II. La Makhnovtchina


par  F. CHATEL
Publication : janvier 2019
Mise en ligne : 12 mai 2019

- Partie I. La collectivisation de 1936 en Espagne - GR 1203
- Partie II. La Makhnovtchina - GR 1204
- Partie III. L’expérience zapatiste - 1ère partie - GR 1206
- Partie IV. L’expérience zapatiste - 2e partie - GR 1207
- Conclusion. Les communs - GR 1209

Passant en revue les expériences de changements de système économique, François Chatel a évoqué, le mois dernier (GR 1203), la collectivisation en Catalogne et en Aragon lors de la révolution espagnole en 1936.

Il aborde maintenant un mouvement beaucoup moins connu alors qu’il inspira cette collectivisation et facilita sa mise en place rapide :

Malgré la falsification de l’Histoire, la désinformation, les calomnies mensongères, perpétrées tout au long des périodes bolchevick et stalinienne, il est possible, grâce à des témoignages recoupés [1] , de faire la lumière sur ce mouvement révolutionnaire libertaire ukrainien.

 

Cette organisation collective naquit autour de la ville de Gouliaï Polié, faisant partie de l’oblast [2] de Zaporijia, entre le Dniepr et la mer d’Azov dans le sud-est de l’Ukraine.

Depuis les cosaques Zaporogues des XIV-XV èmes siècles, partisans de la “Volnitza” (Vie libre), cette région a été marquée par un fort sentiment d’insoumission et d’indépendance, se manifestant par une résistance opiniâtre à tout pouvoir. Riche en ressources céréalières et minières (charbon, fer, manganèse), ayant un secteur industriel en fort développement avec son port Marioupol, cette région a toujours été très convoitée.

Que ce soit en février ou en octobre 1917, les mots d’ordre, au-delà de celui de l’arrêt de la guerre, étaient : « Les usines aux ouvriers ! », « La terre aux paysans ! ». Le programme social de la révolution se résumait à ces deux phrases qui promulguaient donc l’anéantissement du capitalisme, la suppression du salariat et de l’esclavage étatiste, et l’autogestion des producteurs. Cependant, si la social-démocratie affichait sa réticence envers un tel socialisme, considéré comme prématuré, le parti communiste bolchevik, détenteur de la même opinion mais possédant un service de propagande très performant, laissa croire le contraire afin de s’attacher les faveurs du peuple et de l’armée. Ce qu’il réussit. Il en fut de même de l’organisation des soviets malgré le mot d’ordre initial prononcé par Lénine : « Tout le pouvoir aux soviets ! » [3], sauf dans cette partie de l’Ukraine insurrectionnelle où ils suivirent leur raison initiale, c’est-à-dire des réunions de délégués ouvriers, paysans et soldats, élus et révocables, dans le but de s’occuper des questions économiques et de proposer les aménagements politiques et sociaux. Selon Hannah Arendt « Le régime bolchevique a dépouillé les conseils (les soviets, selon leur appellation russe) de leur pouvoir alors qu’il était encore dirigé par Lénine, et a volé leur nom pour s’en affubler alors qu’il était un régime antisoviétique » [4]. C’est ainsi que les bolcheviks s’emparèrent aisément du pouvoir en Russie et, considérés comme les héros de la révolution socialiste, purent appliquer leur programme initial d’étatisation. Il suffisait d’attendre que les prolétaires récupèrent les moyens de production pour ensuite les mettre au service de l’État, par la force si nécessaire.

 La “Makhnovtchina”

Devant l’avancée des troupes impériales allemandes sur un front russe déserté en début d’année 1918, les bolcheviks, désormais au gouvernement, signèrent par la main de Trotski le traité de Brest-Litovsk livrant l’Ukraine aux austro-allemands. Ceux-ci y entrèrent dans le but de piller le pays afin d’approvisionner leurs troupes et leurs populations. Ils y rétablirent le pouvoir des nobles et des propriétaires terriens renversés auparavant par le peuple et installèrent le gouvernement autocrate de l’hetman Skoropadsky qui s’empressa d’éliminer toutes les avancées sociales révolutionnaires mises en place. C’est ainsi qu’un mouvement insurrectionnel déjà opérationnel, face au gouvernement bourgeois de Petlioura, puis, après octobre 1917, face aux intrusions étatistes bolcheviks, connut un développement sans précédent sous l’impulsion de Nestor Makhno. Ce mouvement, dénommé la « Makhnovtchina », adopta l’objectif de maintenir dans tout le sud de l’Ukraine les acquis révolutionnaires de février 1917 décidés par la population laborieuse, c’est-à-dire la libre gestion par les ouvriers et paysans des moyens de productions, suivant les principes de la communauté et de l’égalité dans la répartition de l’usufruit. Elle connut un tel engouement passionnel et une telle renommée qu’elle se répandit au point d’attirer contre elle les foudres des pouvoirs bourgeois et communiste. Ce dernier utilisa toutes les impostures et les machinations inimaginables, sans oublier la barbarie, afin de tenter d’endiguer le succès de ce mouvement révolutionnaire. C’était sans compter sur l’incomparable Nestor Makhno, ce jeune paysan de 28 ans qui, affichant un talent de meneur charismatique au point d’être surnommé « batko »(le père), s’avéra, en plus, un grand stratège militaire. Il réussit à réunir à ses côtés une armée colossale de volontaires puisés sur la population locale qui fournissait ravitaillements, renseignements, chevaux frais, au service d’une idéologie populaire adoptée par des millions de partisans. Il parvint à vaincre l’armée austro-allemande et l’armée bourgeoise de Petlioura en persuadant les soldats prisonniers, pour la plupart paysans et ouvriers mobilisés sous la contrainte, de les rejoindre ou de retourner chez eux.

L’organisation de cette armée reflétait l’idéologie défendue. Trois principes fondamentaux émergeaient : le volontariat, le principe électoral qui désignait les membres de l’état major et du conseil, et l’autodiscipline qui déterminait, à l’aide de commissions, les règles à observer que le reste de l’armée validait. Les lignes directrices de ce mouvement libertaire, adoptées et mises en place dès février 1917, sans attendre la victoire d’une hypothétique lutte des classes, étaient : une profonde antipathie envers les privilèges et l’exploitation des travailleurs, envers tous les partis politiques et tous les pouvoirs, même celui de l’État, l’adoption de l’autogestion des moyens de production au sein d’une organisation égalitaire, l’abolition du salariat et de la monnaie d’échange. Les « soviets » et les communes de travail, indépendants des partis politiques et de tout contrôle étatique, avaient pour mission de régler les tâches économiques et politiques qui y étaient décidées, ainsi que l’organisation des liaisons entre eux.

Rien à voir avec les kolkhozes et sovkhozes sous l’égide du parti communiste dans lesquels les paysans salariés travaillaient pour un nouveau patron : l’État. Ici, l’engagement de chacun était libre et les fonctions organisatrices étaient confiées à des personnes de confiance, travailleuses elles-mêmes. Les makhnovistes proposaient aux prolétaires de librement prendre en mains leurs destinées en décidant eux-mêmes de la quantité de temps qu’ils voulaient travailler et de la façon dont ils voulaient gérer les résultats de leur travail. Cette organisation concernait, au-delà de la commune, les districts, puis les départements faisant partie des régions libérées et protégées par l’armée insurrectionnelle. Des relations furent menées avec les entreprises industrielles par l’intermédiaire des soviets ouvriers afin d’anticiper un développement ultérieur de la révolution. Les libertés de parole, de conscience, de la presse et des associations politiques étaient respectées sous la seule condition que ces organismes ne cherchent pas à exercer une quelconque autorité sur le peuple. Des volontaires étaient envoyés dans les régions libérées afin d’expliquer leur expérience et mettre en garde contre les stratégies de tous les pouvoirs. Ce qui émerge de cette période en Ukraine du sud, c’est la volonté d’entreprendre, de façon libre et indépendante, l’œuvre de construction d’une vie nouvelle de façon réfléchie et pratique.

 L’opposition est partout

Les invasions et menaces successives par les différentes armées belligérantes, celles de l’hetman Skoropadsky, du nationaliste Petlioura, l’armée rouge de Trotski, celles, « blanches » (monarchiques) de Dénikine puis de Wangrel, et celle de l’opportuniste Grigorieff, toutes repoussées à chaque fois par les makhnovistes, empêchèrent par des répressions sanglantes le mouvement prolétarien de s’installer correctement avant novembre 1918. Celui-ci perdura en relative “tranquillité” jusqu’à juin 1919, date de l’offensive de Dénikine au sud et de l’avancée de l’armée rouge au nord. Cependant, face aux forces de Dénikine, une alliance fut convenue entre les rouges et les makhnovistes. Malgré un armement et un nombre de combattants bien moindre, Makhno réussit à repousser l’envahisseur blanc. Malgré l’acceptation des bolcheviks d’une entière liberté de l’armée de Makhno, celle-ci recevait des ordres contradictoires, des affectations cherchant à la disperser dans l’armée rouge, des interdictions de réunir ses conseils militaires et des menaces envers tous les meneurs. Les représailles et les pressions reprirent, menées contre les organisateurs des soviets dans les villes et les campagnes. En réalité, le haut commandement militaire et politique de l’État craignait comme la peste que les idées de la “Makhnovtchina” ne viennent contaminer les troupes et les populations sous le joug communiste. Cette peur engendra une campagne diffamatoire dans la presse officielle. Plusieurs tentatives d’assassinat de Makhno furent entreprises, toutes déjouées grâce aux nombreux sympathisants paysans enrôlés dans l’armée rouge. Dès lors, l’échange de courriers entre d’une part Trotski, Kaméneff ou le général Chkouro et, d’autre part, Makhno, devint de plus en plus virulent. Les tchékas bolcheviks rapidement mises en place après la libération de territoires reconquis par Makhno et les siens, furent systématiquement délogées afin que ces régions puissent se couvrir d’un réseau d’unions libres de paysans et d’ouvriers.

Malgré l’accord, Trotski et les bolcheviks souhaitaient davantage la défaite de Makhno et des siens, considérés comme une menace politique bien supérieure aux Blancs. En conséquence, ils ne s’engagèrent que partiellement contre ces derniers et allèrent même jusqu’à supprimer l’approvisionnement en armes de leur « allié » du moment. Suivant un témoin, Trotski se serait exprimé ainsi : « Il vaut mieux céder l’Ukraine entière à Dénikine que permettre une expansion du mouvement makhnoviste ; le mouvement de Dénikine, comme étant ouvertement contre-révolutionnaire, pourrait aisément être compromis par la voie de la propagande de classe, tandis que la « Makhnovtchina » se développe au fond des masses et soulève justement les masses contre nous » [5], et il donna l’ordre à l’armée rouge de réaliser une retraite, laissant la partie nord-est du front dégarnie, ce qui mettait ainsi les makhnovistes en péril. Dénikine n’en demandait pas tant et s’engouffra avec sa cavalerie dans la brèche. Les paysans menacés levèrent en hâte une troupe de volontaires mais, privés d’approvisionnement en armes, ils durent utiliser des piques et des fusils de chasse. Leur sacrifice permit à Makhno d’accourir avec un détachement et de déloger les envahisseurs. Prévenu, Trotski envoya à celui-ci un train blindé en renfort pour faire bonne figure, mais conformément à son ordre N°1824, le train transportait en réalité des hommes et des commissaires aux armées avec l’ordre de s’emparer de Makhno, de ses sbires, et de désarmer le reste des insurgés. Encore prévenu à temps de la traîtrise, Makhno, conscient de ne pouvoir s’attaquer à l’armée rouge et à celle des Blancs, en prenant la fuite, décida d’appliquer une autre stratégie. Il envoya à Trotski un courrier lui exprimant le côté intolérable de son ordre envers les partisans ukrainiens et lui faisant même un cours sur le contenu d’une véritable révolution socialiste. Ensuite, il montra toute la sincérité révolutionnaire des populations et pour prouver sa bonne foi, proposa l’intégration de son armée dans les rangs de l’armée rouge et présenta sa démission. Ce qui fut fait. Et ce que Makhno attendait se produisit. Trotski abandonna le terrain et l’Ukraine à Dénikine. C’est alors que Makhno, désormais face à une seule armée ennemie, rejoint par ses troupes qui n’attendaient que son appel, et par d’importants éléments de l’armée rouge acquis à sa cause, jugea opportun de libérer son pays de l’envahisseur réactionnaire. On imagine aisément les exactions qui furent commises par les Blancs, brûlant les villages et exécutant les réfractaires. Ce sont surtout les communautés juives qui payèrent le plus gros tribut de ces pogroms (dont celui de Fastiv du 2 au 8 septembre 1919), persécutions antisémites, commises aussi par Petlioura, dont plus tard Makhno et les siens furent accusés. Malgré le manque de munitions et la puissance de l’armée de Dénikine, Makhno, au bord de la défaite, par une manœuvre ingénieuse, retourna la situation à son avantage et mis en déroute l’arrière de l’armée blanche, faisant des milliers de prisonniers. Elle libéra du même coup la Russie de la menace de Dénikine dont le gros des troupes lancé sur Moscou dût battre en retraite, coupé de ses bases arrières, de ses moyens de communication, de son approvisionnement. Cela n’empêcha pas que la défaite subie par l’armée blanche en Russie fut attribuée à l’armée rouge et à la « science militaire » de Trotski. Parlant de Makhno, « il allait comme un balai gigantesque par les villes, les hameaux et les villages, enlevant tous vestiges d’exploitation et de servitude. Les propriétaires fonciers, les gros fermiers (les koulaks), les gendarmes, les curés, les maires, les officiers embusqués, tout était balayé sur le chemin victorieux de la “Makhnovtchina”… tous les symboles de la servitude populaire étaient détruits (prisons, postes de police, commissariats) » [5]. L’enthousiasme pour les idées libertaires retrouva son élan des premiers temps de la révolution et de nouveau, partout dans les régions reconquises, la volonté de reconstituer le fonctionnement des usines et des transports par les ouvriers suivant des principes égalitaristes, de faire renaître les communes dans les régions agricoles, connut un formidable engouement.

 Une traîtrise de plus

Cependant, beaucoup de makhnovistes (peut-être aussi harassés par la guerre) avaient la certitude que cette fois les bolchevistes comprendraient leur fidélité à la révolution prolétarienne. L’expérience aurait dû servir aux makhnovistes pour renforcer en premier lieu la défense de tout le territoire, opposer une force considérable dont ils disposaient, mais la population n’avait qu’une hâte, remettre en place et revivre leur création, cette organisation libre encore à améliorer suivant leurs propres initiatives.

Les contacts avec les premiers contingents de l’armée rouge apportèrent en effet cette espérance de fraternisation. Mais le haut commandement ne l’entendait pas ainsi : jamais il n’aurait pu consentir à admettre l’existence d’un mouvement populaire qui leur échappe. (Ils le prouvèrent encore pendant la révolution espagnole dès 1936). Mi-janvier 1920, un ordre aberrant fut adressé à Makhno : intégrer le XIVème corps d’armée soviétique et se rendre immédiatement en renfort sur le front polonais. Cet ordre contrevenant l’indépendance de l’armée insurrectionnelle, fut rejeté par son Conseil Militaire. La réaction ne se fit pas attendre, et de nouveau Makhno et les siens furent déclarés proscrits et hors la loi. Et pour contrer la fraternisation des deux armées, qui était largement en cours, le commandement bolcheviste utilisa des tirailleurs lettons et des détachements chinois pour s’occuper de la basse besogne. La lutte repris et dura neuf mois. L’armée insurrectionnelle frappée durement par le typhus était disséminée dans les villages afin d’y trouver des soins. Les villageois firent preuve d’un dévouement incroyable afin que les combattants échappent aux arrestations. Atteint lui-même, Makhno, sans connaissance pendant plusieurs jours, fut déplacé de chaumière en chaumière, malgré les risques et les conditions climatiques. Face à cette impuissance, l’armée rouge eut recours aux exécutions de masse et s’en vantait dans la presse soviétique. 200.000 paysans furent fusillés et autant furent déportés dans les camps. Face à la puissance militaire adverse, Makhno utilisa la guérilla plutôt que l’affrontement direct. Ses victoires furent nombreuses. Des régiments entiers de l’armée rouge passèrent chez les makhnovistes, conquis par leur lutte pour une véritable liberté.

Une bonne partie de l’année 1920 fut ainsi marquée, en Ukraine, par la terreur que les autorités soviétiques faisaient passer pour de la répression anti-terroriste. On mesure par ces faits toute la ténacité et la foi de la population envers ses convictions révolutionnaires dont elle avait perçu les effets bénéfiques.

 L’ultime traîtrise

Une nouvelle menace surgit au sud, en la personne du général Wrangel et de la nouvelle armée blanche soutenue par l’Entente. Afin de protéger la révolution, Makhno n’avait qu’une solution, s’allier de nouveau avec l’armée rouge, cette fois dirigée dans la région par Mikhaïl Frounze. Libérée de la pression bolchevique, mais aucunement dupe de la durée de l’accord, la population se remit à élaborer une œuvre d’édification révolutionnaire. De nombreux conseils d’ouvriers et de paysans furent réunis afin de réorganiser ce qui avait fonctionné. Un point nouveau ressortit et fut appliqué après délibérations : l’enseignement et la culture, considérés comme le moyen de construire l’homme et la société libres. L’éducation scolaire fut ainsi séparée de l’Église et de l’État. La méthode d’enseignement choisie fut celle de Francisco Ferrer, ce pédagogue espagnol de renommée internationale.

Makhno blessé se soignait à Goulaï-Polé, mi novembre 1920, quand il reçut une dépêche l’avertissant que son second, Simon Karentnik, se trouvait en Crimée, ayant repoussé l’armée blanche de Wrangel. À cette annonce, son aide de camp s’écria : « C’est la fin de l’accord ! Je parie à discrétion que, dans huit jours, les bolcheviks seront sur notre dos ! » Et le 26, suivant l’ordre N° 00149, l’armée rouge attaqua sans sommation, prétextant un complot en préparation (pure invention, aujourd’hui prouvée), l’armée makhnoviste en Crimée, à Goulaï-Polé et à Kharkoff, puis dans toute l’Ukraine. Simon Karentnik et les membres de l’état-major furent fusillés comme conspirateurs. Makhno réussit à rejoindre le reste de la cavalerie de Martchenko, rescapé de Crimée dans le village de Kermentchik. Comment trouvèrent-ils la force de libérer Goulaï-Polé tenue par les 6.000 hommes de la division 42 de l’armée rouge, puis Andréevka, Komar, Tzarékonstan­tinovka et Berdiansk, la semaine suivante ? Ils firent des milliers de prisonniers, remis en liberté ou incorporés suivant le volontariat, alors que les prisonniers makhnovistes étaient exécutés.

Pour en finir avec cette insurrection ukrainienne, de très nombreux renforts furent apportés. Alertée, l’armée makhnoviste décida de renouer avec la guérilla en groupes séparés, appliquant des stratégies éprouvées, se frayant souvent un passage à travers les immenses plaines enneigées et des reliefs accidentées, au point de devoir abandonner l’artillerie, les vivres et les munitions. Les combats furent incessants et les pertes importantes. Mais aidés par les ouvriers et les paysans, malgré des répressions sanglantes, et grâce au sacrifice de nombreux des siens, Makhno trouva les ressources pour échapper à l’ennemi bolchevique et le harceler sans cesse. Il perdit un à un ses fidèles compagnons de lutte jusqu’à ce qu’une grave blessure le contraigne à franchir le Dniester pour se faire soigner à l’étranger. Makhno était considéré comme un véritable trompe-la-mort, ayant mené personnellement et à cheval, en tête de détachements qu’il commandait, plus de deux cents assauts contre des armées ennemies ! Il passa la frontière roumaine, les osselets d’un pied complètement éclatés, la cuisse, l’appendice, le menton et la joue traversés par des balles reçues au cours des dernières semaines de combat ! Il ne put jamais revenir en Ukraine et finit sa vie dans la misère à Paris où il y décéda en 1934.

 Conclusion

Peut-on considérer comme “commun” la collectivisation forcée entreprise par Staline dès 1932 dans toute la Russie ? — Non, car un “commun” est une ressource définie et exploitée par une communauté, qui applique librement un mode de gouvernance collectif. Or les kolkhozes et sovkhozes étaient dirigés par l’État soviétique, qui y faisait travailler des salariés. La classe ouvrière et paysanne était ainsi soumise à une seule poigne. On peut donc dire qu’en réalité, sous la politique bolchevik, le capitalisme privé s’est perpétué en un capitalisme d’État.

Alors pourquoi le bolchevisme, au moment de sa prise de pouvoir en octobre 1917, a-t-il connu autant d’adhésion de la part de la population prolétarienne ? Le mouvement libertaire aurait pu le concurrencer et se répandre dans tout le pays, voire même franchir les frontières, puisque leurs slogans « Les usines aux ouvriers ! », « La terre aux paysans ! », « Tout le pouvoir aux soviets ! » étaient les mêmes. La différence est que le bolchevisme entendait maîtriser le tout sous la coupe d’un État puissant, alors que les libertaires refusaient tout pouvoir coercitif. Or, pour les masses populaires de Russie et d’ailleurs, l’État apparaissait toujours comme un élément indispensable, naturel, évident, de toute société humaine. Ainsi, toutes les organisations ouvrières et paysannes, tout comme les soviets, à part en Ukraine du sud et en quelques régions parsemées, furent rapidement, chapeautées par les bolcheviks qui promettaient de garantir la révolution socialiste grâce à un gouvernement tout puissant et à l’étatisation des moyens de production.

Durant ses années d’exil, Makhno revint sur le rôle de l’organisation libertaire. Il conclut qu’une des raisons de l’échec de son mouvement était de n’avoir pas su mettre en place une grande organisation guidée par des stratégies capables de s’exporter et d’opposer ses forces vives à ses ennemis. Alors que la Makhnovtchina visait une véritable évolution, c’est une révolution qui eut lieu.


[1Voici les réferences qui ont garni mes lectures sur le sujet :
- Nestor Makhno. "Mémoires et écrits. 1917 - 1932", éd. Ivrea.
- Ossip Tsébry. "souvenir d’un combattant makhnoviste", Diélo trouda - Probouzdénié, New-York, n°31, décembre 1949, et n°32, mars-avril 1950 .
- Insurrection prolétarienne en Ukraine, 1918-1921, du groupe communiste internationaliste, journal n°35.
- Casimir Teslar, La Vérité sur le mouvement anarcho-makhnoviste, http://www.la-presse-anarchiste.net.
- Emma Goldman et Alexander Berkman, Bolsheviks Shooting Anarchists, Freedom 36, n°391 (Janvier 1922)
- Makhno et l’Ukraine libertaire, 1917-1921, par Jérémie Berthuin, 27/10/2018, http://www.alternativelibertaire.org

[2Un oblast est une unité administrative de type “région” existant en Russie, en Ukraine, au Kirghizistan et en Bulgarie.

[3Tout le pouvoir aux soviets !, Lénine, La Pravda N°99, 18 juillet 1917.

[4À propos des Conseils ouvriers en Hongrie, Hannah Arendt, 1958. https://collectiflieuxcommuns.fr/IMG/pdf/­pdf_pdf­LaSourceHongroise_Castoriadis-Arendt_.pdf

[5L’histoire du mouvement makhnoviste, Piotr Archinov, éd. Ressouvenances.


Brèves

13 août 2023 - Suivez-nous sur les réseaux

Facebook, X (Twitter), Telegram

24 mars 2021 - Publications de La Grande Relève

L’équipe de la rédaction connaît des difficultés de santé et de disponibilité. Le rythme des (...)

8 janvier 2021 - Livre "Économie distributive de l’abondance" au format ePub.

Le livre "Économie distributive de l’abondance" de Jacques Duboin est désormais disponible au (...)

1er janvier 2021 - "Libération" au Format ePub

Mise à jour des fichiers ePub et PDF des livres disponibles sur notre site, de Jacques Duboin et (...)

12 avril 2019 - Les Affranchis de l’an 2000

Fichiers ePub et PDF du livre Les Affranchis de l’an 2000 de Marie-Louise DUBOIN.