

Alors, explosion ou non ?

 

L’E.D.J. du 9 au 15-12-93 a mené une étude sur les causes et les risques d’explosion sociale. Il nous a paru instructif de passer en revue quelques jugements et opinions.

. Serge Maury lance cet appel : Réveille toi la France ». Il écrit : Il n’y a pas de projet Balladur, de perspective Balladur, de dynamique Balladur, donc de politique Balladur. Puis il évoque sa pusillanimité face à la dépression qui s’installe.

Il poursuit : Balladur confie habilement le pouvoir réel à ses affidés... Salaires bloqués d’un côté, mais, de l’autre, possibilité d’empocher en un mois des plus-values de 15 % (privatisations par exemple). On concentre le capital ou on oriente l’épargne, non vers la création d’entreprises, mais vers le rachat d’entreprises existantes. Opération neutre pour l’emploi.

Ajoutons qu’elle sera plutôt négative, car les nationalisées, une fois privatisées, accentueront les dé-graissages au nom de la rentabilité-compétitivité.

. Nicolas Domenach cite un nouveau parlementaire CDS, D. Paillé : Balladur a érigé habilement l’anesthésie en comportement permanent. ça peut réussir... s’il y a une reprise économique. Mais si elle n’est pas au rendez-vous, on n’évitera pas une explosion sociale.

. Alain Touraine, sociologue, ne prévoit pas, lui, d’explosion sociale.- Les exclus :On a peur qu’ils sortent un jour de leur tanière. C’est oublier qu’ils disposent d’une capacité de parole et d’organisation quasiment nulle. Le propre de la misère, c’est l’isolement. Or, sans action collective, point d’explosion sociale... Contre qui les exclus doivent-ils mener leur révolte ? Ils n’en ont pas une idée claire. - Les syndicats :Ces combats-là (du secteur public) n’ont aucun avenir. Ce sont des luttes d’arrière-garde perdues d’avance.

Il voit moins encore une explosion sociale généralisée. On ne reviendra pas en arrière. C’est vraiment un siècle qui s’achève- Ce qui est à craindre : Le climat de déprime dans lequel nous baignons qui est l’expression de l’absence de toute pensée....Il ne se passe plus rien... Nous sommes incapables de former des projets... On est là recroquevillés, frileux... La société est devenue incapable de penser et de préparer l’avenir.

. Philippe Eliakim établit une balance : ceux qui craignent l’explosion (ou l’implosion selon le n° 2 de la CGC) et ceux qui n’y croient pas.

La France a peur... A en croire un sondage publié par la Tribune-Desfossés, 57 % de la population redoute que la hausse du chômage ne débouche sur des troubles graves. Le gouvernement est assis sur une poudrière dit N.Notat, CFDT, Il suffit d’une étincelle, précise le sociologue H.Vacquin.

. Autre son de cloche : C’est très tranquille dans le privé, on ne décèle pas les moindres prémices de révolte se réjouit P. Guillaume, vice-président de l’UIMM, le patronat de la métallurgie. ça râle un maximum dans les ateliers, mais personne ne veut bouger, par peur de se voir licencié se lamente J. Kiefer, CGT. Le grand soir ? Mais vous savez bien que ça n’a jamais existé, ce truc-là déclare le secrétaire général de la CGT-SNCF, P. Delanou.

Et P.Eliakim rappelle la réflexion de B. Bosson, ministre des transports, lors de la grande grève d’Air France :Ce n’est pas une grève, c’est une révolte. Simple révolte ? Il faudra donc aller beaucoup plus loin pour sortir de la situation actuelle, jusqu’à la prise de la Bastille. Souvenons-nous : lorsque la nouvelle de la prise de la Bastille parvient dans la nuit aux oreilles de Louis XVI, celui-ci murmure au duc de Liancourt, grand maître des cérmonies :C’est une révolte. Le duc, clairvoyant, rectifie : Non sire, c’est une révolution.

 

Le cri du pauvre monte jusqu’à Dieu, mais il n’arrive pas à l’oreille de l’homme écrivait Lamennais. Terrible constat de la part d’un prêtre qui, il est vrai, fut désavoué par le pape régnant. Quant à Dieu, il doit rester sourd au cri qui monte car on n’a jamais perçu son intervention pour dénoncer la surdité de ceux qui dirigent le monde, patrons et gouvernants, leurs serviteurs. A moins de considérer que les mouvements caritatifs soient une retombée (noble en soi, mais qui masque les vrais problèmes) du ciel !

Nous posons la question à nouveau : la société explosera (ou implosera)-t-elle ou non ? On a vu combien les avis divergent. Quelle peut être l’opinion d’un distributiste ? Pas plus que les autres, nous ne pouvons lire dans le marc de café. Par contre, nous lisons parfaitement l’analyse de J. Duboin : à terme, le capitalisme est condamné parce que structurellement de moins en moins capable de résoudre le problème production-distribution. Jusque là, dans les crises aiguës, il s’en était sorti par la guerre à grande échelle : 1940, Corée, Vietnam. Cette issue n’est plus praticable à l’heure actuelle. C’est vrai que la passivité de trop nombreux citoyens est un atout pour le capitalisme. Souvenez-vous : Pompidou pensait qu’avec un million de chômeurs, la France exploserait. En 1994, les exclus représentent 4 à 5 fois ce chiffre et il n’y a pas eu d’explosion. Il parait que Mai 68 - qui était une crise de civilisation et non du système - obsède Balladur, alors proche collaborateur de Pompidou. Si c’est exact, il ne fait pourtant rien pour conjurer ce qu’il craint. Sa seule chance était de saisir la proposition - qui venait de son camp - de réduction drastique du temps de travail, fut-ce par étapes, ce qui aurait permis de partager à nouveau le travail entre tous, ainsi que les gains de productivité : d’où augmentation massive du pouvoir d’achat global, partant de la consommation et donc de la production, objectif d’un patronat pleurnichard qui s’obstine à scier la branche sur laquelle il est assis.

Le projet des 4 jours/semaine semble bien enterré. A nouveau, on se rabat sur la reprise. Or une croissance zéro génère, grâce au progrès technique, 300.000 chômeurs. En 1994, un point, ou même deux points de croissance - inespéré - donnerait quoi ? 200.000, 100.000 chômeurs de plus par an au lieu de 300.000. Une moindre aggravation vraiment misérable, sans aucune résorption du chômage préexistant.

Nous ne sommes pas prophètes. Mais continuez comme ça, Monsieur Balladur, 1. vous réapprendrez vite que la roche Tarpéienne est proche du Capitole. 2. il n’est pas pensable que la société - et donc le pays - ne finisse par imploser ou exploser. A votre choix. Quand ? Comment ? C’est toute la question à laquelle nul ne peut répondre.


[*Chaque jour, on peut découvrir dans son journal qu’une, deux, trois firmes licencient.


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