L’allocation universelle (II)

(BASIC INCOME EUROPEAN NETWORK)
Publication : février 1987
Mise en ligne : 22 juillet 2009

La Grande Relève se propose d’ouvrir régulièrement ses colonnes à l’information concernant l’association internationale qui fut fondée, sous ce nom, en septembre dernier, par les participants au colloque de Louvain-la-neuve, en Belgique. Nous continuons ici la reproduction d’un article du collectif Charles Fourier, animateur de ce colloque.

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" Qu’est-ce que cela va coûter ?

C’est bien beau tout ça, nous direz-vous sans doute, mais qu’est- ce que tout cela va coûter ? 15 000 F chaque mois pour les 5275000 adultes résidant en Belgique, 6000F en moyenne pour les 2730000 jeunes de moins de 20 ans, 22 500 F en moyenne pour 1850000 personnes âgées, une majoration de 50% pour lek 283000 invalides et handicapés et, en étant pessimiste, encore 2 %du total pour les frais de ,fonctionnement du système, cela nous fait chaque année un nombre considérable de milliards (1295 pour être précis), soit en moyenne 15 370 F par personne et par mois ou 37,5% du produit national par tête de la Belgique*. Où va-t-on les chercher ?
D’abord, bien sûr, dans toutes les économies que l’introduction de l’allocation universelle permet de réaliser. L’ensemble des transferts sociaux actuels (minimex, pension publique, indemnités de chômage, allocations familiales, etc.), y compris les dépenses de promotion de l’emploi (CST, TCT, etc.) et les frais de fonctionnement liés aux transferts, mais à l’exclusion de la branche « soins de santé » (que l’allocation universelle ne remplacerait pas), correspondent environ à 10 100 F en moyenne par personne et par mois.

Pour atteindre les 15370F par personne exigés chaque mois par le paiement de l’allocation universelle aux niveaux indiqués plus haut, il faut donc encore trouver 5 270 F par personne. Et il n’y a bien sûr pas d’autre manière (sérieuse) de le faire que de puiser dans la poche du contribuable. Le produit national de la Belgique étant de l’ordre de 40960F par personne, cela correspond à une majoration du taux moyen de prélèvement fiscal de 12.9%, ce taux moyen passant dès lors d’environ 48,3% à 61,2%.
Mais c’est ici qu’il est essentiel de dissiper un malentendu fréquent. Le prélèvement dont il s’agit ici est un prélèvement brut, non un prélèvement net qui tient compte de ce que les ménages reçoivent de l’Etat aussi bien que de ce que l’Etat leur prend. Or, si les prélèvements sur les revenus des ménages sont nettement plus grands avec allocation universelle que sans, ce que les ménages reçoivent en transferts s’est aussi, considérablement accru. En fait, ce que les ménages reçoivent en plus compense exactement, en moyenne, ce que l’Etat doit prélever en plus. Le nouveau taux de prélèvement net - le pourcentage du produit national dont l’Etat laisse la disposition aux particuliers - est de 23.7% (le taux de prélèvement brut de 61.2 % moins les 37.5 % que l’allocation universelle représente en pourcentage du PNB). Et il ne s’est pas modifié d’un pouce.

" Qui perd ? Qui gagne ?

Qu’au total l’introduction de l’allocation universelle soit une opération blanche pour les ménages - en moyenne, leur revenu disponible reste inchangé - n’implique pas qu’il s’agisse d’une opération blanche pour chacun d’entre eux. Alors, quelles sont les catégories de la population qui vont y gagner et quelles sont celles qui vont y perdre ?
La réponse est très simple pour les 920 000 Belges qui ne disposent aujourd’hui d’aucun revenu - ni professionnel, ni de transfert  -, essentiellement les femmes au foyer. Leur revenu passe d’un seul coup de rien du tout à environ 15 000 F par mois.
La réponse est à peine moins simple pour les 2 730 000 enfants et jeunes de moins de 20 ans. On en trouve l’essentiel en comparant l’allocation universelle moyenne de 6 000 F (modèle selon l’âge) qu’ils recevraient au niveau actuel moyen des allocations familiales (modulées selon l’âge, le rang et le statut professionnel des parents), qui est de 4 020 F. Dans l’immense majorité des cas, par conséquent, les enfants et les jeunes y gagneront.
De manière analogue, on peut affirmer que la majorité des 1850000 personnes âgées de plus de soixante ans y gagneront également, sur base de la comparaison entre le niveau moyen de l’allocation universelle qu’elles percevraient (22 500 F) et le niveau moyen des pensions publiques, qui est de 21400F.
Par contre, les 638000 chômeurs (y compris les pré pensionnés et les jeunes en stage d’attente) verront en moyenne leurs revenus diminuer. Leur allocation universelle serait de l’ordre de 15 000 F, alors que l’allocation de chômage moyenne est aujourd’hui de 21500F. A noter, cependant, que cette catégorie est particulièrement hétérogène et que si les pré pensionnés et les chômeurs de première année y perdraient considérablement par contre les chômeurs de longue durée, les jeunes et les chômeurs cohabitants y gagneraient.
Enfin, les 3 700 000 actifs occupés (salariés ou indépendants) ont aujourd’hui en moyenne un revenu disponible (après impôt) de 40 500 F par mois. Lorsque l’allocation universelle est introduite, ce revenu est augmenté du montant de l’allocation (environ 15 000 F), mais par ailleurs réduit du montant nécessaire pour financer ce qui ne l’est pas par la suppression des transferts sociaux existants (environ 20000F par personne active). Le revenu disponible moyen des actifs occupés passe dès lors à environ 34 500 F.
Pour saisir la portée de ces chiffres quant à la distribution des revenus, il est essentiel de bien garder à l’esprit d’abord bien sûr qu’il s’agit de moyennes pouvant recouvrir de grandes différences au sein de chaque catégorie, mais également qu’il s’agit de déplacements dans la distribution des revenus Individuels, qui peuvent être largement neutralisés au niveau des ménages. La baisse du revenu individuel net d’un chômeur ou d’un salarié, par exemple, peut être plus que compensée, au niveau du ménage, par le fait que les allocations de ses enfants sont majorées et surtout par le fait que sa femme a désormais droit à un revenu propre. Globalement, l’allocation universelle conduit à une distribution des revenus des ménages qui tient davantage compte des besoins, et moins de la contribution de chacun au travail rémunéré.
Enfin, en ce qui concerne en particulier la baisse du revenu des chômeurs, il est capital de noter qu’un argument central en faveur de l’allocation universelle réside dans l’occasion qu’elle donne au chômeur de travailler, fût-ce à temps partiel, sans perdre le droit à son allocation. Il est donc fallacieux de comparer statiquement le niveau de son allocation actuelle à son revenu actuel, puisque l’essentiel du changement consiste à lui ouvrir la possibilité d’ajouter à celle allocation. Si cependant, en particulier pour les chômeurs de première année, la baise de revenu était jugée trop importante, on pourrait à la rigueur concevoir qu’une indemnité supplémentaire leur soit accordée.

" D’où vient l’idée ?

Si l’on excepte une apparition timide, en février 1983, dans la presse interne du mouvement ECOLO, c’est en octobre 1984 que l’idée d’allocation universelle fait irruption dans le débat public belge. la fondation Roi Baudoin décerne alors un prix de 150000 francs belges au « Collectif Charles Fou » un groupe d’économistes, sociologues et philosophes de l’UCL, pour couronner un scénario présenté sous ce titre dans le cadre d’un concours que la Fondation avait organisé sur l’avenir du travail.
Mais l’idée n’est pas neuve. Un numéro spécial de La Revue Nouvelle publié quelques mois plus tard («  L’allocation universelle. Une idée pour vivre autrement », avril 1985, récemment réédité) explique notamment que des idées étroitement apparentées apparaissent dès le 19e siècle, sous la plume du socialiste utopique Charles Fourier et du romancier américain Edward Bellamy...

" Qui est pour ? Qui est contre ?

Aujourd’hui, près de deux siècles plus tard, l’idée de l’allocation universelle refait surface. Elle trouve même soudain, dans l’Europe du Nord-Ouest, une vigueur jamais atteinte. De la Finlande à l’Autriche, de Dublin à Berlin, des chercheurs, des groupes de travail, des organisations la redécouvrent, l’étudient, la lancent dans le débat public. A gauche comme à droite, les premières réactions des grandes organisations - partis politiques établis, syndicats et associations patronales - sont massivement hostiles. Toutes se rejoignent pour réaffirmer le lien sacré entre le travail et le revenu. Pas question de faire des transferts sociaux autre chose qu’une assurance pour laquelle on doit cotiser en tant que travailleur, ou à la rigueur un pis-aller pour tirer d’embarras ceux qui ont la grande malchance d’être inapte au travail ou de ne pas trouver d’emploi.
Au sein de ces diverses organisations, cependant, des voix s’élèvent, minoritaires certes, mais de plus en plus nombreuses, pour que l’idée d’allocation universelle puisse au moins faire l’objet d’une discussion. D’autre part et surtout, qu’elle ait été officiellement adoptée ou qu’elle soit intensément discutée, l’idée d’allocation universelle est désormais au coeur de la pensée socioéconomique des diverses composantes du mouvement écologiste européen. Et il n’y a à cela rien d’étonnant. Car l’allocation universelle ouvre la possibilité d’une lutte efficace contre le chômage qui ne passe pas par la promotion effrénée de la croissance. Elle encourage systématiquement des activités économiques moins onéreuses en ressources naturelles et utilisant davantage de travail de qualité. Et elle donne à chacun(e) une autonomie accrue : à l’égard de son employeur comme à l’égard de son conjoint et de l’administration sociale.
L’espoir que l’idée finisse par passer au niveau de la société entière n’est cependant pas suspendu à la perspective dérisoire de voir un jour les formations écologistes conquérir la majorité absolue. pour qu’il se réalise, il suffit qu’elles parviennent à exercer une pression suffisante sur le jeu politique - par l’attrait qu’elles peuvent présenter pour ceux qui ont le plus à gagner d’une telle réforme : femmes, jeunes, allocataires sociaux, sous-statuts. Ce n’est pas joué d’avance. Il faudra des luttes pour rendre l’avenir vivable.

(*) En 1983, le PIB par habitant était de 8216$ en Belgique et de 9538$ en france. les évaluations équivalentes à celles présentées ici, que l’on peut faire pour la France sont donc du même ordre de grandeur que celles obtenues pour la Belgique.


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