Économie politique


par  R. MARLIN
Publication : novembre 1987
Mise en ligne : 10 juillet 2009

LES enseignements secondaires et supérieurs ne se conçoivent plus, de nos jours, sans l’étude de la science ou des sciences économiques. Une section spéciale leur est principalement réservée. Plusieurs baccalauréats leur sont consacrés ainsi que de nombreux concours et diplômes universitaires’. Des chaires leur sont vouées et des chercheurs réputés se passionnent pour elles dans le monde entier. Et pourtant il n’est pas interdit de se demander s’il s’agit de sciences ou d’une science ? L’hésitation sur l’emploi du pluriel ou du singulier est déjà révélatrice. La question pourra paraître saugrenue et primaire. Nous la poserons néanmoins, n’ayant pas l’habitude, dans cette revue, de nous incliner devant ce genre de tabou. Les sciences, en général, ont acquis un tel prestige, depuis l’énorme mutation qu’elles ont impulsée dans la société du vingtième siècle, que les hommes de communication n’ont pas manqué d’utiliser cette influence sur l’opinion. Comment résister à l’attrait d’une lessive ou d’une crème de beauté mises au point à l’aide de méthodes scientifiques ? Les sondages dont on connaît les à-peuprès prétendent y accéder. Les champions sportifs sélectionnés puis préparés, dès leur plus jeune âge, par des moyens pseudoscientifiques sont entraînés de la même manière. Les disciplines de l’homme : psychologie, sociologie, ethnologie, médecine, histoire, géographie, etc... sont reconnues pêle-mêle comme des sciences. Quelques scrupuleux essaient bien, de temps en temps, de résister en distinguant les sciences exactes et les autres, de celles qui n’en sont pas du tout. Mais le flot dévastateur analogue à celui qui entraîne la dépréciation de tous les mots chocs, à cause de la surenchère permanente exercée par les plus dominateurs, les emporte bien vite. Pourquoi résister à l’inflation généralisée du vocabulaire plus qu’à celle de la monnaie ?
Le lecteur pensera peut-être qu’il s’agit d’une vaine querelle et d’une discussion subalterne ou superflue. Et pourtant cette question n’est pas indifférente comme nous allons le voir.
Dans une controverse, les interlocuteurs, après avoir cité des faits en viennent forcément à s’opposer des arguments indiscutables. La rigueur scientifique est l’un de ceux-là, lorsqu’elle se réfère à des expériences ou à des hommes qui ont reçu son label. Nous avons montré à plusieurs reprises combien les économistes se sont trompés dans leurs projections, même à court terme. Or, ils cherchent à se prévaloir de la science pour justifier ce qui n’est que leurs croyances personnelles. Cette confusion volontaire se retrouve dans les discussions de tous les jours qui, dans leur globalité, forment l’opinion générale. Voilà une première raison de la question que nous tentons de traiter.
Personne ne prétendra que nous sommes en présence de sciences pures ou exactes comme les mathématiques ou la physique. Mais si, selon la définition du Larousse encyclopédique, la science est un ensemble cohérent de connaissances relatives à certaines catégories de faits, d’objets ou de phénomènes, les adeptes des sciences économiques devraient être en mesure, étant données certaines prémices, d’en annoncer le résultat probable. Il n’en est rien. Même juste avant ces événements, ils ont été, non pas en minorité, ni en majorité, mais en totalité incapables de prévoir les soubresauts du prix du pétrole et d’évaluer les réserves exploitables. Après presque soixante années passées, l’essentiel des causes profondes du krach de 1929 leur échappe toujours, effrayés qu’ils sont par le retour possible des mêmes effets, peut-être encore plus graves, produits par les mêmes causes. Estce là une attitude scientifique  ?
D’immenses gaspillages ont été provoqués par des augmentations de prix imprévues. Dans les années qui ont précédé 1973, les compagnies maritimes spécialisées dans l’acheminement du pétrole s’étaient équipées de navires en fonction de l’accroissement prévu du transport. Les consommateurs ayant réagi à la hausse des coûts par une recherche d’économies et de sources d’énergie de substitution, une baisse considérable du trafic a déjoué tous les projets. Plusieurs millions de tonneaux de bateaux sont devenus inutiles et encombrent encore aujourd’hui les eaux grecques en attente d’une reprise hypothétique ou du casseur.
Non seulement les échanges, mais toutes les prévisions de production, donc les investissements et les études de marché sont perturbés par les variations erratiques des cours des monnaies, et spécialement du dollar qui reste la base de nombreux contrats internationaux. En vue de permettre des échanges équilibrés, les cours des monnaies entre elles devraient être basés, non sur le jeu, mais sur des indices représentatifs des prix â la consommation, par exemple. C’est ce que les spécialistes nomment P.P.A. : Parité du Pouvoir d’Achat. Nous en sommes loin et des variations incontrôlables sont constatées, le plus souvent au détriment des producteurs, et, surtout des consommateurs et des contribuables (1).
Imprévisions, crises, alternances de sous-production et de surproduction en fonction des besoins solvables exprimés, tel est le sort de l’économie capitaliste et tel est le désespoir des observateurs économiques. "Les théoriciens de l’économie doivent se sentir mal à l’aise quand ils réfléchissent sur ce qui se passe depuis quinze ans... Les économistes ont peu alerté nos sociétés de ce qui les attendait et leur ont mal indiqué la voie à suivre’’ constate M.  Edouard Malinvaud, directeur général de l’INSEE (2). C’est qu’en effet, la prévision économique requiert un minimum de constance et pas une soumission aux modes du moment : dirigisme, libéralisme, économie mixte, ou encore pire, aux caprices des spéculateurs influencés par la moindre bise venant des gourous du genre Henry Kaufman (3) ou Paul Volcker (4). Les placements judicieux de la cellule financière ont fourni, en 1986, à la société des automobiles Peugeot l’essentiel des bénéfices de la firme. Comment un tel régime pourra-t-il subsister ?

En réalité les mécanismes économiques sont comme l’aérodynamique à la veille de franchir le mur du son. Une poursuite de l’évolution par accroissement de la vitesse des échanges ici, comme celle des avions là, suppose une modification capitale de la monnaie ici, comme des profils là. Mais les intéressés s’y refusent et l’avion reste en régime subsonique, alors qu’il aurait tout pour franchir le mur du son en toute sécurité. La comète de Halley est visible de la terre à des périodes fixes, les mouvements des planètes sont calculables et prévisibles à longue échéance. Sans prétendre à la rigueur de l’astronomie, l’économie devrait s’en rapprocher, faute de quoi elle ne peut qu’être un ensemble d’études hypothétiques et d’opinions subjectives. Une science a des lois, certes révisables, mais qui permettent d’augurer d’un effet en fonction de ses causes. Ce n’est pas le cas des humanités et de l’économie. Les termes sciences et politiques ne peuvent pas être associés, j’en suis désolé pour l’école qui porte ce nom. Qu’on ne fasse pas mine de comprendre, toutefois, qu’aucune partie de ces matières, n’est justiciable des méthodes expérimentales et scientifiques. L’économétrie, par exemple, et toute l’application des mathématiques et de l’informatique aux principes économiques est évidemment du domaine de la science.
Mais cette reconnaissance reste cantonnée dans des limites bien précises. Ce qui reste en dehors est l’évolution générale de la production et des échanges et le système qui les régit. L’économie générale n’est pas une science pure et même pas une science du tout. Cela va sans dire, peut-être pour certains, mais beaucoup mieux en y insistant.
Il n’y aurait rien d’infamant à reprendre pour qualifier des recherches largement conditionnées par les convictions philosophiques de leurs auteurs, l’expression injustement délaissée, à présent, d’économie politique. Il s’agit bien, en effet d’une spécialité essentielle de l’art du gouvernement.
Si l’accord se fait sur cette proposition, le profane ou l’initié ne subiront plus, face à leurs interlocuteurs, la pression résultant de références à la sûreté scientifique.
L’économie distributive n’apparaîtra plus comme un aimable divertissement d’amateurs devant la docte théorie des détenteurs de la science infuse. Elle sera reconnue, ainsi que le font déjà quelques penseurs éminents, comme une solution réaliste aux maux de notre temps.

(1) Voir "Regards sur les changes" trimestriel édité par la B.N.P. dans la revue "Problèmes Economiques" n° 2003 du 17 décembre 1986.
(2) Institut National de la statistique et des Etudes Economiques.
(3) Economiste de Salomon Brothers (NewYork)
(4) Ancien président de la Banque Fédérale de Réserve des Etats-Unis.


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