UN très ancien lecteur de la Grande Relève » m’écrit :
« Comment se fait-il que vous ne parliez plus des destructions
scandaleuses de produits agricoles, du café brûlé
dans les locomotives, des vignes arrachées, du blé dénaturé,
du lait versé dans les égouts ? »
*
Nous avons dénoncé, il n’y a pas si longtemps encore,
la destruction massive de belles récoltes de choux-fleurs ou
de pommes de terre, en Bretagne par exemple. Mais le marché s’est
organisé, depuis l’époque où, entre la «
crise de 1929 » et le début de la guerre de 1939, la destruction
des récoltes était la première réaction
de défense de producteurs préoccupés, avant tout,
de maintenir la rareté des produits qu’ils mettaient sur le marché,
car c’est la rareté d’un produit qui permet d’en tirer le meilleur
prix... en économie libérale.
Depuis, face à l’abondance des récoltes, les producteurs
ont renoncé à l’économie libérale. Il faut
le souligner, car vouloir supprimer l’économie libérale
est le plus violent reproche qu’on nous fait, à nous distributistes.
Or c’est pourtant ce qui a été fait de la façon
la plus officielle, la plus légale et la plus large, puisqu’à
l’échelle de toute la Communauté Européenne, pour
les productions agricoles. A croire que toute l’organisation du marché
agricole a échappé à l’attention de nos détracteurs
!
Seulement voilà, il y a une différence, et elle est de
taille, entre le but que nous poursuivons et celui des organisateurs
du Marché Commun. Nous, nous disons : il faut organiser l’économie
de façon à ce que tout le monde puisse profiter de la
production réalisée répartir équitablement
entre tous le travail à faire et le pouvoir d’accès aux
biens produits, par un Service Social et un Revenu Social pour tous.
Tandis que les législateurs de la Communauté Européenne
n’ont aboli les règles de l’économie libérale que
dans le seul but de maintenir pour une seule catégorie sociale,
celle des producteurs agricoles, la rentabilité de leur travail
en leur garantissant des revenus, quels que soient les aléas
du marché.
*
Rappelons quelques faits et quelques chiffres éloquents à
propos du Marché Commun Agricole. C’est dès 1956, soit
une dizaine d’années après la guerre, que les agriculteurs
français recommencent à se plaindre « d’excédents
» et à trouver que le marché national est trop étroit.
Un an après, le 25 mars 1957, le traité de Rome institue
la Communauté Économique Européenne ayant pour
objectif d’établir une union douanière et de mettre en
oeuvre une politique économique commune à six pays européens.
Les difficultés sont telles que « l’Europe verte »
n’est achevée qu’en 1968. Quatre ans plus tard, quatre autres
pays, dont la GrandeBretagne, s’y associent. Ainsi, en 1977, la Communauté
rassemblait- elle 259 millions de consommateurs et 8,5 millions de producteurs.
On notera que malgré ces chiffres (plus de 30 consommateurs pour
un seul producteur), jamais les consommateurs n’ont eu de représentants
quand il s’est agi d’établir la politique agricole commune.
Et quelle est cette politique ? Chaque année, le Conseil des
Ministres de la Communauté fixe un prix MINIMUM pour les principales
productions agricoles, et ce prix est en général beaucoup
plus élevé que le prix pratiqué ailleurs dans le
monde. Autrement dit, les importations ne sont pas libres car les prix
que nous payons sont plus élevés que ceux que proposeraient
les concurrents étrangers. La raison en est simple : les économistes
qui ont organisé ce marché, et qui se déclarent
les défenseurs du libéralisme économique, ont décidé
de taxer les produits importés jusqu’à ce qu’ils soient
plus chers que les nôtres. Au besoin, pour annuler la concurrence,
certains produits sont interdits (ce fut le cas de la viande de boeuf
congelée jusqu’en 1978).
A l’inverse, pour permettre aux producteurs européens de vendre
leurs produits à l’extérieur de la C.E.E., un organisme
exécutif de la Communauté, le F.E.O.G.A. (Fonds Européen
d’Orientation et de Garantie Agricole, créé en 1962),
leur verse une aide à l’exportation, égale à la
différence entre le prix garanti et le prix pratiqué à
l’extérieur. C’est ainsi que la viande vendue en 1975 par les
Européens à l’U.R.S.S. au prix de 3,60 F le kilo a été
payée aux producteurs au prix garanti du marché européen,
ce qui a représenté une charge de 18,250 milliards de
francs (et non pas de centimes) pour les pays membres.
A l’intérieur de la Communauté, si le prix du marché
est supérieur au prix fixé, tout va très bien,
tant mieux pour les producteurs et tant pis pour les consommateurs.
Mais si le prix du marché (le prix « libre ») est inférieur,
le même F.E.O.G.A. a aussi pour mission de payer aux producteurs
la différence avec le prix garanti. Si ce prix du marché
devient inférieur à un prix dit de retrait, les organisations
de producteurs sont autorisées (et elles le font) à ne
pas mettre en vente les produits de leurs adhérents qui, en contrepartie,
reçoivent une indemnité. Enfin, pour les fruits et légumes
et la viande de porc, il existe un prix fixé auquel les organismes
d’intervention achètent ce qu’ils appellent les excédents
en cas dé « crise grave », c’est-à-dire lorsque
« pendant trois !ours consécutifs les cours ont été
inférieurs à ce prix ». On est bien sûr ainsi
que plus lamais les prix ne baisseront sur le marché pour la
ménagère. Notons qu’à ces sommes s’ajoutent les
montants compensatoires monétaires destinés à compenser
les disparités de prix entre les États de la Communauté
lorsque l’un d’eux dévalue sa monnaie. Ajoutons encore que les
États membres aident directement leurs propres agriculteurs :
crédits à un taux d’intérêt plus bas de 5%
que le taux courant, les contribuables payant cette différence,
prise en charge de la Sécurité Sociale, investissements
pour l’équipement des campagnes, fiscalité forfaitaire
et aides diverses : selon les données de la C.E.E., les États
interviennent ainsi pour des montants DEUX FOIS supérieurs à
ceux de la Communauté.
Et ce F.E.O.G.A., comment est-il alimenté ? On a dit, au début,
que lés taxes sur les produits importés des pays tiers
compenseraient les Montants versés aux producteurs pour leur
garantir le prix fixé. Il n’en est rien. Les dépenses
du F.E.O.G.A., rien que pour garantir les prix, sont passées
de 17 milliards de francs en 1967 à 68 milliards en 1980 !
Pourquoi cette augmentation des dépenses ? A cause de la croissance
de la production dans le monde qui, bien évidemment, entraîne
la baisse des prix sur le marché mondial. Ainsi les contribuables
sont amenés à payer de plus en plus cher pour que les
consommateurs (c’est-à-dire eux- mêmes) ne puissent pas
profiter de la baisse des cours mondiaux !
C’est pour maintenir les prix du sucre et des produits laitiers que
nous dépensons le plus. Pour le sucre, dont la production était
qualifiée d’excédentaire, le Marché Commun a fixé
en 1975-1976 un contingent, au-delà duquel les producteurs doivent
verser une cotisation destinée à financer les pertes à
l’exportation sur le marché mondial. En 1978, ces cotisations
ont constitué 21,3% de l’ensemble du budget de la C.E.E. Mais
l’année suivante, le prix garanti aux producteurs était
de 2400 F la tonne alors qu’il était descendu à 1 000
F sur le marché libre, parce que la production avait encore augmenté.
Pensez qu’en 1900, la production mondiale de sucre n’atteignait pas
10 millions de tonnes. En 1920, elle dépassait 16,8 millions,
trente ans plus tard elle avait doublé, en 1970 elle dépassait
72 millions, en 1980, 86 millions.
« Le Monde » du 3 août dernier, dans sa page économique,
titrait de façon catastrophique un véritable « effondrement
» du sucre, le cours en ayant baissé de 40% depuis le début
de l’année. Le journaliste commentait : « La raison de
cet effondrement est simple, c’est la surproduction... la récolte
de sucre pour l’exercice 1981-1982 pourrait atteindre 98 millions de
tonnes... Par ailleurs, ajoutait-il, de nouveaux producteurs apparaissent
: l’Inde, par exemple, dont la récolte est supérieure
de près de 3 millions de tonnes à la précédente,
cherche à écouler des quantités importantes de
sucre sur le marché mondial, tandis que ses stocks augmentent
rapidement ».
L’Inde ! Un des pays du monde où règne la misère
la plus noire cherche à vendre son sucre parce qu’elle en a trop
! Qui peut, devant cette énormité, soutenir une politique
économique qui ne raisonne que sur la base financière ?
On nous pousse par toutes sortes d’astuces, nous qui avons les moyens
de payer, en Europe, et de façon encore plus écoeurante
aux États-Unis, à consommer de plus en plus de sucre.
Mais les Indiens, !es Africains, les Porto-Ricains, et même les
Européens qui ne peuvent pas vendre leur travail, ne sont pas
pris en compte par ceux qui établissent les règles économiques
miques : pas de moyens de paiements ? Pas de besoins ! La production
mondiale peut déborder, elle n’est pas pour eux.
*
Après tout, fera-t-on remarquer, n’est-il pas légitime
de vouloir garantir des revenus à ceux qui produisent notre nourriture
? Bien sûr. Nous prétendons même qu’en gageant la
monnaie sur la production, c’est à tout le monde qu’on peut garantir
un revenu. Mais ce n’est pas du tout ce à quoi est parvenue la
politique agricole commune, car la grande majorité des agriculteurs,
malgré ces énormes dépenses et ces destructions
inadmissibles, se plaint de voir son niveau de vie se dégrader
de plus en plus...
Pourquoi ? Parce que cette politique garantit le même prix par
denrée à tous les agriculteurs, du petit producteur qui
a dû s’endetter pour s’acheter un tracteur au gros « industriel-agricole
» qui possède tout un parc de machines modernes. Alors
quand la Communauté décide, par exemple, de garantir une
augmentation de 1% du prix du blé, ceci se traduit, pour l’exploitant
qui produit 8 000 quintaux par an, par un apport supplémentaire
de 14 000 F, tandis que pour le petit agriculteur qui récolte
200 quintaux, ceci ne fait qu’une somme dérisoire, 360 F par
an ! Et comme sur les 600 000 exploitations qui existent en France,
moins de 3% fournissent le tiers de la production, on comprend que cette
politique faite pour les agriculteurs n’aboutit qu’à creuser
l’écart entre le niveau de vie d’une minorité de gros
exploitants, qui en sont seuls bénéficiaires et une majorité
de petits qui fournissent un gros travail mais ont de plus en plus de
mal à vivre.
Alors, est-ce bien pour en conserver ce principe que l’argent va à
l’argent et que ceux qui n’en ont pas n’ont qu’à mourir de faim
qu’il fallait abandonner le libéralisme économique ?