Un petit paradis
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Publication : janvier 2020
Mise en ligne : 14 mai 2020
La date des élections municipales étant proche, Dédé nous invite à y réfléchir en décrivant ce qui se passe dans la ville où il habite, Mulhouse. Mais est-ce très différent de ce qui se passe ailleurs ?
— Qu’on en juge :
Je ne sais pas si vous connaissez Mulhouse, mais tout le monde en dit beaucoup de bien. Enfin, tout le monde... Surtout celles et ceux qui sont en charge des affaires municipales, qui, comme partout ailleurs, suivent les diktats des gourous de la communication.
à les en croire, la France n’est peuplée que de petits paradis où il fait bon vivre et où il faut venir s’installer toutes affaires cessantes, surtout si l’on a un peu d’oseille de côté, ou mieux encore, une entreprise à apporter en dot. Il y a toujours, pour ces désirables futurs habitants potentiels, un app. 5p. lum. blle haut. ss plaf. gar. 2 voit., ou un terrain viabilisé de 5 ha exonéré de taxes pendant 5 ans pour les accueillir.
Je ne sais pas comment ça se passe ailleurs, mais je sais comment ça se passe à Mulhouses. Car il y a plusieurs Mulhouses. D’abord, la population diminue. Ce n’est jamais bon signe, pour un petit paradis !
En fait, quand on passe d’un Mulhouse à l’autre, c’est comme si on faisait un voyage d’un bout à l’autre de la planète. Ça se joue parfois à quelques mètres. Là, vous avez un centre commercial rutilant et des rues où prospèrent les commerces de fringues, de bouffe et de divertissement, au pied de la tour triangulaire qui porte un restaurant tournant à son sommet, vous ne pouvez pas la manquer.
Un pâté de maisons plus loin, on dirait que le dernier typhon en date vient de passer. Quelques petites boutiques se tiennent vaillamment entre une enfilade de vitrines claquemurées et de rideaux métalliques défoncés, surmontés de logement assortis, vides ou qui mériteraient de l’être, tout au moins le temps d’une solide rénovation.
Et puis y a les rues proprettes, souvent bordées de ces maisons ouvrières qui ont fait la réputation de Mulhouse du temps de sa splendeur industrielle, et qui sont l’objet de tous les soins de nos édiles. On peut s’y faire ravaler la façade grâce à des aides bienvenues mais qui ne sauraient s’étendre aux quartiers sinistrés évoqués plus haut, “budget contraint” oblige.
Enfin, dans les alentours, il y a les quartiers “sensibles”, ainsi nommés car on n’ose y toucher qu’avec mille précautions, objet de tous les fantasmes et de toutes les peurs, où pourtant vivent des milliers de braves gens de toutes couleurs qui endurent patiemment la tyrannie de quelques bandes de voyous à qui on a laissé trop longtemps la bride sur le cou, au prétexte d’acheter la paix sociale et qu’on prétend aujourd’hui éradiquer en maltraitant indistinctement tous les habitants.
Ces méthodes approximatives montrent à quel point les élus en charge de nos destins communs se sont laissé embarquer dans des présupposés idéologiques qui les empêchent d’apporter des réponses adaptées aux besoins de leur concitoyen(ne)s. De toutes et tous leurs concitoyen(ne)s.
Car ce qui vaut pour le harcèlement tatillon et omniprésent des forces de l’ordre envers les “jeunes” n’ayant ni la bonne couleur ni le bon prénom, qui doivent dégainer plusieurs fois par jour leur identité toujours mise en doute, vaut aussi pour les malheureux en quête d’un logement décent, et plus encore pour celles et ceux qui n’ont que le trottoir ou un coin de squat infâme pour domicile.
Mais dans notre tour du propriétaire j’ai gardé pour la bonne bouche le dessus du panier, le quartier où il fait bon vivre, celui qui ne pose pas de problèmes, d’où les industriels des années 1850 et suivantes contemplaient l’étendue de leurs manufactures et l’activité de leurs cheminées dont les fumées avaient le bon goût de s’épancher dans la direction opposée à celle de leur opulente demeure, par la grâce des vents dominants. Cette heureuse colline est toujours le lieu de prédilection de l’élite, celle qui préside aux destinées de la vieille cité industrielle aujourd’hui transformée en musée de sa gloire passée.
En effet, il y a bien plusieurs “Mulhouses” qui se juxtaposent sans se mélanger, ne connaissent pas le même destin et ne vivent pas la même réalité. Et pourtant, nous sommes bien au 3ème millénaire, celui de toutes les modernités et parait-il, de tous les possibles.
Car vu de la Mairie, de l’Agglomération. et des communes environnantes, il n’y a qu’un Mulhouse, Un et Indivisible, le Mulhouse des gens sans problèmes et sans états d’âme, qui par leur situation sociale ou leur éducation sans imagination se vivent comme des gens “normaux” peu enclins à se pencher sur les raisons pour lesquelles certains et certaines se débattent dans des difficultés sans nom, si ce n’est pour remarquer que ces louches quidams doivent bien être pour quelque chose dans leur propre malheur.
C’est ce Mulhouse-là qu’entend rassembler la citoyenne Lara Million, sortie du bois la première pour prendre de vitesse et à la course ses petits camarades En Marche ! dans la plus pure tradition des pratiques de l’Ancien Monde. C’est ce Mulhouse-là que tou(te)s les futur(e)s candidat(e)s courtisent et convoitent. Quant aux autres, qui en plus ne votent pas ou si peu, qu’ils se dém...”Aide-toi et fais du bénévolat, et le ciel t’aidera“.
C’est bien le signe que pour la majorité des élu(e)s et des prétendant(e)s, la politique est devenue l’art de satisfaire les désirs de celles et ceux dont tous les désirs sont déjà exaucés, ou en passe de l’être, sous peine de se faire traiter de “populiste” si l’on tente d’améliorer la situation de celles et ceux qui sont du mauvais côté de la rue...
C’est ainsi que le temps passant, les files s’allongent devant les services d’aide sociale , les associations d’aide alimentaire et les organismes d’hébergement d’urgence et de logements sociaux, sans que la conscience de ces braves gens, souvent assis confortablement de l’autre côté du guichet, s’en trouve autrement troublée.
C’est oublier un peu vite, et en cela nos élites et nos médias en portent une lourde responsabilité, c’est oublier qu’une communauté humaine ne se résume pas à une juxtaposition d’individus suivant leur destin à la poursuite d’une improbable prospérité financière, sans lien les uns avec les autres, en comptant que la concurrence règlera presque tout, et la charité le reste.
Qu’un président de région, ancien maire de Mulhouse de surcroît, soit obligé de reprendre en catastrophe son ancien métier de chirurgien hospitalier pour venir au secours d’un service des urgences en perdition, en dit long sur la qualité de la réflexion des dirigeants politiques de ce pays en ce début du 3ème millénaire, et sur leur capacité d’analyse et d’anticipation depuis le poste d’observation privilégié qu’ils occupent. Quelques heures de présence pour secourir un service de secours ! Autant vider un canot de sauvetage en train de couler avec un dé à coudre !
Armés de leur bible à la mode où ne figurent que quatre mantras :
1 “Baisse du coût du travail et des prélèvements obligatoires”, autrement dit “appauvrissement des travailleurs et affaiblissement des services publics”,
2 “Libre circulation des capitaux et des marchandises”, c’est-à-dire “concurrence mondiale à la hausse pour la rémunération de l’argent, et à la baisse du salaire des travailleurs du monde entier”
3 “Entrave à la circulation des personnes fuyant les conflits, la misère ou les catastrophes naturelles” au prétexte que la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde”, et
4 “le Bénévolat est la réponse à tous nos problèmes s’il n’y a pas de pognon à se faire”,
nos valeureux dirigeants de tout poil et de toutes obédiences, depuis les instances européennes jusqu’aux conseils de quartier, se murent dans la certitude qu’ils sont sur la bonne voie et que les Gilets Jaunes ne sont que des factieux qui encombrent les ronds-points pour leur pourrir la vie et gâcher la vue sur les entrées clonées de leurs merveilleuses agglomérations.
On dit qu’il y a 4.000 logements vides à Mulhouse, et cent personnes à la rue qui ne savent où se poser. Le simple énoncé de ces deux faits devrait suffire à amener la puissance publique à s’emparer de ce problème et se donner les moyens de le résoudre avec le concours de tous les acteurs concernés : propriétaires bailleurs, publics ou privés, organismes sociaux, fonctionnaires en charge de ces questions, et bien entendu les mal ou pas du tout logé(e)s eux(elles)-mêmes. Mais encore faut-il considérer qu’il s’agit là d’un sujet digne de retenir l’attention d’une assemblée municipale, même si l’attribution des compétences plus kafkaïenne que rationelle, ne simplifie pas la tâche de celles et ceux qui voudront bien s’y atteler.
Mais pour cela, il faut commencer par considérer qu’il n’y a pas deux sortes de citoyens, celles et ceux qui se rendent aux urnes et qui veillent jalousement à ce que leurs intérêts soient pris en compte, et les autres qu’on ne saurait “rassembler”, car ils et elles ont été tellement méprisé(e)s bafoué(e)s, ignoré(e)s, ou pire encore paternalisé(e)s, qu’ils et elles ne conçoivent même plus qu’il soit possible de venir à bout de leur mal-être.
Pour sortir de ce bourbier, c’est à ces derniers de s’imposer dans le paysage politique. La partie de la population repue et vaguement inquiète du danger de déclassement ne bougera pas le petit doigt pour faire la place à tous les malmenés des régressions successives présentées comme inéluctables et même bénéfiques dans un lointain futur, comme font tous les prêcheurs de lendemains (ou surlendemains) qui chantent.
C’est ici et maintenant, dans la perspective de ces municipales-là que les gilets jaunes, les militants associatifs, syndicaux et politiques, les hommes et femmes qui ne se résignent pas à voir se perpétuer l’injustice sociale comme une fatalité insurmontable qu’il faut accepter sous peine de se retrouver en Corée du Nord ou en Arabie Saoudite... doivent se rassembler afin de prendre en mains les affaires communes.
La société dans son ensemble ne s’en trouvera pas plus mal, bien au contraire.