L’Economie Distributive, est-ce pour demain ?
par
Publication : août 1981
Mise en ligne : 29 mai 2008
Les réflexions de Georges Krassovsky, que nous publions ci- dessous, nous montrent qu’une lecture hâtive de nos thèses peut mener à des interprétations inattendues...
Et ceci nous amène à ouvrir ici un débat sur la société distributive, car nos lecteurs profiteront certainement des loisirs qu’offrent les vacances pour réfléchir aux questions soulevées et pour répondre à G. Krassovsky. Nous publierons leurs réflexions au fur et à mesure qu’elles nous parviendront et souhaitons que cet échange de vues soit approfondi et vivant.
J’AI reçu, il y a quelques jours, une intéressante brochure
de Marcel Dieudonné, intitulée Construire l’avenir. L’auteur,
qui est un partisan convaincu de l’économie distributive, y affirme
que cette dernière serait déjà réalisée
à 40 % par le truchement de l’argent que l’Etat donne à
1 500 000 chômeurs, 1 200 000 handicapés physiques et mentaux,
à des millions de parents ayant charge d’enfants, à des
millions de personnes âgées dont les ressources sont insuffisantes,
à des millions de veuves et de mutilés de guerre, de pensionnés
civils et militaires, de femmes isolées ayant charge de famille,
de subventionnés agricoles ou artisanaux, etc. Toujours d’après
l’auteur : « Ces centaines d’indemnités, de primes, d’allocations,
de pensions et de subventions sont, pour leurs bénéficiaires,
des revenus de consommation, ainsi appelés parce qu’ils sont
accordés sans contre-partie de travail. »
Marcel Dieudonné a l’air de se réjouir beaucoup de ce
phénomène, y voyant un début de réalisation
de ses aspirations « abondancistes » et « distributistes
». J’avoue que, pour ma part, je ne partage pas entièrement
son optimisme. Il s’agit, à mon avis, plutôt d’aumônes,
et un bon nombre d’assistés qui en bénéficient
perçoivent juste assez pour ne pas mourir de faim. Ce qui donne
un avant-goût plutôt amer de « l’économie distributive
». Il semblerait, en outre, que l’argent ainsi distribué
soit prélevé surtout sur la classe moyenne et les petites
et moyennes entreprises qualifiées de « nanties »,
sans que les grandes entreprises d’armement, d’automobiles, du nucléaire,
de pétrochimie, etc., soient remises en cause ou voient leurs
bénéfices diminuer au profit des déshérités.
Ceci pour ce qui concerne le présent. Quant à l’avenir,
l’auteur de Construire l’avenir affirme que « la croissance des
charges sociales (c’est-à-dire des « revenus de consommation
» distribués) atteindra plus ou moins rapidement - selon
l’action accélératrice ou retardatrice du gouvernement
- les taux de 50 %..., 80% ..., 90 %. Au taux de 100 %, obtenu grâce
à un coup de pouce final, tous les revenus seront des revenus
de consommation. Par contre, personne ne recevra de rémunération
de son travail, quel qu’il soit. La gratuité de tous les revenus
aura pour complément la gratuité de toutes les activités.
Ces dernières seront devenues des prestations professionnelles.
Autrement dit, chacun sera rétribué en sa qualité
de consommateur, personne en sa qualité de producteurs de biens
et de services ».
Il me semble que cette vision idyllique de l’avenir n’est pas propre
uniquement à M. Dieudonné. Tous les partisans de l’Economie
distributive qui se réfèrent aux théories de Jacques
Duboin la partagent sûrement.
LES GENS NE SONT NI SAGES NI FRATERNELS
Afin d’éviter tout malentendu, je tiens à dire tout de
suite qu’une telle société me conviendrait parfaitement.
J’ai en effet la chance d’avoir des besoins matériels très
modestes : nourriture saine et simple, des vêtements et un lieu
d’habitation décents, je ne fume pas, ne bois pas d’alcool, me
passe très bien du confort, de l’automobile et des différents
gadgets présentés comme des « biens » de consommation.
Je recevrai, par consé
quent, avec gratitude un revenu qui me permettrait de satisfaire ces
besoins, et serai prêt à m’en acquitter en exerçant
une activité utile à la société à
laquelle j’appartiens. Et ceci d’autant plus volontiers, bien sûr,
si la durée du travail n’est pas trop longue et que ce dernier
n’est pas trop pénible et ne risque pas de compromettre ma santé.
Il en résulte qu’une économie distributive, même
très austère, m’irait comme un gant, et je ne me sentirais
nullement frustré à l’idée que d’autres reçoivent
davantage que moi, aient une garde-robe plus garnie, un logement plus
spacieux, etc. Oui, mais, sans en tirer la moindre vanité, j’ai
franchement l’impression que les êtres comme moi sont actuellement
plutôt exceptionnels. Et alors je suis bien obligé de me
demander ce qui se passerait si tout devenait gratuit et si l’obligation
de travailler devenait purement morale. C’est-à-dire si on travaillait
non pour gagner sa vie ou s’enrichir mais pour rendre service aux autres
et à la communauté.
Qu’adviendrait-il si le revenu de consommation, même considérable,
était distribué à 100 % ? Pour les gens sages et
fraternels, ce serait parfait. Ils s’en acquitteraient sûrement
de bonne grâce par un travail bénévole destiné
à assurer la production indispensable pour tous. Mais combien
sont-ils actuellement ces gens « sages et fraternels » ?
Je crains qu’il ne s’agisse que d’une très faible minorité.
Tous les autres - j’entends par là tous ceux qui éprouvent
le besoin forcené de posséder plus que les autres, de
se mettre en valeur, etc. - ne se montreraient-ils pas, comme à
l’habitude, avides et insatiables ? Et je ne parle pas que de la nourriture
que nous ne pouvons absorber qu’en quantité limitée, mais
de tous les autres « biens » de consommation. Les vêtements
(qui ne souhaiterait une garde-robe bien garnie, de beaux costumes,
des robes élégantes, des manteaux « chics »,
etc.). Le logement (qui ne préfèrerait habiter dans une
villa plutôt que dans une mansarde, et même avoir plusieurs
résidences : studio ou appartements en ville et pavillon à
la campagne ?). Voiture : là encore il existe une gamme très
variée, et ce sont évidemment les voitures les plus belles
et les plus puissantes qui auraient le plus de preneurs (surtout avec
l’essence gratuite !). Mentionnons enfin les livres, les objets d’art
qu’il est bien agréable de posséder chez soi. Dans tous
ces domaines, pourquoi les uns devraient-ils se contenter de ceci et
d’autres avoir la jouissance de cela ? Qui le déciderait ? Selon
quels critères ? Des vêtements à gogo ? Des villas
et des appartements luxueux pour tout le monde ? Bibliothèques
et musée à domicile ? Une belle voiture pour chacun ?
Et, si on va par là, pourquoi pas un avion personnel ? Cela créerait-il
des embouteillages monstrueux sur terre et dans le ciel ? Qu’à
cela ne tienne ! Il se trouverait bien des agents de la circulation
bénévoles pour régler tout cela...
Un élémentaire bon sens suffit pour se rendre compte que
notre rêve généreux nous mène à l’absurde
et que cette société de prise sur le tas n’est sûrement
pas pour demain. On se dit même qu’il est somme toute heureux
qu’il y ait des contingences d’ordre économique pour mettre un
frein à certains appétits...
Vers le Goulag ?
Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi le problème du travail.
On aura beau construire des machines de plus en plus perfectionnées,
il faudra consacrer un certain temps à fabriquer ces machines,
et ensuite les contrôler et les réparer. Il y aura en outre
toujours des travaux pénibles. Si le travail n’est pas obligatoire,
qui acceptera de le faire ? Qui acceptera de poursuivre des études
souvent ardues pour acquérir un métier ? N’est-ce pas
la loi du moindre effort qui prévaudra le plus souvent ? On a
certes tous un besoin d’activité, mais les distractions, le sport,
les voyages pourraient très bien y suppléer. Les transports
étant gratuits, on pourrait passer sa vie à voyager. Encore
faudrait-il qu’il y ait des personnes dévouées pour assurer
la bonne marche des trains, des bateaux et des avions. S’en trouvera
t-il ?
Donnons, pour terminer, une situation tout ce qu’il y a de plus concrète
: une famille, qui habite dans une spacieuse villa, constate une fuite
d’eau dans la salle de bain qui risque d’inonder tout le rez-de-chaussée.
On appelle un plombier. Ce dernier - faute de villa disponible - habite
avec sa femme et ses gosses dans une mansarde. Il trouve que c’est injuste,
mais comme c’est un brave homme il est prêt à aller réparer
la fuite. Manque de chance, sa voiture est en panne. Il va chez le mécanicien
qui, normalement, devrait la lui réparer gratuitement, mais le
mécanicien est tombé malade (il y a tant de voitures à
réparer !) il est couché et attend le médecin,
mais il se fait que ce dernier joue précisément ce matin
au tennis. Pendant ce temps la fuite continue... Ce n’est qu’un exemple
entre mille autres, mais on voit tout de suite que la moindre prestation
implique une chaîne de solidarité absolument impensable.
Qu’il y ait la moindre faille et rien ne va plus. Non, franchement,
on ne voit pas comment une société à 100 % distributive
pourrait fonctionner sans un nivellement qui ne serait sûrement
pas du goût de tout le monde. Il faudrait instaurer, en outre,
le contingentement par tickets (comme pendant la dernière guerre
!), une bureaucratie monstrueuse et, en fin de compte, un système
de coercition qui transformerait la société entière
en un immense champ de concentration. - « Non, merci ! »
(comme pour le nucléaire !).
Un double circuit ?
Faut-il déduire de tout ce qui précède qu’il faille
renoncer au principe même de l’Economie Distributive ? Certes
pas ! Mais il faudrait envisager la création d’un double circuit,
ce qui est peut-être justement en train de se créer. L’analyse
donnée plus haut par Marcel Dieudonné en fait foi. En
termes clairs, cela signifierait l’adoption de deux secteurs de vie
économique. D’une part, le secteur distributif qui assurerait
à chaque citoyen un revenu social qui devrait lui permettre de
vivre modestement mais décemment. Un certain nombre de personnes
sages et bien équilibrées s’en contenteraient sûrement
et seraient même prêtes à consacrer une partie de
leur temps à rendre de menus services à la communauté
qui les entretiendraient. Et puis, d’autre part, un deuxième
secteur pour les voraces, les ambitieux, les insatiables qui, par leurs
initiatives et leur acharnement au travail, pourraient s’enrichir et
acquérir toutes sortes de choses superflues susceptibles de leur
faire plaisir et de les « valoriser » aux yeux des autres
et à leurs propres yeux. Il faudrait, toutefois, surveiller de
près leur esprit inventif afin que leur suractivité ne
porte pas atteinte aux équilibres naturels dont dépend
la vie de tous.
Il s’agirait, somme toute, d’une synthèse entre un socialisme
distributif généralisé et un capitalisme sauvage
auquel pourrait s’adonner une catégorie de la population com
posée de gens particulièrement avides et agités.
Le tout coiffé par un contrôle d’ordre écologique
auquel il appartiendrait de fixer les limites de la croissance en imposant
des garde-fous.
Est-ce qu’une telle synthèse est possible ? C’est aux défenseurs
de l’Economie Distributive de répondre. Pour ma part, je crois
que c’est la seule solution qui ne soit pas utopique. La preuve ? Nous
nous y acheminons rapidement. J’ajouterai, en outre, que seule cette
synthèse m’apparaît susceptible d’instaurer non seulement
la paix sociale mais, ce qui est à l’heure actuelle encore plus
important, la paix entre les pays socialistes et les pays capitalistes.
La voix du milieu est toujours la meilleure car elle résout tout
et réconcilie tout le monde.