L’allocation universelle


par  J.-P. MON
Mise en ligne : 30 avril 2009

L’intérêt récemment porté par les médias à l’allocation universelle, amène Jean-Pierre Mon à préciser une fois de plus la proposition de revenu social qui constitue l’une des bases fondamentales de l’économie distributive.

Depuis le début de cette année 2009, nous avons pu voir et entendre sur les chaînes de France Télévision le très médiatique professeur d’économie Jacques Marseille, communiste repenti, se déclarer favorable à l’instauration d’un revenu minimum d’existence. L’économiste Bernard Maris, alias “Oncle Bernard” dans Charlie Hebdo, en a fait successivement sa chronique dans Marianne 2 du 9 mars sous le titre « Un revenu minimum d’existence, sinon rien », puis le 23 mars sur France Inter dans “L’économie autrement”, en se référant presque exclusivement aux travaux de Yoland Bresson. Le Sarkophage dans son numéro 10 (janvier-mars 2009) a publié un article de Baptiste Mylondo [1] sur le revenu garanti, intitulé « Face à la crise, peut-on payer les gens à ne rien faire ? » et le mensuel Silence (N° 366, mars 2009) fait sous le titre « Ni pauvres, ni soumis », le compte rendu d’un débat contradictoire entre, notamment, Michel Bernard (du comité de rédaction de Silence), Baptiste Mylondo, François Menduni [2] … Dans ces textes, on retrouve les deux thèmes qui ont principalement animé les nombreux congrès de BIEN [3] depuis sa création en 1986 [4] : comment financer l’allocation universelle ? et doit-elle être, ou non, intégralement inconditionnelle ?

Dans Le Sarkophage, Mylondo résume ainsi son article : « Les milieux antiproductivistes ont relancé la question d’un revenu garanti. Cette idée soulève nombre de questions éthiques ou morales qui restent malheureusement largement occultées par de simples considérations comptables. La question du financement reste une objection facile permettant de balayer d’un revers de main une proposition jugée utopique. Pour rouvrir le débat sur ce revenu inconditionnel, le défi comptable doit donc être relevé ». Une remarque au passage : je ne suis pas du tout sûr que les milieux antiproductivistes soient les seuls à vouloir relancer le débat, il intéresse beaucoup aussi les milieux de droite (Balladur, Boutin y sont favorables) parce que l’instauration d’un faible revenu garanti permettrait au patronat d’abaisser encore plus les salaires… en toute bonne conscience ! J’y reviens plus loin.

 Qu’entend-t-on par allocation universelle ?

J’ai utilisé jusqu’ici, volontairement, les expressions allocation universelle, revenu minimum d’existence et revenu garanti pour désigner le versement d’une allocation monétaire forfaitaire. On trouve aussi dans la littérature socio-économique [5] : revenu social garanti (RSG) proposé par Alexandre Marc dans les années 30, repris actuellement par Marc Heim ; revenu de citoyenneté, revenu de base, revenu minimum européen, revenu européen de citoyenneté, revenu citoyen universel, revenu minimum de citoyenneté, et, bien sûr, le revenu social proposé par Jacques Duboin mais que les jeunes auteurs semblent ne pas connaître…

Bref, une chatte n’y retrouverait pas ses petits !

Il est nécessaire de préciser la teneur de ces propositions car leurs contenus sont souvent très différents, comme le montre d’ailleurs Mylondo dans le Sarkophage. Pour ajouter un peu plus à la confusion certains journalistes, et même quelques économistes, y incluent le concept d’impôt négatif proposé [6] par Milton Friedman pour remplacer les dispositifs de protection sociale existants.

Dans ce qui suit, nous utiliserons la définition donnée par l’association internationale BIEN : Au sens large, l’allocation universelle est « un revenu accordé à tous individuellement, sans condition ». Je précise « au sens large », car on trouve souvent dans la littérature de BIEN des descriptions de mises en œuvre dans certains pays de dispositifs qualifiés d’allocation universelle mais qui, ne concernant en fait que certaines franges de la population, ne sont donc pas universels. Cela peut cependant constituer un progrès pour des populations très démunies, mais ce n’est pas ça qui fera changer l’esprit du système actuel.

Le critère essentiel qui permet de distinguer les propositions d’inspiration “libérale”, qui ne remettent pas en cause le système actuel, de celles qui, au contraire, conduisent à un dépassement de la condition salariale, est le montant de ce revenu garanti. En effet, seul un revenu suffisant pour satisfaire les besoins vitaux (alimentation, logement, habillement, auxquels il faut ajouter santé, éducation, culture) rend possible une transformation profonde des rapports salariaux. Comme l’explique André Gorz : « un “revenu d’existence“ très bas est, en fait, une subvention aux employeurs. Elle leur permet de se procurer un travail en dessous du salaire de subsistance. Mais ce qu’elle permet aux employeurs, elle l’impose aux employés. Faute d’être assurés d’un revenu de base suffisant, ils seront continuellement à la recherche d’une vacation, d’une “mission” d’intérim ; donc incapables d’un projet de vie multi-active. Le “revenu d’existence” permet dès lors de donner un formidable coup d’accélérateur à la déréglementation, à la précarisation, à la “flexibilisation” du rapport salarial, à son remplacement par un rapport commercial » [7].

 Où en sommes-nous ?

Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, l’idée d’allocation universelle est en France peu répandue et majoritairement refusée par l’ensemble de la classe politique (à l’exception, peut-être de quelques Verts et d’Utopia...). Si, quelquefois, les médias en parlent c’est au “revenu d’existence” proposé par Yoland Bresson et AIRE [8] qu’ils font référence. Ce dernier avait annoncé en 2004, au congrès de BIEN qui se tenait à Barcelone, que Mme Boutin, actuelle ministre du logement, l’avait repris à son compte, sous le nom de dividende universel et qu’elle allait le mettre dans son programme pour se présenter aux élections présidentielles, les banques étant d’accord pour aider l’État à le financer à un taux d’intérêt extrêmement bas. Mais son montant, évalué à environ 300 euros par mois, ne permet évidemment pas de survivre ! Alors la série d’acrobaties comptables à laquelle se livre Mylondo dans le Sarkophage pour montrer qu’il serait possible de financer un « revenu inconditionnel authentique » par des transferts budgétaires et une refonte des impôts, qu’il conclut en affirmant que « la possibilité de garantir à chaque citoyen un niveau de vie égal au seuil de pauvreté est une évidence comptable » sont inutiles. Avec une telle ambition, le capitalisme a encore de beaux jours devant lui !

 Obstacles psychologiques

Plus qu’une question de financement, l’argument essentiel contre l’allocation universelle est la persistance du mythe du travail. On se souvient des imprécations de la droite contre les 35 heures : « il faut remettre la France au travail », du slogan sarkozien « travailler plus pour gagner plus » et à gauche, des déclarations telles que celles de Paul Pacot [9] : « la gauche ne peut être majoritaire qu’en rassemblant de larges parts des diverse catégories “populaires” et de certaines fractions des élites intellectuelles et économiques sur la base d’une vision du monde qui place le travail comme principale source de dignité ». Autant dire que la malédiction divine : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » sévit partout. Quant au salarié moyen ou l’artisan, il ne manque pas de s’écrier : « j’en ai marre de payer des impôts pour entretenir des gens qui ne font rien », en parlant des chômeurs, par exemple.

Autre obstacle psychologique : la résistance au changement, la peur de perdre les repères apportés par le travail salarié. Depuis trois siècles environ, le travail salarié constitue le cœur du lien social et c’est en vue d’un travail dans un emploi rémunéré qu’est dispensée l’éducation. C’est lui qui par la hiérarchie des revenus détermine les niveaux sociaux …

Mais si tout à coup, d’autres modes de répartition des richesses nous assurent un avenir confortable, qu’allons-nous faire de notre vie ? Le changement est en effet considérable. C’est ce qui faisait dire à Keynes : « La lutte pour la subsistance nous paraît comme ayant toujours été jusqu’ici le problème primordial et le plus pressant de l’espèce humaine. Si le problème économique est résolu, l’humanité se trouvera donc privée de sa finalité traditionnelle… Pour la première fois, depuis sa création, l’homme fera face à son véritable problème : comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques ? » [10]

En effet, notre culture ne nous a pas appris à considérer le temps libre comme un bien en soi et, en pressentant son avènement, le même Keynes écrivait : « Pendant longtemps, le vieil Adam sera si fort en nous que chaque personne aura besoin d’effectuer un travail afin de lui donner satisfaction. Trois heures de travail par jour par roulement ou une semaine de quinze heures peuvent ajourner le problème pour un bon moment » [10].

La tâche primordiale, incontournable, est donc de transformer nos mentalités et nos finalités.

 Allons plus loin

Parmi les économistes de gauche Jean-Marie Harribey oppose à l’instauration d’une allocation universelle un argument apparemment irréfutable : « La plupart des auteurs défendant le principe d’une allocation universelle invoquent un droit à l’héritage de la société : les richesses accumulées, qu’elles soient matérielles ou emmagasinées en savoir et savoir-faire, et que nous recevons sans aucun effort des générations antérieures, définissent pour chacun un droit égal pour y accéder. Mais ces richesses représentent un stock et non un flux. S’il n’y a pas de travail effectué à partir de ce stock, aucun flux de revenu ne peut être engendré. Or, répétons-le, tout revenu, d’existence ou d’activité, n’apparaît qu’à partir d’un travail productif sans lequel le stock ne peut être valorisé » [11].

La réponse est l’économie distributive : elle associe un droit, le “revenu social”, héritage du fruit du travail des générations qui nous ont précédés, à un devoir, le “service social”. Ceci étant rendu possible par une transformation de la monnaie, afin qu’elle devienne un flux équivalent à celui de la production, au lieu d’être, comme aujourd’hui, un stock, qui fait boule de neige. C’est résoudre par là même le problème posé par le financement de l’allocation universelle, qui est insoluble en régime capitaliste. Et c’est la réponse aux objections des opposants ”de gauche“, notamment à celle d’Harribey concernant la nécessité du travail pour assurer l’accroissement du “stock de richesses accumulées” :

• - Le revenu social

Comme nous l’avons souvent montré dans ce journal, on augmente maintenant la quantité de biens produits avec de moins en moins de travail humain. Les salaires liés à cette production ne peuvent donc plus distribuer entre tous, les richesses produites. Pour assurer le partage équitable de ces richesses, il faut donc attribuer un “revenu social” à chacun, de sa naissance à sa mort : « La communauté doit donc faire vivre tous ses membres puisque, grâce à eux, elle en a définitivement les moyens. Son rôle n’est pas et n’a jamais pu être de leur procurer du travail (entreprise chimérique même dans l’ère de la rareté), mais de procurer des produits. Ainsi le droit aux produits et aux services découle uniquement du fait que l’on appartient à la race humaine […] Le droit aux produits et aux services doit-il être égal pour tous ? On répondra affirmativement puisque le labeur humain, conjugué aujourd’hui avec l’outillage dont on dispose, fournit un rendement qui n’est plus proportionnel au labeur. Comment, dans ces conditions, discriminer la part qui revient à chacun ? Certes, je conviens que cette prétention apparaît exorbitante à première vue car elle heurte brutalement les usages, les préjugés et, disons le mot, les préventions. Empressons-nous de dire que l’égalité économique absolue de tous n’est pas indispensable à l’économie de l’abondance. Il est possible de prévoir, surtout dans les débuts, tel ou tel mode de distribution avantageant par exemple l’ancienneté, les aptitudes, la responsabilité, la collaboration intellectuelle. En fait, je ne vois pas le critérium dont on pourra se servir, car l’idée d’abondance hurle d’être accouplée à celle d’une distribution variant avec les individus, l’abondance excluant la nécessité de faire des portions. » [12]

• – Le service social

Le droit qui fait de nous les cohéritiers d’un patrimoine mondial qu’il s’agit d’améliorer autant que possible pour le transmettre aux générations futures après en avoir partagé équitablement l’usufruit, est le pendant du devoir qui nous incombe à tous de participer à la vie de la société, dans la mesure de nos moyens et selon les besoins de cette société : « Tout homme doit un certain labeur pour avoir droit, non pas à sa place au soleil, mais à sa part dans le surplus social que crée la communauté dont il fait partie. Je dis tout homme, sans exception [...]. L’idée de récompenser le labeur fait encore partie de l’ère de la rareté. Tout ce que la société peut exiger de ses membres, c’est l’effort, quelle que soit son efficacité puisque celle-ci dépend de circonstances étrangères à la volonté humaine. Pourquoi le fait d’être plus intelligent ou plus vigoureux créerait-il un titre à une rémunération plus élevée ? Si le travail du bœuf est plus considérable que celui de l’âne, récompensez-vous le bœuf et punissez-vous l’âne ? La justice sociale est un bienfait qu’apporte l’ère de l’abondance. L’effort seul est réclamé, dans la mesure des aptitudes, alors que le résultat dépend des facultés de chacun. » [12]

• – La monnaie distributive

À cette économie qui n’est plus basée sur l’échange mais sur le partage, il faut une monnaie différente de la monnaie actuelle. La monnaie distributive est gagée sur les richesses produites et elle s’annule quand celles-ci parviennent à leur consommateur (comme un ticket de métro ou un timbrequ’on oblitère). Elle n’est donc qu’un pouvoir d’achat et son nom vient de ce que c’est là sa seule fonction. Il n’y a aucun obstacle technique à la mise en place de cette monnaie : le montant de la masse monétaire émise pendant une période donnée est égal au prix total des biens mis en vente dans la même période, les prix étant politiquement définis. Ainsi, à toute nouvelle production correspond l’émission d’une nouvelle quantité de monnaie. Toutes les entreprises et tous les citoyens ont un compte individuel qui est périodiquement réapprovisionné. Ces comptes sont débités à chaque achat, la somme correspondante étant annulée. Il suffit pour cela qu’un organisme public soit seul habilité à alimenter tous les comptes.

Ces processus de création monétaire et d’annulation de crédit sont des opérations classiques ; les banques les pratiquent tous les jours : elles ouvrent les crédits par un simple jeu d’écriture, en enregistrant le montant des sommes “prêtées” dans une mémoire informatique, et elles les annulent lorsque leurs clients les remboursent, par un autre jeu d’écriture comptable (signe + dans un cas, signe – dans l’autre). La différence essentielle est que dans le système actuel ces procédures sont le privilège des banques, privées, qui ouvrent ainsi les crédits selon leurs propres critères (et au passage en tirent un intérêt), alors qu’en économie distributive, la responsabilité en revient exclusivement à des organismes publics, exécutant les décisions prises démocratiquement, par le biais de contrats civiques [13]. Ces derniers organisent la démocratie dans l’économie, tout en permettant à chacun de choisir son activité, c’est-à-dire d’avoir un « projet de vie multiactive », selon les termes d’André Gorz [14].


[1Baptiste Mylondo est un militant de la décroissance qui a écrit de nombreux ouvrages, notamment Ne pas perdre sa vie à la gagner : Pour un revenu de citoyenneté, éd. Homnisphères, 2008.

[2François Menduni est membre de Pour une alternative de gauche.

[3BIEN = Basic Income Earth Network, ce qu’on peut traduire par Réseau mondial pour un revenu de base.

[4Comme Bresson, nous avons participé à la création de BIEN, à l’initiative de Ph van Parijs, à Louvain-la Neuve, en 1986, et contribué depuis à la plupart de ses congrès, nos nombreuses interventions ont été publiées, on peut les retrouver dans les annales de la GR.

[5Voir, par exemple, Garantir le revenu, dans Transversales Science Culture, doc. N°3, mai 1992, ou dans Multitudes, N°8, Garantir le revenu, mars-avril 2002.

[6Capitalisme et liberté, 1962.

[7A. Gorz, Misères du présent, Richesse du possible, éd. Galilée, Paris, 1997.

[8AIRE = association pour l’instauration d’un revenu d’existence

[9Paul Pacot, est professeur de sciences économiques à l’Institut d’études politiques de Lyon.

[10J.M Keynes, Essai sur la monnaie, 1930.

[11au colloque sur l’allocation universelle organisé par le PCF en janvier 2002.

[12J. Duboin, Libération, éd. Grasset, Paris, 1936. http://economiedistributive.free.fr

[13voir dans Mais où va l’argent ? de M.L Duboin, éd. du Sextant, Paris, 2007.

[14Voir aussi dans André Gorz un penseur pour le XXIème siècle, éd La Découverte, Paris, 2009, le chapitre 6 André Gorz et l’économie distributive par M-L Duboin.