L’abondance et la religion

par l’abbé MONIN, curé de Jouarre
LES CONFÉRENCES DE LA SALLE POISSONNIÈRE
par  Abbé MONIN
Publication : 19 juin 1939
Mise en ligne : 14 juillet 2006

 CONFERENCE DU 21 AVRIL 1939

Cette conférence a eu un très vif succès, l’assistance étant particulièrement nombreuse et attentive.

On entendit d’abord le R.P. Delorme, des Frères Prêcheurs, sur l’attitude de l’Eglise vis-à-vis du prêt à intérêt. Il rappela qu’elle l’avait toujours condamné et que sans l’intérêt du capital, le régime social serait tout différent de ce qu’il est devenu aujourd’hui. Cette conference très documentée fut beaucoup applaudie.

Ensuite M. l’abbé Monin, curé de Jouarre, fit une intervention qu’acclama l’assistance tout entière. Nous la reproduisons ci-dessous :

 Mesdames, messieurs.

Voici deux ans environ que mon attention a été, attirée vers la doctrine de l’Abondance, si lumineusement conçue et propagée par M. Jacques Duboin. Tout de suite, je fus conquis. Depuis ce temps, je cherche en vain, contre cette doctrine, des objections sérieuses du point de vue économique. Je n’en trouve pas. Vous non plus, probablement, puisque la plupart d’entre vous sont, je pense, les auditeurs assidus de cette tribune de l’ABONDANCE.

Mais, je me suis demandé, et un certain nombre d’entre vous ont peut-être aussi la curiosité de savoir, s’il n’y aurait pas, à cette doctrine, des objections du point de vue religieux. Je n’en trouve pas non plus. Bien mieux, je pense que l’instauration du régime de l’Abondance favoriserait l’essor religieux d’un grand nombre d’âmes de bonne volonté. Je me contenterai de vous en signaler deux preuves qui me paraissent éminentes parmi beaucoup d’autres :

1° La disparition du profit, nid à injustices et à crimes ;

2° La possibilité offerte à tous, sans exception, de parvenir à la plus haute culture intellectuelle dont chacun sera capable.

Deux progrès dont nous devons nous réjouir hautement du point de vue moral, c’est-à-dire du point de vue religieux.

Je dois d’abord vous déclarer que, prêtre catholique, je ne suis venu ici que de mon propre mouvement, invité par quelques amis, n’ayant reçu mandat d’aucun de mes chefs, donc n’engageant que ma responsabilité personnelle. Attaché à une institution que je m’efforce de servir depuis le temps où je gazouillais sur les genoux de ma mère, je serais fâché qu’une maladresse d’expression, ou de pensée, pût contrarier en quoi que ce soit l’autorité spirituelle à laquelle je veux être dévoué. C’est dire que j’accepte d’avance toute observation qui pourrait m’être faite de source compétente. De même, appréciant l’avantage de vivre en pays de liberté, je vous expose ma façon de penser en vous assurant qu’en toute simplicité je la soumets à vos libres discussions.

D’ailleurs, je me rassure en me rappelant que le cardinal Pacelli - dans son magistral discours Notre-Dame de paris, il y a deux ans, et aussi dans l’allocution que, à Pâques dernières, devenu le pape Pie XII, il a donnée pour définir les conditions de la paix - a évoqué le progrès technique prodigieux réalisé ces derniers temps, et affirmé la nécessité d’en répartir équitablement les produits, en deux passages où il nous et permis d’apercevoir une allusion transparente, je ne dis pas à la personne même de M. Jacques Duboin, mais du moins à son oeuvre, la doctrine de l’Abondance.

Nous nous rappelons aussi que M. le chanoine Chevrot - depuis hier Mgr Chevrot - dans une de ses récentes conférences à Notre-Dame, a vigoureusement affirmé le droit pour tout homme, dès l’instant qu’il arrive à l’existence, de trouver sur la terre tous les moyens qui lui sont nécessaires pour réaliser sa destinée.

Enfin, s’il m’arrive d’égratigner un peu le régime capitaliste, je prie mes coreligionnaires de ne point s’en offusquer. Ce n’est pas moi qui ai commencé : c’est le pape Pie XI, dans son Encyclique Quadragesimo anno. D’ailleurs, si je m’autorise de sa sévérité envers les déviations actuelles du capitalisme, je m’efforcerai d’imiter sa charité envers les possesseurs de capitaux. Sévérité envers le régime ; indulgence envers les personnes. A part quelques bandits, il y a une grande masse de braves gens, possesseurs de capitaux, qui commettent des injustices sans le vouloir et le plus honnêtement du monde, parce qu’ils sont pris dans l’engrenage du régime : ils ne seront délivrés que lorsque, messieurs de l’Abondance, vous aurez changé le mécanisme économique.

 A. - DISPARITION DU PROFIT

Je serai sévère pour le profit, et je vous félicite, messieurs, de travailler à le faire disparaître. Déjà, il agonise en fait ; vous allez, en droit, l’achever.

Le profit est un élément essentiel du régime capitaliste. En ce régime, impossible de vivre sans le profit.

Qu’est-ce donc que le profit ?

C’est l’art de faire passer dans sa poche l’argent qui est dans la poche des autres.

Les moyens pour y réussir sont très variés et beaucoup de ces moyens sont colorés des apparences de la plus parfaite honnêteté. Mais avouons que cet art est de nature très apparentée au vol.

Il peut se faire qu’au début des civilisations, lorsque la vie et -les transactions étaient extrêmement simples, le profit fût légitime parce qu’il dérivait d’un contrat librement consenti.

 - Passe-moi ta hache de silex et je te donnerai trois moutons.

L’un possède une multitude de moutons, et il considère que le sacrifice est minime d’en abandonner trois pour avoir une hache de silex. L’autre, fatigué peut-être d’un long régime végétarien, aimerait bien goûter au rôti de mouton, et pense que pour cette joie entrevue il peut bien abandonner sa hache. Les avantages, de part et d’autre, quoique de nature bien différente, s’équilibrent dans l’opinion des contractants. Il y a profit des deux côtés, et profit équitable parce que le contrat a été librement discuté et consenti.

Mais aujourd’hui, avec la complexité de la vie moderne, les contrats de ce genre ne peuvent plus être librement discutée ni consentis. Les contractants ne peuvent même pas se rencontrer : ils sont anonymes l’un pour l’autre.

Exemple : Me paroissiens, cultivatours, savent combien je suis heureux pour eux que des améliorations sociales leur permettent d’être plus raisonnablement récompensés de leur labeur assidu. Ils travaillent dur ; ils sont à la merci des intempéries : il est juste que leurs produits se vendent bien. J’applaudis, d’ailleurs, à tous les progrès sociaux réalisés à notre époque pour les diverses catégories de citoyens.

Mais, dans le régime capitaliste, ces progrès se réalisent toujours aux dépens de quelqu’un. Progrès intéressants, oui ! Mais il faut que quelqu’un les paie, et les paie sans être libre de discuter, malgré notre régime de liberté.

Croyez-vous que je puisse aller trouver mon boulanger et lui confier que mes ressources trop modestes m’empêchent absolument de payer le pain si cher ? Il me plaindra de toute son âme ; mais il ne baissera pas ses prix. Ce sera pour moi à prendre ou à laisser : je devrai ou payer le prix, ou me passer de pain.

Quand les acheteurs de pain s’apercevront que le poids des améliorations agricoles retombe sur eux, ils se grouperont à leur tour, obtiendront des pouvoirs publics une amelioration, laquelle retombera sur une autre catégorie de citoyens. Ceux-ci, à leur tour, finiront par s’apercevoir que la charge s’alourdit : ils se grouperont, réclameront... Et ainsi de suite, de cascade en cascade, les améliorations et les surchargea se pousseront mutuellement : elles changeront de place, mais ne s’équilibreront jamais. En régime capitaliste, le profit ne se réalise qu’aux dépens d’un tiers, ou d’une multitude de tiers.

Pour me permettre de juger sévèrement cet élément essentiel du capitalisme, le profit, faisons une distinction qui peut vous paraître artificielle, mais sans laquelle nous ne pourrions, dans un problème de morale, porter un jugement équitable. Distinguons d’une part le profit lui-même, ce phénomène social, inhérent au capitalisme, qui consiste à dériver vers sol l’argent des autres, et, d’autre part, les personnes qui bénéficient de ce profit. Le fait, d’un côté ; les personnes, de l’autre. L’acte, d’un côté ; l’argent, de l’autre.

Vous admettez facilement cette distinction dans le cas du mécanicien de locomotive qui, engageant son train dans une descente, s’aperçoit avec terreur que ses freins ne fonctionnent plus. Les lois da la pesanteur, de l’accélération de la vitesse, agissent impitoyablement : c’est la catastrophe ! Comment jugez-vous le fait d’une part, l’agent, de l’autre ? Le fait est effroyabIe. L’agent, le mécanicien, n’est pas coupable. Il aurait fallu renouveler ses freins.

Ainsi en est-il dans l’organisme social. Le profit est une vilaine chose ; mais, à part quelques bandits, la grande masse des bénéficiaires du profit ne sont pas coupables. Ils sont pris dans l’engrenage capitaliste, et, sous peine de se laisser broyer, ils doivent réaliser des profits, le plus de profits possible. En régime capitaliste, le profit est une nécessité ; plus que cela : un devoir. Le malheur est que ce profit se réalise toujours aux dépens des autres. Il est facteur de lutte et non de concorde. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on s’indigne contre un régime dont la loi est de lancer tous les hommes à l’assaut du profit, aux dépens de leurs semblables. Puisque le profit est actuellement indispensable à la vie, chacun essaye de devancer ses concurrents, par la vitesse, par l’habileté. Tant mieux pour les plus habiles ! Malheur aux faibles ! Chacun veut vivre, et ventre affamé n’a point d’oreilles ! De là naissent les ambitions, les vilenies, les ruses, le banditisme, les guerres. Stigmatisons un régime qui porte en soi un tel germe de violences ! Plaignons les hommes qui sont obligés de vivre dans ce mécanisme sans pitié !

Mais voici que, sur les champs meurtris de la grande guerre, s’élève une aube de progrès technique d’une beauté et d’une fécondité prodigieuses. Les forces de la nature, disciplinées, font des miracles et produisent du blé, du vin, du café, du sucre, des autos à ne plus savoir qu’en faire ; les récréations, de l’art, de la musique répandus jusque dans les villages les plus reculés. Et une nouvelle Economie, faisant fi de l’argent d’autrefois, propose de répartir ces richesses vitales entre tous, sans exception, de façon que tout être humain, arrivant à l’existence, soit assuré de recevoir sa part de confortable sans que ce prélèvement nuise à la part des autres. C’est, à la loi de la jungle, substituer la loi de l’amour. Comment ne pas vous applaudir, Messieurs de l’ABONDANCE, au nom de la morale, c’est-à-dire de la religion ?

Et ici je veux répondre, toujours au nom de la morale, à une objection :

 - si vous supprimez le profit, puissant stimulant de l’activité humaine, par quoi le remplacerez-vous ? N’allez-vous pas rendre tout le monde paresseux ?

 - Je reconnais que le profit est un puissant stimulant de l’activité. Toutefois, pour tempérer notre regret de le voir disparaître, n’oublions pas que, s’il est stimulant du labeur honnête, il est aussi stimulant du crime. Ce n’est pas une médaille pure c’est une médaille au revers effroyable.

Par quoi le remplacer ?

Mais, tout simplement, par l’amour-propre du travail bien fait et du travail accompli pour le bonheur de tous. Je ne crois pas que l’homme soit ; naturellement paresseux. La paresse et une déviation morbide. Qu’est-ce qui fatigue l’homme et le rend paresseux ? C’est le travail qui n’aboutit pas, le travail qui ne sert à rien, le labeur perdu, malgré lequel l’homme trouvera, ce soir, en rentrant, la misère cramponnée, comme hier, son foyer, sans qu’aucune amélioration puisse être raisonnablement entrevue. Voilà ce qui fatigue l’homme et le démoralise. Mais le travail fécond, dont on voit les résultats naître, grandir, s’amplifier et apporter à soi-même et aux siens l’aisance et le confortable, ce travail, lorsque chacun saura qu’il peine, non pas pour un actionnaire anonyme, mais pour toute la communauté, et que son travail est la condition nécessaire et suffisante pour que chaque membre de la grande famille humaine, sans exception, ait sa juste part de confortable et d’aisance ! Les conditions psychologiques du travail seront complètement renouvelées. Dans ce nouveau régime, on ne pourra plus trouver de petits manœuvres qui se glorifient d’être les « mange-bénéfices du patron ». Vous imaginez tous avec quel entrain, quel enthousiasme chacun fournira son « service social » lorsque, sur un chantier, dans un atelier, ou dans un bureau d’études, tombera cette apostrophe :

« Camarades ! Vous savez pour qui vous travaillez ! Pas de fainéants parmi nous ! »

 B. - Généralisation de la haute culture intellectuelle

Le manque d’argent ne sera plus un obstacle. Tout enfant qui sera suffisamment doué aura toutes les facilités pour accéder à la plus haute culture dont il sera capable. Mise en valeur de notre capital intellectuel. c’est un progrès !

Permettez-moi un souvenir personnel.

Je suis né de modestes cultivateurs, et jamais je n’aurais pu faire d’études, en ce temps-là, si l’Eglise ne m’avait pas accordé l’instruction gratuite. Je me souviens toujours de l’impression profonde que j’ai ressentie, un jour, au cours de mes études, lorsque je commençais à découvrir, avec ravissement, le maniement de la pensée. Je revois encore la place, la table d’études en bois noir, où comparant le plaisir délicat qui se révélait à moi avec les occupations de mes camardes laissés au village et restés laboureurs, maçons, sabotiers, je me sentis pénétré d’une intense émotion de reconnaissance à l’égard de ceux qui avaient pris soin de mon éducation.

Pourquoi donc ces joies intellectuelles, élevées et élevantes, ne seraient-elles pas offertes à tous les enfants qui en sont capables ? La diffusion gratuite de l’instruction a fait des progrès auxquels j’applaudis. Mais on peut et on doit faire mieux. Il y a sûrement, parmi les pauvres, des enfants intelligents, qui, cultivés, deviendraient des lumières. Il faut exploiter ce capital intellectuel.

 - Mais, dira-t-on, vous allez encombrer le monde de déclassés !

 - Le monde capitaliste, oui ! Mais pas le monde de l’ABONDANCE ! D’ailleurs, il n’y aura plus de classes. Mais j’accepte quand même cette appellation de «  déclassés  », en ce sens que quantité d’êtres humains seront sortis de la classe misérable où les aurait maintenus leur ignorance, d’une classe où toute leur vie ils auraient dépensé une énergie qu’on ne peut évaluer qu’en kilogrammètres, - comme l’énergie d’un cheval - et qu’au contraire ils accéderont à une région supérieure, où les préoccupations scientifiques, littéraires, artistiques, religieuses, leur permettront de mener, véritablement à l’abri du souci matériel, une vie d’homme.

Ceci, du point de vue moral, est un progrès indéniable.

Et vous avez peur qu’on ne trouve plus personne pour les travaux manuels ? Ne savez-vous pas qu’aujourd’hui les travaux les plus salissants se font en pantalon blanc, par des employés sélects, qui n’ont qu’à surveiller un cadran et à peser sur quelques boutons ? Ce sera bien plus parfait encore dans le régime de l’Abondance. Mettons les choses au pire. Supposons que nos ingénieurs n’arrivent pas, malgré leur ingéniosité et leurs règles à calcul, à rendre automatiques certains travaux humiliants, j’ai confiance que les hommes cultivés j’entends par « homme cultivé » l’homme complet, qui ne se cantonne pas exclusivement dans ses spéculations théoriques, mais qui sait, quand il le faut, mettre la main à la pâte - j’ai confiance que les hommes cultivés, dans le régime de l’Abondance, accompliront joyeusement le service social qui leur sera demandé et qu’ils sauraient même, l’on ne pouvait faire autrement, chausser les bottes de caoutchouc, assurés chacun que les facilités d’hygiène auront été portées au maximum.

Vous plaçant strictement sur le plan économique, vous réalisez les conditions matérielles nécessaires à l’épanouissement complet de la personne humaine. Vous n’êtes pas un mouvement confessionnel et vous ne pouvez pas l’être. Mais vous avez la sagesse de ne pas amputer l’homme de ce qui fait sa noblesse, de ses aspirations vers l’idéal. C’est justement pour faciliter l’ascension de chacun, selon son attrait personnel, vers le sommets de la science, de la littérature, de l’art de la religion, que vous voulez, par la technique et par l’organisation, alléger le poids des difficultés matérielles qui, pesant encore si lourdement sur tant de gens, compriment des élans qui pourraient être si généreux. Vous ne poursuivez pas un but religieux. Mais, en réalisant la justice, vous nous offrez, comme à tout le monde, une demeure matérielle où nos aspirations se trouveront à l’aise. Quelles facilités, pour notre ministère paroissial, pour nos séminaires, pour notre apostolat, si, en échange de quelques heures de « service social », nous pouvions être dégagés de tout souci matériel !

Donc, de notre point de vue religieux, nous ne pouvons que nous réjouir de si alléchantes perspectives et souhaiter prompt succès aux théoriciens et aux techniciens de l’Abondance.