Lettre ouverte à Rodolphe Clauteaux
par
Publication : février 1994
Mise en ligne : 13 décembre 2005
Cher Monsieur,
Au cours de la réunion du 20 décembre 1993 en la salle de la Libre Pensée à Paris, vous avez fait état de votre condition d’ancien cadre supérieur licencié pour raisons économiques. Vous avez mentionné différents épisodes de votre vie qui vous ont conduit à survivre en faisant des piges pour l’Autre journal, mensuel d’intellectuels dont Marguerite Duras est le chef de file. Vous avez indiqué que le nombre de lettres reçues par cette publication après la parution de l’un de vos articles vous avait finalement amené à créer la Tribune libre. Cet organe, dont 4 numéros sont déjà parus, est vendu par les responsables de vos comités locaux et autres sympathisants. Il serait écoulé à 15.000 exemplaires, ce qui semble beaucoup pour un journal parfaitement inconnu du grand public. Disons qu’il serait tiré à...
1. Mais tout cela vous honore puisque c’est la démonstration de votre capacité de réaction dans des circonstances pénibles à vivre : celles du chômage. En somme vous avez démontré, par votre exemple, que les chômeurs peuvent vraiment créer leur propre existence, si l’on peut qualifier ainsi votre activité. Vous avez donc, en un sens, donné raison à certains politiciens, disons de droite, qui estiment qu’il y a là un “gisement d’emplois” trop peu exploré. Je crois que nous serons d’accord pour penser que, de même qu’il y a de faux chômeurs de différentes sortes, de même ceux qui sont capables de se sortir de leurs ennuis à votre manière, sont tout à fait minoritaires, j’entends cela pour les deux espèces. Il n’y a donc pas là des pistes permettant d’envisager d’abaisser significativement le nombre de plus de 3.200.000 chômeurs, au sens du BIT, actuellement observé.
2. Je dois vous avouer, aussi, Cher Monsieur, que la prolifération du nombre actuel des journaux ou prétendus tels, qui fleurissent sur le macadam, dans les rues et dans le métro, me gêne un peu. A part un article signé L.Gilot, leur contenu est souvent insignifiant et ils ne sont pas de nature à donner à l’opinion une bonne image de leur milieu, ni à contribuer au règlement du problème de la précarité en général. Leur seul intérêt, et à cause de cela je ne les condamnerai pas, est de fournir quelques subsides à des défavorisés et à ceux qui ont choisi ce moyen de les soutenir, si ils ne profitent pas d’eux.
3. Vous le savez, nous ne sommes pas, ici, des admirateurs forcenés du Syndicat des Chômeurs, du mensuel Partage et de leur animateur M.Pagat. Néanmoins, étant donné que Partage organise depuis plusieurs années, et encore en janvier 1994, des états Généraux des Chômeurs, j’estime, bien que vous pensiez que l’expression états Généraux est tombée dans le langage courant, qu’il ne convenait pas que vous l’utilisiez, en toute connaissance de cause, en introduisant donc une confusion volontaire avec l’autre groupe que vous voulez, dites-vous, ignorer, mais que le public connaît, que vous le désiriez ou pas. D’autre part l’on sait que Partage est soutenu énormément par l’Eglise catholique. C’est son droit. Mais il ne s’en vante pas et cela l’amène à prendre, sur le chômage, des positions conformistes. Ainsi, comme vous, mais j’ignore s’il y a un lien aussi de votre côté, Maurice Pagat et l’Eglise ne cessent de mettre en avant la thèse de l’identité sociale qui ne pourrait être acquise que par le travail rémunéré. Je soutiens, pour ma part, que si l’homme peut trouver une satisfaction dans le travail qu’il aime, il existe un certain nombre de tâches contraintes qui sont sales, repoussantes, épuisantes, dangereuses et même mortelles où le travailleur ne peut, en aucune façon, s’accomplir. Il se trouve aussi beaucoup d’autres activités payées et c’est la majorité, qui sont simplement en-nuyeuses, lassantes, décourageantes, répétitives, indignes d’êtres pensants. Est-ce là la dignité du travail ? Heureusement la machine, puis l’automatisation, les font disparaître progressivement, comme la peinture au pistolet ou la mine dans la première catégorie ; la distribution d’essence ou le poinçonnage des tickets de métro dans la seconde. Mais les réactionnaires de toutes tendances qui ont intérêt à une main-d’œuvre abondante, donc soumise, ont toujours su donner mauvaise conscience à la piétaille vis-à-vis de l’emploi.
Les chercheurs fanatiques d’occasions de travail salarié ne préconisent-ils pas ce qu’ils ont réussi aux états-Unis et au Japon, notamment le retour des petits boulots et, pourquoi pas, la réapparition des domestiques à plein temps, et à tout faire (!) du temps jadis ?
4. Un à-côté de cette tendance consiste en la résurgence d’une vieille nostalgie de l’artisanat, du fait à la main du temps passé, du petit commerce et du raccommodeur de faïence et de porcelaine. Ce temps, qui ne manquait pas de charme, est révolu. Pourtant l’homme ne parvient pas à admettre l’idée que la machine et le robot peuvent faire mieux que lui la plupart des opérations et même celles qui nécessitent une certaine intelligence répétitive. Ce regret romantique est donc populaire et même populiste, un brin démagogique. Vous n’en êtes pas exempt, cher Monsieur. Bien que le commerçant de proximité puisse rendre des services, la pression à la baisse due à l’économie d’échelle justifie, dans la plupart des cas, le super ou l’hypermarché, de préférence au petit épicier du coin qui vend peu et cher, qui n’est pas mécanisé, donc peu efficace, qui se perpétuera ainsi que ses collègues bouchers, charcutiers, tailleurs, parfumeurs, libraires, etc. pour certaines ventes bien précises et certaines modalités, mais qui fera place à mieux équipé que lui pour la plus grande partie des services. L’envie de contact direct, de conversations, d’échanges conviviaux subsiste, bien entendu, et pourra se faire ailleurs : dans les cercles de jeux, de rencontres ou de réunions, dans des mini universités, des cours, des sports de toutes sortes. On peut le regretter, c’est ainsi.
5. Les automobiles que la plupart critiquent, celles des autres surtout, continueront à être construites en grande série, pour être accessibles au plus grand nombre. Elles seront de plus en plus économes en énergie et en matières premières. Elles ne seront plus jamais fabriquées à l’unité. Il en est ainsi de tous les produits industriels.
Si nous désirons qu’en économie distributive, le temps de travail obligé diminue de plus en plus pour faire place aux loisirs et au travail choisi, il faudra bien que nous utilisions des gains de productivité croissants. C’est, il faut le reconnaître, l’un des apports les plus décisifs du système capitaliste que d’avoir lancé la société dans cette direction. Ce serait, à mon sens, une grave erreur que de vouloir geler la capacité d’innovation du cerveau humain dans ce domaine. L’économie que nous désirons devra évidemment respecter l’écologie terrestre conçue raisonnablement et non comme le retour à la vie primitive que certains prônent, mais qu’ils refusent pour eux-mêmes. Elle tiendra compte des rythmes biologiques fondamentaux, mais ne saurait ignorer la tendance forte de la race humaine observée au cours des siècles : obtenir plus de satisfaction pour moins de travail. Si elle ne le faisait pas, elle ne saurait s’imposer.
6. Enfin, cher Monsieur, je vous ferai une dernière remarque, peut-être la plus importante. Vous n’avez pas de doctrine ou de théorie, avez-vous dit. C’est certainement la nécessité de ratisser large qui vous fait parler ainsi. Pour moi, même au temps où, parait-il, les doctrines et les idéologies sont mortes, c’est grave. Allez-vous soutenir la plupart des initiatives ? Le tout et le contraire du tout ? Le téléthon du chômage alors que les maladies génétiques, quoique catastrophiques, ne sont pas les plus répandues, ni les plus redoutables ? Allez-vous vous livrer aux contorsions hystériques des économistes et des politiques traditionalistes pour découvrir des emplois là où ils disparaissent de plus en plus à cause du système ?
Vous m’avez demandé si j’étais chômeur, étant entendu que si je ne l’étais pas, je me trouvais dans l’incapacité de les comprendre. Et bien, cher Monsieur Clauteaux, je ne pratique pas de travail salarié. J’ai donc le temps de travailler pour la GR avec toutes les activités que cela suppose et elles sont nombreuses, quelquefois même trop. Sans compter d’autres travaux, notamment pour les Citoyens du monde où j’ai quelques responsabilités et puis des “ravaux personnels et un peu d’activité sportive. Croyez-moi, cela remplit une vie et je ne me sens ni indigne, ni dépourvu d’identité sociale. Seulement voilà, je suis retraité et je dispose de revenus à peu près acceptables. En somme, je vis, déjà, en économie distributive. Et je souhaite que beaucoup d’autres personnes puissent aussi le faire. Cela ne démontre-t-il pas que c’est le revenu et non l’emploi qui rend la condition humaine vivable ? C’est pourquoi vous devriez inciter les chômeurs à réclamer de l’argent et pas obligatoirement du boulot. Mais pour comprendre toutes les implications de cela, il faut avoir un peu réfléchi aux questions économiques...
Vous avez, dites-vous, une grande capacité d’apprendre. Je vous souhaite de prendre connaissance de l’économie distributive. Vous comprendrez que là réside le moyen d’éviter des aggravations encore plus énormes du chômage.
Ce sera mon dernier vœu avec l’assurance de ma considération humaniste.