Incohérence agricole commune


Publication : novembre 1982
Mise en ligne : 9 janvier 2009

UN très ancien lecteur de la Grande Relève » m’écrit :
« Comment se fait-il que vous ne parliez plus des destructions scandaleuses de produits agricoles, du café brûlé dans les locomotives, des vignes arrachées, du blé dénaturé, du lait versé dans les égouts ? »

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Nous avons dénoncé, il n’y a pas si longtemps encore, la destruction massive de belles récoltes de choux-fleurs ou de pommes de terre, en Bretagne par exemple. Mais le marché s’est organisé, depuis l’époque où, entre la «  crise de 1929 » et le début de la guerre de 1939, la destruction des récoltes était la première réaction de défense de producteurs préoccupés, avant tout, de maintenir la rareté des produits qu’ils mettaient sur le marché, car c’est la rareté d’un produit qui permet d’en tirer le meilleur prix... en économie libérale.
Depuis, face à l’abondance des récoltes, les producteurs ont renoncé à l’économie libérale. Il faut le souligner, car vouloir supprimer l’économie libérale est le plus violent reproche qu’on nous fait, à nous distributistes. Or c’est pourtant ce qui a été fait de la façon la plus officielle, la plus légale et la plus large, puisqu’à l’échelle de toute la Communauté Européenne, pour les productions agricoles. A croire que toute l’organisation du marché agricole a échappé à l’attention de nos détracteurs  !
Seulement voilà, il y a une différence, et elle est de taille, entre le but que nous poursuivons et celui des organisateurs du Marché Commun. Nous, nous disons : il faut organiser l’économie de façon à ce que tout le monde puisse profiter de la production réalisée répartir équitablement entre tous le travail à faire et le pouvoir d’accès aux biens produits, par un Service Social et un Revenu Social pour tous. Tandis que les législateurs de la Communauté Européenne n’ont aboli les règles de l’économie libérale que dans le seul but de maintenir pour une seule catégorie sociale, celle des producteurs agricoles, la rentabilité de leur travail en leur garantissant des revenus, quels que soient les aléas du marché.

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Rappelons quelques faits et quelques chiffres éloquents à propos du Marché Commun Agricole. C’est dès 1956, soit une dizaine d’années après la guerre, que les agriculteurs français recommencent à se plaindre « d’excédents  » et à trouver que le marché national est trop étroit. Un an après, le 25 mars 1957, le traité de Rome institue la Communauté Économique Européenne ayant pour objectif d’établir une union douanière et de mettre en oeuvre une politique économique commune à six pays européens. Les difficultés sont telles que « l’Europe verte » n’est achevée qu’en 1968. Quatre ans plus tard, quatre autres pays, dont la GrandeBretagne, s’y associent. Ainsi, en 1977, la Communauté rassemblait- elle 259 millions de consommateurs et 8,5 millions de producteurs. On notera que malgré ces chiffres (plus de 30 consommateurs pour un seul producteur), jamais les consommateurs n’ont eu de représentants quand il s’est agi d’établir la politique agricole commune.
Et quelle est cette politique ? Chaque année, le Conseil des Ministres de la Communauté fixe un prix MINIMUM pour les principales productions agricoles, et ce prix est en général beaucoup plus élevé que le prix pratiqué ailleurs dans le monde. Autrement dit, les importations ne sont pas libres car les prix que nous payons sont plus élevés que ceux que proposeraient les concurrents étrangers. La raison en est simple : les économistes qui ont organisé ce marché, et qui se déclarent les défenseurs du libéralisme économique, ont décidé de taxer les produits importés jusqu’à ce qu’ils soient plus chers que les nôtres. Au besoin, pour annuler la concurrence, certains produits sont interdits (ce fut le cas de la viande de boeuf congelée jusqu’en 1978).
A l’inverse, pour permettre aux producteurs européens de vendre leurs produits à l’extérieur de la C.E.E., un organisme exécutif de la Communauté, le F.E.O.G.A. (Fonds Européen d’Orientation et de Garantie Agricole, créé en 1962), leur verse une aide à l’exportation, égale à la différence entre le prix garanti et le prix pratiqué à l’extérieur. C’est ainsi que la viande vendue en 1975 par les Européens à l’U.R.S.S. au prix de 3,60 F le kilo a été payée aux producteurs au prix garanti du marché européen, ce qui a représenté une charge de 18,250 milliards de francs (et non pas de centimes) pour les pays membres.
A l’intérieur de la Communauté, si le prix du marché est supérieur au prix fixé, tout va très bien, tant mieux pour les producteurs et tant pis pour les consommateurs. Mais si le prix du marché (le prix « libre ») est inférieur, le même F.E.O.G.A. a aussi pour mission de payer aux producteurs la différence avec le prix garanti. Si ce prix du marché devient inférieur à un prix dit de retrait, les organisations de producteurs sont autorisées (et elles le font) à ne pas mettre en vente les produits de leurs adhérents qui, en contrepartie, reçoivent une indemnité. Enfin, pour les fruits et légumes et la viande de porc, il existe un prix fixé auquel les organismes d’intervention achètent ce qu’ils appellent les excédents en cas dé « crise grave », c’est-à-dire lorsque « pendant trois !ours consécutifs les cours ont été inférieurs à ce prix ». On est bien sûr ainsi que plus lamais les prix ne baisseront sur le marché pour la ménagère. Notons qu’à ces sommes s’ajoutent les montants compensatoires monétaires destinés à compenser les disparités de prix entre les États de la Communauté lorsque l’un d’eux dévalue sa monnaie. Ajoutons encore que les États membres aident directement leurs propres agriculteurs : crédits à un taux d’intérêt plus bas de 5% que le taux courant, les contribuables payant cette différence, prise en charge de la Sécurité Sociale, investissements pour l’équipement des campagnes, fiscalité forfaitaire et aides diverses : selon les données de la C.E.E., les États interviennent ainsi pour des montants DEUX FOIS supérieurs à ceux de la Communauté.
Et ce F.E.O.G.A., comment est-il alimenté ? On a dit, au début, que lés taxes sur les produits importés des pays tiers compenseraient les Montants versés aux producteurs pour leur garantir le prix fixé. Il n’en est rien. Les dépenses du F.E.O.G.A., rien que pour garantir les prix, sont passées de 17 milliards de francs en 1967 à 68 milliards en 1980 !
Pourquoi cette augmentation des dépenses ? A cause de la croissance de la production dans le monde qui, bien évidemment, entraîne la baisse des prix sur le marché mondial. Ainsi les contribuables sont amenés à payer de plus en plus cher pour que les consommateurs (c’est-à-dire eux- mêmes) ne puissent pas profiter de la baisse des cours mondiaux !
C’est pour maintenir les prix du sucre et des produits laitiers que nous dépensons le plus. Pour le sucre, dont la production était qualifiée d’excédentaire, le Marché Commun a fixé en 1975-1976 un contingent, au-delà duquel les producteurs doivent verser une cotisation destinée à financer les pertes à l’exportation sur le marché mondial. En 1978, ces cotisations ont constitué 21,3% de l’ensemble du budget de la C.E.E. Mais l’année suivante, le prix garanti aux producteurs était de 2400 F la tonne alors qu’il était descendu à 1 000 F sur le marché libre, parce que la production avait encore augmenté. Pensez qu’en 1900, la production mondiale de sucre n’atteignait pas 10 millions de tonnes. En 1920, elle dépassait 16,8 millions, trente ans plus tard elle avait doublé, en 1970 elle dépassait 72 millions, en 1980, 86 millions.
« Le Monde » du 3 août dernier, dans sa page économique, titrait de façon catastrophique un véritable « effondrement  » du sucre, le cours en ayant baissé de 40% depuis le début de l’année. Le journaliste commentait : « La raison de cet effondrement est simple, c’est la surproduction... la récolte de sucre pour l’exercice 1981-1982 pourrait atteindre 98 millions de tonnes... Par ailleurs, ajoutait-il, de nouveaux producteurs apparaissent  : l’Inde, par exemple, dont la récolte est supérieure de près de 3 millions de tonnes à la précédente, cherche à écouler des quantités importantes de sucre sur le marché mondial, tandis que ses stocks augmentent rapidement ».
L’Inde ! Un des pays du monde où règne la misère la plus noire cherche à vendre son sucre parce qu’elle en a trop  ! Qui peut, devant cette énormité, soutenir une politique économique qui ne raisonne que sur la base financière ? On nous pousse par toutes sortes d’astuces, nous qui avons les moyens de payer, en Europe, et de façon encore plus écoeurante aux États-Unis, à consommer de plus en plus de sucre. Mais les Indiens, !es Africains, les Porto-Ricains, et même les Européens qui ne peuvent pas vendre leur travail, ne sont pas pris en compte par ceux qui établissent les règles économiques miques : pas de moyens de paiements ? Pas de besoins ! La production mondiale peut déborder, elle n’est pas pour eux.

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Après tout, fera-t-on remarquer, n’est-il pas légitime de vouloir garantir des revenus à ceux qui produisent notre nourriture  ? Bien sûr. Nous prétendons même qu’en gageant la monnaie sur la production, c’est à tout le monde qu’on peut garantir un revenu. Mais ce n’est pas du tout ce à quoi est parvenue la politique agricole commune, car la grande majorité des agriculteurs, malgré ces énormes dépenses et ces destructions inadmissibles, se plaint de voir son niveau de vie se dégrader de plus en plus...
Pourquoi ? Parce que cette politique garantit le même prix par denrée à tous les agriculteurs, du petit producteur qui a dû s’endetter pour s’acheter un tracteur au gros « industriel-agricole  » qui possède tout un parc de machines modernes. Alors quand la Communauté décide, par exemple, de garantir une augmentation de 1% du prix du blé, ceci se traduit, pour l’exploitant qui produit 8 000 quintaux par an, par un apport supplémentaire de 14 000 F, tandis que pour le petit agriculteur qui récolte 200 quintaux, ceci ne fait qu’une somme dérisoire, 360 F par an ! Et comme sur les 600 000 exploitations qui existent en France, moins de 3% fournissent le tiers de la production, on comprend que cette politique faite pour les agriculteurs n’aboutit qu’à creuser l’écart entre le niveau de vie d’une minorité de gros exploitants, qui en sont seuls bénéficiaires et une majorité de petits qui fournissent un gros travail mais ont de plus en plus de mal à vivre.
Alors, est-ce bien pour en conserver ce principe que l’argent va à l’argent et que ceux qui n’en ont pas n’ont qu’à mourir de faim qu’il fallait abandonner le libéralisme économique ?