La fin du langage ?


par  M. BERGER, P. ROBICHON
Publication : janvier 2020
Mise en ligne : 14 mai 2020

La rupture de la société française entre les « premiers de cordée » et « ceux qui ne sont rien » a été entretenue tout au long de l’année 2019 par le Président de la République et par le pouvoir exécutif. La réforme des retraites en a été, à la fin de l’année, l’apothéose.

Rarement en France un pouvoir a été malmené avec autant de vigueur par des citoyens appartenant à une multitude aussi disparate de communautés, de syndicats, de groupements professionnels.
Tout a été dit sur les dangers à court et moyen termes pour la société française, massivement préoccupée par son propre sort. Au point de reléguer au second plan des inquiétudes aussi prégnantes que le réveil des conflits internationaux, l’extension des communautarismes, la destruction massive des écosystèmes.

Comment en est-on arrivé là ? La France aurait-elle perdu son statut de vieille nation démocratique, attachée au respect du droit, à la libre expression des opinions, à la séparation des pouvoirs à l’attention envers les minorités ?
Les mots ont-ils encore un sens  ? Nous sommes en permanence sous l’emprise des professionnels de la communication, soumis aux « éléments de langage », abreuvés en permanence de messages par les réseaux sociaux. Les fausses nouvelles s’y répandent à loisir et tout est fait pour entretenir la confusion entre vérité et mensonge.
Ne serions-nous pas revenus aux temps bibliques de la tour de Babel, la nôtre étant la croissance économique, réputée éternelle et sans limite, construction indispensable pour accéder au bien-être  ? Notre punition serait alors la perte de notre langage commun et l’impossibilité de tout dialogue.

La concertation est exaltée dans les discours, mais dans les faits, elle est conçue comme un moyen d’imposer une vérité étatique dominante et non de permettre l’écoute d’éventuelles revendications.
L’actualité nous en fournit la preuve avec la réforme des régimes de retraites dont le projet fourmille de fausses vérités de ce type.
La première serait la prétendue approbation par le peuple du programme électoral du président Macron. Si l’on s’en tient au résultat du premier tour, il serait en fait nettement minoritaire. S’en tenir à celui du second tour n’est donc qu’une supercherie ; chacun sait qu’il ne traduit que le refus du programme adverse et non l’approbation d’une disposition faussement majoritaire. Or le pouvoir se drape sur l’obligation pour lui de respecter cette prétendue volonté du peuple.

Cela dit, chacun peut admettre la remise en cause de certaines dispositions du régime des retraites. Mais traduire ensuite cette éventuelle approbation par la nécessité de supprimer tous les régimes spéciaux est un mensonge. L’unification n’a aucun sens, et n’a d’ailleurs pas tenu une seconde devant les revendications légitimes des grévistes. Le discours officiel prétendait cependant qu’un seul régime pour tous était inscrit dans le programme électoral et donc approuvé par les électeurs  !!

Le remplacement du système actuel de droits à la retraite par un régime par points est présenté comme plus juste, avec un slogan : « un euro cotisé donne les mêmes droits pour tous ». L’égalité absolue serait ainsi respectée.

Une petite incursion dans les statistiques de l’INSEE montre qu’il ne peut pas en être ainsi. Car les données sont implacables, même si elles ne sont que rarement diffusées. Ainsi en est-il de l’augmentation de la durée de vie qui justifierait le recul de l’âge de départ à la retraite, le fameux “âge pivot”, devenu “âge d’équilibre”. Or cette idée est en partie inexacte. L’espérance de vie stagne en France et elle diminue même dans certains pays, en particulier aux états-Unis. Ceci sous l’effet de la pollution, ou de l’hyperconsommation de nourritures industrielles entraînant obésité, diabète, hypertension.

Plus grave encore, on présuppose qu’elle est à peu près uniformément partagée, alors que c’est loin d’être le cas.
Les chiffres de l’INSEE [1] montrent une disparité considérable entre les hommes appartenant à la classe des 5% les plus aisés (5.800 € de revenus mensuel), pour lesquels l’espérance de vie est de 84,4 ans alors que pour les 5% les moins aisés (470€ de revenu mensuel [2] ) elle est seulement de 71,1 ans. Soit 13 années de différence entre la durée de retraite des plus riches et celle des plus pauvres. Les chiffres sont un peu différents pour les femmes qui vivent plus longtemps que les hommes, et pour lesquelles l’espérance de vie des plus riches n’est supérieure que de 8 années à celle des plus pauvres. Petite différence qui ne modifie guère le raisonnement.
En fait si l’âge de la retraite revenait à 60 ans, les plus riches, en ayant cotisé de la même manière, bénéficieraient d’une durée de retraite, et donc de prestations, 2 fois supérieure à celle des plus pauvres, et ce rapport s’élèverait à 2,65 fois si l‘âge de départ en retraite passait à 64 ans, impératif soit disant nécessaire à l’équilibre financier de notre système de retraite.
Où se trouve alors la prétendue égalité qui règnerait dans le projet de réforme qui nous serait imposé « dans l’intérêt des Français » ??

Le conflit sur les retraites n’est pas le seul domaine où les inexactitudes, voire les mensonges, dominent. Sans nous en rendre com­pte nous sommes imprégnés de messages publicitaires dont tout le monde sait qu’ils sont étudiés pour influer sur notre inconscient et non sur notre esprit critique. Nous le savons suffisamment pour ne leur accorder qu’une confiance relative. Mais nous nous sommes habitués à tout mettre en doute, en n’admettant comme vrai que ce qui nous convient et en accusant tous les autres messages d’être influencés par le poids des lobbies.
C’est vrai par exemple dans le domaine de l’écologie. Si on est climato-sceptique, on refusera toute discussion qui pourrait inquiéter sur la réalité de l’effet de serre. Si, au contraire, on se prétend écologiste pur et dur, on n’admettra aucune information qui pourrait mettre en doute l’efficacité des énergies renouvelables.
Sans parler ici des radicalismes religieux qui interdisent toute expression contradictoire des dogmes officiels.

Cette incompréhension réciproque a envahi tous les secteurs de notre vie sociale et elle rend à peu près impossible la gestion de nos communautés. Elle est devenue si prégnante qu’il a fallu organiser des conventions sociales rassemblant quelques dizaines de personnes, secondées par des experts, pour tenter de rétablir un minimum de dialogues inter-communautaires  !
Où se trouverait le salut ? — Probablement dans l’enseignement, et en particulier dans la formation de l’esprit critique. Mais les dispositions des nouveaux programmes scolaires vont-elles dans ce sens  ? — On peut en douter. Ils sont en perpétuel ajustement et s’imposent de plus en plus comme des impératifs absolus, au détriment de toute interprétation libre, laissée à l’initiative des professeurs.
La numérisation des outils de diffusion multiplient les sources d’informations, mais les soumet en même temps au bon vouloir des opérateurs. Big Brother nous guette et, si nous n’y prenons pas garde, les GAFA auront bientôt détruit toute la richesse de nos langages et nos capacités de jugement.


Exemple d’un mot à “dégonfler”

Je veux parler ici de “la croissance”, un mot qui a inondé, envahi le discours politique médiatisé. Croissance est devenu peu à peu un mot “vertueux” et vidé de sens. Comme l’eau, qui est en soi un “beau” mot, mais qui peut être empoisonnée, dangereuse, sale ou furieuse. Le chef d’entreprise, petit ou géant, met dans le mot “croissance” un sens de prospérité, de gain qui “monte”, d’échanges de plus en plus fructueux. Le financier y met une note de profit sans limite, un mouvement non contrarié de revenus juteux. Pour l’économiste (distingué ou pas) c’est l’assurance que la production d’objets à consommer, du plus futile au plus utile, va sans cesse grandissant.

Parmi nos engagements militants, celui de “dévoiler”, de déshabiller, de démasquer le foisonnement de significations différentes que comportent certains mots devient urgent : nous devons alerter nosconcitoyens sur la foule de sens qu’un mot comme celui là-peut véhiculer.

De la crème pour les pieds secs au nombre fabriqué de téléphones portables, de la capote anglaise en couleurs à la quantité de kiwis consommée “per capita”, du flot de bagnoles enregistré sur l’autoroute du soleil au nombre de marques de médicaments anticholestérol, tout est mis dans le grand fourre-tout de la croissance.

Il faut en finir, une fois pour toutes avec ce mot mille fois entendu chaque jour, et auquel des millions de gogos finissent par croire sans savoir ce qu’il contient !

Dégonflons le mot croissance d’un coup d’épingle qui le vide de tous les sens pernicieux qu’il dissimule.

Et pour commencer, ridiculisons-le ! Car, le ridicule tue... encore, heureusement !

Ph. Robichon


[1Nathalie Blanpain, L’espérance de vie selon le niveau de vie, Février 2018, sur le site de l’INSEE.

[2Les revenus mensuels indiqués ne sont pas les revenus personnels mais les revenus moyens des ménages rapportés à l’unité de consommation.


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