IV. L’expérience zapatiste - 2e partie

Réflexion
par  F. CHATEL
Publication : avril 2019
Mise en ligne : 2 juillet 2019

 Partie I. La collectivisation de 1936 en Espagne - GR 1203
 Partie II. La Makhnovtchina - GR 1204
 Partie III. L’expérience zapatiste - 1ère partie - GR 1206
 Partie IV. L’expérience zapatiste - 2e partie - GR 1207
 Conclusion. Les communs - GR 1209

Dans cette seconde partie consacrée à l’expérience zapatiste, François Chatel s’intéresse à l’ouverture des zapatistes au monde extérieur, à la philosophie politique qui conduit leurs pas et à leur actualité.

 Ouverture

Comme annoncé dans la série de communiqués intitulés Eux et nous [1], les zapatistes ont pris conscience, dans leur évolution, de l’importance de s’ouvrir au monde, de faire part de leur expérience et d’échanger avec tous les mouvements qui luttent contre le capitalisme. Sans vouloir servir de modèle, le mouvement a compris toute l’importance de faire part de son expérience d’autonomie qui date de vingt cinq années. « Nous ne cherchons pas à étendre le zapatisme, qui est très particulier. Mais l’idée qui le sous-tend, l’autonomie en général, oui » [2]. Si son organisation doit rester propre à chaque peuple, l’autonomie est essentielle dans une lutte dirigée contre les alliés de la mondialisation, le capitalisme et l’État, au même titre que le fut celle dirigée, à une autre époque, contre la féodalité et l’Église.

« …dans le zapatisme, tous ont leur place, tous ceux qui veulent traverser d’un côté à l’autre…Il n’y a ni recettes, ni lignes, ni stratégies, ni tactiques, ni lois, ni règlements, ni consignes universelles. Il y a seulement une aspiration : construire un monde meilleur, c’est-à-dire neuf. En résumé : le zapatisme n’appartient à personne, et pour cela, il est à tout le monde. »

Sous-commandant Marcos, 5 mai 1996.
cité dans Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste, éd. Champs, histoire.

Cette ouverture s’est concrétisée par la création, en janvier 2013, du réseau planétaire de résistances, qu’ils appellent la Sexta, par lequel les zapatistes ne cessent de rappeler que nous avons tous, peuples de la planète, un ennemi global commun, le capitalisme, dont la puissance destructrice redoutable se fait de plus en plus pressante sous sa forme actuelle, le néolibéralisme. Le zapatisme se définit comme une lutte « pour l’humanité » et appelle à participer à ce que définit le sous-commandant Marcos comme la « quatrième guerre mondiale » [3].

Les zapatistes ont participé aux rencontres intercontinentales pour l’humanité et contre le néolibéralisme (étés 96 et 97), aux rencontres avec les peuples du monde (entre décembre 2006 et janvier 2008), au Festival de la digne rage (hiver 2008-2009) et, en décembre 2014-janvier 2015, au Festival mondial des résistances et des rébellions. Ils ont aussi organisé trois cessions entre août 2013 et janvier 2014, de “l’Escuelita zapatista” (la petite école), pendant lesquelles plus de 5.000 personnes, venues de plusieurs continents, ont pu séjourner dans des familles zapatistes, partager leurs tâches quotidiennes et mieux comprendre le fonctionnement des instances de gouvernement, de la santé et de l’éducation autonomes, patiemment construites à partir des besoins réels des communautés indiennes. L’intention est de suggérer à tous qu’il est possible de s’inspirer de cette expérience, de s’organiser et de commencer à construire une autre réalité sociale.

 Leur philosophie politique

La poésie est constamment présente dans la vie des amérindiens. Leur inspiration est alimentée par le ciel, l’esprit, les rêves et la Terre-Mère. C’est ainsi que les zapatistes nous expliquent l’existence de l’hydre capitaliste au pouvoir dévastateur, la plus pathologique qui ait jamais existé dans l’histoire de notre planète. Cette hydre à sept têtes présente dans plusieurs mythologies dont la chrétienne, correspond à la bête de l’Apocalypse, qui malgré les problèmes rencontrés et les mutilations, s’adapte et ses têtes repoussent. Avec son haleine toxique, avec le feu brûlant qu’elle crache et les déjections qu’elle laisse sur son passage, l’hydre sème maladies et mort pour les végétaux, les animaux et les humains.

L’analyse zapatiste associe la généalogie de l’hydre à cette obsession de la domination présente dans le capitalisme : obsession pour la conquête et pour la guerre sous toutes ses formes. La mondialisation n’est que la guerre répandue sur la planète, contre l’humanité entière, contre la Terre-Mère. Son épigraphe pourrait se résumer à « tous contre tout » et celle des zapatistes, en contre-pied est « tout pour tous ». Ce contre-pied, ils l’appliquent dans tous les domaines. Déjà la construction de leur autonomie se fait, au sens de Pierre Clastres [*], contre l’État considéré comme le suppôt du néolibéralisme. Puis contre l’argent sous sa définition actuelle, responsable de tant de folies, contre la consommation obsessionnelle, maladive, contre les modèles de réussite sociale et professionnelle, contre l’obésité de l’ego qui détruit les capacités d’écoute et de faire avec les autres, qui atrophie la puissance éducatrice et formatrice du “nous”, contre toute forme de compétition instituant que pour être il faut se hisser au-dessus des autres. Ils assimilent ces déformations à des drogues pour lesquelles la dépendance amène au point d’être prêt à tout et à tout trahir, valeurs et amitiés comprises. Leur vraie richesse, ils ne la trouvent pas dans l’avoir matériel mais dans cet être qui se construit avec les autres, dans cette quête continue du bien vivre, du “buen vivir”, nourri du lien avec la Terre-Mère et abreuvé à la source du présent.

À l’origine, le marxisme-léninisme a conduit le mouvement. Mais rapidement, les zapatistes ont rompu avec les principes autoritaires et jacobinistes du léninisme qui a favorisé la dérive stalinienne, puis ils se sont écartés de toute référence à la théorie de la dictature du prolétariat devant faire la transition entre le capitalisme et le socialisme. La prise du pouvoir par le parti qui se proclame le guide du prolétariat conduit à une séparation d’avec cette classe au nom de laquelle il exerce l’autorité. Il en découle que ce parti va exercer au nom du prolétariat la dictature conseillée lors de la phase socialisante de la révolution, dictature qui va alors se transformer en dictature « au nom du prolétariat » et finalement en dictature « sur le prolétariat ». L’État considère dès lors sa propre conservation comme objectif primordial et devient le plus sûr moyen de l’échec de toute révolution sociale. C’est ainsi que le zapatisme proclame que le marxisme ne peut plus prétendre au monopole de l’initiative révolutionnaire en raison de sa référence caduque à l’État. Une critique lucide et assumée devrait mener au nécessaire dépassement du marxisme et au renouveau des mouvements révolutionnaires du 21ème siècle.

L’évolution s’établit en se défaisant de cette influence et les zapatistes se tournent plutôt désormais vers les enseignements de Murray Bookchin, Castoriadis, Ivan Illich, André Gorz, Serge Latouche, Norbert Elias ou encore John Holloway. C’est le mandar obedeciendo (gouverner en obéissant) qui va guider celui qui exerce une charge de gouvernement en lui intimant d’obéir à ceux qu’il doit « diriger ». Ceux à qui sont confiées des charges éminentes au sein des Conseils de Bon Gouvernement doivent consulter les assemblées autant que possible, mais il leur est aussi demandé de parfois prendre des décisions urgentes et proposer des initiatives pour améliorer en permanence l’organisation de la vie collective. Enfin, lorsque les décisions ont été prises à travers le mécanisme de consultation des assemblées, les élus ont aussi le devoir de faire respecter ce qui a été collectivement décidé : « l’autorité commande sans donner d’ordre parce qu’elle le fait en obéissant aux citoyens... Celui qui commande doit obéir, mais les citoyens doivent aussi obéir à ce que dit l’autorité » [4].

Pour tous, il s’agit de s’éduquer à l’exercice de la politique, du rapport entre soi et la communauté. Cela prend du temps, la lenteur de l’escargot-caracole en est d’ailleurs le symbole, avançant lentement, mais laissant des traces. L’important est de comprendre ensemble ce qui est le mieux pour tous. « De découvrir que nous sommes capables de nous gouverner nous-mêmes » [5], c’est de cette manière que femmes et hommes acquièrent leur dignité. Ce principe s’oppose à la séparation entre gouvernants et gouvernés, fréquente dans l’État moderne. Justement, les zapatistes tiennent à cette façon de s’organiser en différentes entités « administratives » qui se coordonnent entre elles de manière « horizontale », pour rendre impossible l’émergence de l’État.

Dans cette recherche où tout est à construire, ils revendiquent le droit à l’erreur et celui « d’avancer en posant des questions »5 traçant un chemin vivant et exigeant. Mais c’est pas à pas que sera définie la meilleure stratégie politique de transformation révolutionnaire.

Deux concepts peuvent frapper chez les zapatistes, l’importance qu’ils accordent à l’histoire et la critique de ce qu’ils ont appelé le « présent perpétuel ». Parce que, lorsque ne comptent que l’immédiat, la relation au passé et au futur s’atrophie. Subir la dictature de l’urgence, c’est être constamment absorbé vers l’instant d’après, au point de ne pas pouvoir éprouver vraiment l’expérience que l’on est en train de vivre. De fait, nous subissons aujourd’hui un rapport au temps de plus en plus déterminé par les logiques d’une économie devenue toute-puissante. Partout, il faut « faire du chiffre »  : pas seulement dans les entreprises, mais aussi dans les hôpitaux, la recherche, les administrations, la police, la justice. Cette double obligation de quantité et de vitesse impose de faire toujours davantage en moins de temps. En conséquence, se déclarent des pathologies de plus en plus sévères pour des êtres pressés, stressés, dont la vie est une course contre la montre, avec le sentiment oppressant de toujours manquer de temps comme on manque d’air. On ne peut envisager de transformation radicale du monde sans une transformation radicale du rapport au temps. Les zapatistes ont pris la résolution d’éviter de choisir soit le passé et les traditions, soit le futur qui rend le passé archaïque  ; mais plutôt de poser un pied dans le passé et l’autre dans le futur. Ce geste invite à se préoccuper à la fois du temps écoulé et du temps qui vient, ce qui est indispensable pour donner du sens à ce qui se produit maintenant. Il ne s’agit pas de faire l’apologie de la lenteur, mais simplement d’adopter le ralentissement par opposition à l’accélération du temps imposée par l’économie. Les impératifs politiques zapatistes que sont la construction d’une réflexion collective, l’élaboration de décisions partagées, ou tout simplement l’écoute réelle d’autrui, demandent que l’on prenne son temps.

 La situation actuelle

Depuis l’indépendance du pays, les communautés amérindiennes ont toujours été sous la coupe des municipalités locales, représentant le pouvoir officiel. Or, depuis l’autonomie, les communes définies par les zapatistes sur le territoire reconquis chevauchent celles déclarées officielles, ce qui provoque tensions et conflits en ce qui concerne la gestion de la région. Surtout que les insurgés ne veulent pas de l’indépendance, même si on la leur offrait, car ils se reconnaissent mexicains. Malgré le lien proposé par les Conseils de Bon Gouvernement zapatistes, les instances étatiques et certains non zapatistes de la région, refusent de reconnaître l’existence de l’autonomie indigène. Il y a donc bel et bien deux gouvernements parallèles qui coexistent et répondent, chacun de leur côté, aux besoins de ceux et celles qui se reconnaissent comme leurs citoyens et citoyennes. La population décide d’envoyer ses enfants à l’école autonome ou à l’école étatique, de se faire soigner à la clinique autonome ou étatique, etc. C’est donc la vie quotidienne qui permet, en quelque sorte, l’existence de ces deux instances. C’est pourquoi, le nouveau gouvernement met tout en œuvre pour fournir une aide financière aux communes officielles du Chiapas afin d’essayer de dévaloriser les avancées zapatistes jusqu’alors utilisées par de nombreux non zapatistes tentés de les rejoindre. Sans pour cela ces­ser d’entretenir activement le harcèlement physique et psychologique des communautés autonomes. Pas une semaine ne se passe sans une agression plus ou moins violente.

Autre arme utilisée par le gouvernement actuel : l’organisation du marché touristique local. Le « pittoresque des Indiens » du Chiapas, le « mystère » de ses ruines précolombiennes, la « luxuriance de sa nature préservée » ont fait de la région l’endroit rêvé pour touristes en quête de dépaysement culturel à la mode, de décor humain exotique et de rapport enchanté au monde. Les premiers bénéficiaires de l’affluence demeurent les tour-opérateurs transnationaux s’appuyant sur l’aval du gouvernement prononcé sans concertation avec les communautés autonomes.

Le 24 mai 2014, le sous-commandant Marcos a cédé sa place à la tête de l’EZLN (armée zapatiste) au sous-commandant Moisés, et changé de patronyme en prenant celui de Galeano, en hommage à l’un des organisateurs de « l’Escuelita zapatista » et accompagnateur estimé, lâchement assassiné.

L’évolution vers la lutte non-violente et l’ouverture au monde a conduit deux décisions prises fin 2016 par le CNI [**] en accord avec les communautés, celle de former un Conseil de gouvernement (ce conseil a la particularité d’être composé de deux conseillers permanents, une femme et un homme, de chacun des peuples, élus par les communautés) et celle de présenter une candidate aux élections présidentielles de 2018. Après 25 heures de débat, María de Jesús Patricio, surnommée “Marichuy”, (médecin généraliste traditionnel soignant par les plantes), a été désignée comme représentante du mouvement zapatiste par 523 communautés provenant de 25 États du pays et représentant 43 peuples indigènes.

Cette candidature indépendante avait pour but de remettre le mouvement en scène et d’étendre le réseau des solidarités actives, afin de regrouper les oppositions aux nombreux projets menaçant les territoires amérindiens. Par exemple, le Chiapas, État le plus pauvre du Mexique, mais son premier fournisseur de pétrole, de café ou d’énergie hydroélectrique, a été dépouillé de près de 20 % de sa superficie en concessions minières ou en projets touristiques. Les délégués du gouvernement et ceux des sociétés multinationales pénètrent dans les villages, imposent leurs projets sans consulter personne et transforment le paysage en zone sinistrée. La liste des dommages est longue  : « les mines à ciel ouvert qui polluent l’eau, les rivières qui sont canalisées vers les barrages hydroélectriques, la pollution des territoires par les compagnies éo­liennes, les gazoducs, les puits de pétrole, la déforestation, les routes, l’introduction des cultures transgéniques et du palmier africain, les nouvelles installations touristiques, etc… » [6]. La candidate devait suivre les “sept principes” suivants  : « Servir et non se servir, construire et non détruire, obéir et non ordonner, proposer et non imposer, convaincre et non vaincre, se baisser et non se hisser, représenter et non tricher” [7]. Elle a appelé à détruire « un système qui nous éteint » et a ajouté  : « Nous nous battons pour la vie et la défense de nos terres, de l’eau et des arbres qu’ils détruisent, pour ce que nous souhaitons protéger, chérir et reprendre. Il n’y a que de cette manière que les peuples autochtones continueront à exister et qu’il y aura de la vie pour protéger ce dont ont hérité les ancêtres… Ils ne se rendent pas compte que les gens veulent continuer à vivre et à exister comme ils sont et ce qu’ils demandent, c’est le respect de ce que nous sommes, de notre territoire, de notre terre, de nos plantes, de nos arbres et de cette façon naturelle de nous organiser » [8].

Cette candidature « n’a pas tant pour but de prendre des voix, d’aller s’asseoir dans le fauteuil maléfique ». Comme Marcos le souligne, le pouvoir de toute façon échappe désormais aux États nationaux, car il est transféré à la puissance supranationale du capital financier. Il en découle un constat lapidaire  : « Le lieu du pouvoir est désormais vide » d’où la conséquence logique  : « Cela ne sert donc à rien de conquérir le pouvoir » d’État, devenu sans objet. « Nous n’offrons pas de solution magique, nous appelons nos peuples à s’organiser… Après 524 ans de dépossession et d’extermination, nous voulons cette fois-ci être protagonistes de l’histoire que nous voulons vivre… Nous ne cherchons pas à gérer le pouvoir, nous voulons le démonter à partir des brèches que nous connaissons, et nous en sommes capables », disait le communiqué intitulé « L’heure est venue » du Congrès national indigène publié le 28 mai 2017.

L’Institut national électoral a exigé du Congrès national indigène 866.593 signatures (contre 60.000 pour les partis classiques) pour pouvoir entrer dans le processus électoral. Ce chiffre stupéfiant, divisé par le délai de 120 jours, correspond à plus de 7.200 signatures par jour. Une tâche impossible pour un candidat indépendant. De plus, les signatures devaient être collectées exclusivement sur des smart-phones coûteux, hors de portée des Indiens. De la sorte, les candidats indépendants doivent affronter des conditions d’extrême inégalité au profit d’un monopole constitutionnel des partis politiques. Ce qui se présente de prime abord comme une certaine démocratisation, légalise en pratique un système oligarchique du pouvoir. Les discours se sont succédés, à chaque étape, au milieu des chants et des slogans scandés, dans la sérénité et le temps nécessaire. « Ne courons pas, marchons, en nous écoutant et en nous mettant d’accord a dit Marichuy. Vous verrez que nous allons aller très loin ensemble. Peut-être que certains d’entre nous ne le verront pas, mais ceux qui nous suivront nous remercieront… Que nous complétions ou non les signatures, nous avons déjà gagné… parce que nous sommes déjà là. Vous nous écoutez et nous vous écoutons » [8]. La tournée de la “Caravane” a levé une marée humaine inhabituelle, qui n’a cessé de croître. Les chemins d’accès aux rendez-vous se remplissaient et débordaient de cortèges. Le plus significatif fut la prédominance des femmes, venues de toutes parts, les bras chargés de fleurs, dans leurs vêtements richement ornés. Avec son discours clair, sa présence toujours tranquille et fraternelle, Marichuy a parcouru pratiquement tout le pays.

Pour les Zapatistes, l’arrivée au pouvoir, le 1er décembre 2018, d’un président « d’une gauche », en la personne d’Andres Manuel Lopez Obrador, ne constitue pas un espoir de changement. Ils l’ont encore rappelé le 1er janvier dernier, lors de la commémoration du vingt-cinquième anniversaire du soulèvement, qui fut contre toute attente, une démonstration de sévérité et de discipline, face à la menace que représente le nouveau président et son parti. Car cette « gauche » est de celles qui s’accommodent fort bien du capitalisme, qui ne jurent que par les grands projets, invoquant jusqu’à la nausée le bien-être et les intérêts d’un « peuple mexicain ».

En réalité, ces grands projets menacent autant les écosystèmes que les communautés indiennes. L’enjeu est de taille  : pour les zapatistes, bien sûr, mais aussi pour l’ensemble des peuples indiens du Mexique et des Amériques et pour toutes celles et tous ceux qui, dans le monde, se dressent contre les engins de destruction du gigantesque chantier capitaliste. Alors ces journées de commémoration ne furent pas une véritable fête comme à l’accoutumée [9]. Elles furent marquées par un défilé militaire impressionnant de 3.000 hommes, venus des cinq régions autonomes et formant une partie des réservistes de l’EZLN, qui se présentèrent dans un ordre parfait et leur marche était rythmée par le martèlement simultané des pas et des bâtons remplaçant les fusils.

Quant au sous-commandant “Marcos-Galéano”, il est toujours là. Il a d’ailleurs été vu ce 1er janvier 2019 passant les troupes en revue. Le sous-commandant Moisés a accusé le nouveau président du Mexique de « n’être qu’un contremaître de plus dans la grande hacienda du capitalisme mondialisé ». Il a concentré ses critiques sur les grands projets que le nouveau président promeut avec une énergie décuplée par rapport à celle de ses prédécesseurs, au nom bien sûr du progrès, de l’emploi, de la lutte contre la pauvreté, accusant ses opposants de n’être que des conservateurs, des rétrogrades, des ennemis du bien-être moderne. Mais pour les peuples indiens, et pas seulement pour eux, de tels projets signifient avant tout la spoliation de leurs territoires, la destruction accélérée de leurs modes de vie et une destruction/pollution de leur environnement. « Maintenant, nous voyons qu’ils viennent pour nous détruire, nous les peuples indiens », a résumé Moisés.

Le 16 décembre, le nouveau président est venu à Palenque, près du caracol zapatiste, et s’est prêté, pour marquer le lancement des travaux du “train maya” qui doit traverser tout le Chiapas, à un pseudo-rituel maya à la Terre Mère. Pour les zapatistes, le fait même de donner à ce projet le nom de leurs ancêtres est une véritable offense. Mais surtout, l’humiliation est venue de ce qu’il s’est adressé à la Terre Mère pour mieux masquer le fait qu’il a omis de demander leur avis aux habitants des territoires concernés, consultation qui est pourtant une obligation prévue par la convention 169 de l’OIT, ratifiée par le Mexique. « Tout ce que nous avons fait jusqu’ici, a expliqué Moisés, est le fruit de notre effort et de notre expérience et nous allons continuer à le construire ».

Ils se préparent ainsi à défendre, par tous les moyens nécessaires, cette expérience d’autonomie rebelle qu’ils ont construite depuis un quart de siècle et qui se retrouve gravement menacée par un capitalisme sans scrupules lancé à l’assaut de la planète et de l’humanité.

Le dirigeant de la communauté d’Amilcingo, Samir Flores Soberanes, a été assassiné le 20 février 2019. Il était l’un des principaux opposants au projet Integral Morelos [10] et fut délégué pendant de nombreuses années du Congrès national des peuples autochtones.

 Un exemple à suivre ?

Le mouvement zapatiste, par son expérience, ne se considère pas comme un modèle reproductible tel quel. L’autonomie ne peut être qu’une construction propre à chaque région du monde, une expérience à mener afin d’établir la vraie démocratie, de montrer que chaque peuple est capable de se gouverner lui-même. Cependant, toute autonomie s’organise autour de valeurs à teneur universelle comme le refus de l’État désormais à la solde du néolibéralisme, et celui de l’exploitation de l’homme par l’homme, symbolisé par le salariat, comme la mise en communs des moyens de production, du « nous », afin que la nouvelle société ne s’institue pas aux dépens de certains. Comme disent les zapatistes  : la liberté qu’ils explorent n’en est qu’une parmi d’autres possibles qu’il revient à chaque peuple ou nation de définir selon ses réalités géographiques, culturelles, sociales, etc…

La démarche qu’il préconise d’adopter, c’est de rouvrir le futur, c’est d’explorer un nouvel horizon qui ne cherche ni à négocier avec l’hydre maléfique, ni à rester dans le déni de la catastrophe annoncée en ce qui concerne la vie sur terre. C’est s’autoriser à percevoir un monde libéré de la folie productiviste du capitalisme. Il s’agit d’associer le souci de l’avenir et la construction, dès maintenant, d’autres mondes, d’autres manières de vivre, d’autres temporalités. Leur lutte consiste à inviter tous les peuples en résistance contre le néolibéralisme à construire un monde pouvant contenir beaucoup de mondes, pouvant contenir tous les mondes.

Dans la GR1199 (juillet 2018), l’article « Vite…un psy ! » se terminait par l’espoir que « l’occidental » atteint d’une psychose sévère liée à son passé guerrier et conquérant, s’en remette à un psy, un chaman, un peuple proche de la nature, afin de pouvoir s’engager sereinement sur une nouvelle voie. Et si c’était au mouvement zapatiste à qui revenait ce rôle de guérisseur, ce mouvement qui depuis cinq cents ans résiste contre la contamination, qui a pris vite conscience de la folie contagieuse que l’occidental a voulu lui inculquer  ? Ce mouvement qui nous invite à travailler sur nous-mêmes, à inventer une autre façon de penser, de nous débarrasser enfin de ce traumatisme lié au passé, à ces 5.000 ans parsemés de chocs psychologiques intenses, allons-nous franchir sa porte et nous étendre sur son canapé afin de nous libérer ?

Alors peut-être qu’un matin, nous regardant dans le miroir, nous pousserons cet énorme cri libérateur  : « Ya Basta  ! »


[1Sous-commandants Marcos et Moisés, Eux et Nous, éd. de l’Escargot.

[2François Cusset, Au Chiapas, la révolution s’obstine, https://www­.monde-diplomatique.fr

[3Sous-commandant Marcos, La quatrième guerre mondiale a commencé, Le Monde diplomatique, août 1997

[*Pierre Clastres (1934-1977) Anthropologue et ethnologue.

[4https://chouard.org/, Formidable « étincelle zapatiste », 21/5/016.

[5http://www.peacewatch.ch/, (2007), (cité par Véronique O’Leary, La résistance zapatiste, une étincelle altermondialiste, 3/5/2011, https://www.mouton­noir.com)

[**Le CNI, Congrès National Indigène, s’est constitué le 12 octobre 1996 avec la volonté d’être la maison de tous les indigènes, c’est-à-dire un espace où les peuples originaires peuvent exercer réflexion et solidarité afin de consolider leur résistance, définir leurs propres formes d’organisation, de représentation et de prise de décision.

[6Guillaume Goutte, Tout pour tous, éd. Libertalia.

[7https://blogs.mediapart.fr/, Jean-Marc B, La candidature zapatiste de Marichuy au Mexique, 12/3/2018.

[8https://www.courrierinternational.com/, Gérard Maïder, Le mouvement zapatiste présente une indienne à la présidentielle, 30/05/2017

[9Commémoration du vingt cinquième anniversaire, voir la vidéo sur http://enlacezapatista.ezln.org.mx/