Une imposture derrière laquelle on trouve les plus grands assureurs et fonds de pension !

Le mauvais classement du système français de retraites ?
par  J. GADREY
Publication : janvier 2020
Mise en ligne : 14 mai 2020

Si vous suivez un peu les débats sur de grands médias, vous n’y avez pas échappé. Ainsi, sur France Inter, samedi 4 janvier, au début de l’émission “on n’arrête pas l’éco”, Christian Chavagneux (Alternatives économiques) était opposé à Emmanuel Lechypre, de BFM-Business, un journaliste bien néolibéral.

Ce dernier a attaqué bille en tête avec un argument supposé faire mouche : « J’ai regardé les classements internationaux des systèmes de retraites [incidente de Jean Gadrey : par la suite, il n’en cite qu’un, qui s’appelle Mercer, il n’y en a pas d’autre]. Il y a plusieurs critères qui sont  : 1. la générosité financière, 2. la viabilité financière et 3. la confiance que les gens éprouvent, lisibilité, simplicité, etc. Or si la France est très bien classée selon le premier critère, elle l’est très mal, autour de la trentième position (sur 37), pour les deux autres. Or les pays globalement mieux classés que la France ont tous plus de capitalisation qu’en France  ». On comprend le message.

Vous retrouvez ce classement un peu partout, dans le magazine Capital, qui porte bien son nom, le JDD, le site retraite.com, Europe 1, etc. Comme si la consigne avait été donnée de diffuser cette information ”scientifique”. Mais non, ils n’ont pas besoin de consignes, la connivence suffit. S’y ajoute une certaine paresse intellectuelle de la part de ceux qui reprennent en boucle et sans esprit critique des communiqués de cabinets de conseil internationaux, en l’occurrence Mercer.

Un ami de Roubaix, André Delcroix, m’a signalé que, dans La Voix du Nord du samedi 28 décembre, les mêmes arguments étaient repris. Je l’en remercie. Le journaliste de la La Voix du Nord (Julien Lécuyer) à qui mon ami avait écrit un long courrier critique et argumenté a pris le temps de lui répondre de façon cordiale et également argumentée, en lui précisant ses sources.

Étant un peu – ou ayant été – spécialiste de la socio-économie des indicateurs, j’ai été voir de plus près ce qu’il en était. La source (unique) des propos et articles de presse précédents est le classement Mercer des systèmes de retraite. Pour être précis et faire encore plus sérieux, il s’agit du “Melbourne Mercer Global Pension index 2019”. Une référence incontournable… pour les avocats de la capitalisation, on va le voir.

 Mercer et ses consultants de Melbourne, au service de la finance et des assureurs

Les journalistes qui ont repris tels quels les classements de cette étude ne l’ont probablement pas consultée dans sa version d’origine en anglais et se sont contentés d’un résumé en français diffusé fin octobre 2019, un moment béni pour un gouvernement se préparant à lancer les opérations sur son projet de réforme. Le résumé en français a été produit par la branche parisienne du cabinet international Mercer, qui se présente ainsi : « Leader mondial du conseil en ressources humaines, Mercer conseille et accompagne les entreprises en matière de santé et prévoyance, gestion des talents et de retraite et d’investissements. Opérant dans plus 130 pays, Mercer compte plus de 25 000 salariés répartis dans 44 pays  ».

Première conclusion : ceux qui diffusent mondialement ces idées et classements sont directement liés aux intérêts des grandes entreprises, leurs clients. De la même façon que, dans le passé, les grands cabinets mondiaux de conseils comptables ont joué un rôle majeur dans la diffusion du management fondé sur « la valeur pour l’actionnaire », de même, ici, Mercer est l’un des chevaux de Troie de la capitalisation.

Mais je ne l’ai pas encore prouvé. C’est pour la suite.

Le rapport lui-même n’est pas l’œuvre du cabinet Mercer mais d’une équipe de consultants-chercheurs de Melbourne, financés par Mercer, le Monash Centre for Financial Studies, spécialisé « dans les questions de recherche présentant un intérêt pratique pour l’industrie financière… des questions en rapport avec l’industrie de la gestion d’actifs, dont l’épargne-retraite  ». À nouveau, cela semble clair.

Enfin, le principal coordinateur et rédacteur du rapport, David Knox, est à la fois un ancien du cabinet PricewaterhouseCoopers, professeur d’études actuarielles, consultant auprès d’organismes financiers, senior consultant de Mercer Australie, spécialisé dans le système australien dit de “ superannuation ” (c’est de la capitalisation, voir sur internet https:/­/www.australia-australie.com/articles/tout-savoir-sur-la-superannuation/ ) et grand avocat de ce système… actuellement contesté en Australie.

 Derrière Mercer, les plus grands fonds de pension, dont blackrock

Mercer est en réalité une filiale détenue à 100% par une plus grande firme appartenant au monde de l’assurance, des fonds de pension et des activités de conseil correspondantes : Marsh & McLennan Companies . Ses caractéristiques et ses actionnaires sont présentés en détail sur le site zone bourse. Ses deux plus gros actionnaires sont The Capital Group et Vanguard , mais on y trouve aussi l’incontournable BlackRock . Pour information, The Capital Group est l’un des trois plus grands fonds de pension du monde, avec Vanguard !

Les choses commencent à devenir de plus en plus en plus limpides, mais il vous reste peut-être un doute : d’accord, le classement Mercer des systèmes de retraites est effectué et mondialement diffusé par des gens très liés au monde de la capitalisation, des assureurs et des fonds de pension, mais après tout, ça ne prouve pas que ce classement soit fautif ou biaisé. Il nous faut donc entrer dans la cuisine, et dans le cas présent dans l’arrière-cuisine brumeuse de la confection de ces indicateurs, ce qu’aucun des commentateurs cités au début de ce texte n’a pris le temps de faire, une excuse possible étant que les choses sont reléguées dans les annexes d’un gros rapport en anglais.

 Le classement

Commençons par les résultats, ici ceux des 20 premiers des 37 pays. C’est le tableau 1 de la page ci-contre, sur lequel les commentateurs se sont rués. L’indice global de la première colonne est une moyenne (en fait une “moyenne pondérée”, comme au Bac quand les épreuves ont des coefficients différents), des trois sous-indices figurant dans les trois colonnes suivantes. Pour cet indice global la France est 18ème sur 37, bien qu’elle soit en seconde position (derrière l’Irlande) sur le sous-indice “performance”. Pour l’instant, vous ne voyez pas trop ce que tout cela signifie, c’est normal, mais ça va venir.

En réalité, chacun des trois sous-indices aux noms assez mystérieux est lui-même une moyenne pondérée de multiples indicateurs (en tout 40) soigneusement sélectionnés par ces consultants ”experts”… pour produire le résultat espéré. C’est ce que je vais montrer. Mais pour y parvenir, il faut aller chercher les informations dans les annexes du gros rapport, à partir de la page 76.

 Le sous-indice de performance ou l’oubli délibéré de ce qui compte le plus :

Commençons par le sous-indice de ”performance”, mauvaise traduction par Mercer France du terme anglais “adequacy”, qui indique plutôt l’adéquation du système de retraite aux besoins des retraités. Disons que c’est une performance aux yeux des principaux bénéficiaires, ce que sur France Inter Emmanuel Lechypre avait traduit par “générosité financière”.

Ce sous-indice est une moyenne pondérée de 11 indicateurs, chacun noté de 0 à 10 (10 pour le pays qui fait le mieux, 0 pour le pire). Celui qui a, de loin, le plus de poids (25%) est le taux de remplacement (montant de la retraite en % des derniers salaires ou revenus).
On se dit : pas mal, non ?

On réalise ensuite que, s’agissant de savoir si les retraités ont des revenus décents leur permettant d’échapper à la pauvreté (une “performance” majeure), un indicateur devrait figurer en première place : le taux de pauvreté des retraités, ou des séniors. Il est absent, bien que des données de l’OCDE existent. C’est donc une absence délibérée. Pourquoi ?

— Élémentaire mon cher Watson  ! Ces gens-là ont choisi d’exclure le taux de pauvreté pour une raison évidente : pour un même taux de remplacement, par exemple 70 %, les pays où il y a beaucoup de salariés pauvres vont avoir beaucoup de retraités (très) pauvres. Le taux de remplacement masque complètement la pauvreté dans les situations où les pauvres salariés deviennent des pauvres retraités.

Or, et là est la manipulation délibérée, parmi les pays fétiches de Mercer, dont l’Australie, où ces indicateurs sont produits et très commentés, beaucoup ont de très hauts taux de pauvreté des plus de 65 ans. Introduire cet indicateur de pauvreté dans le classement avec un poids suffisant aurait relégué ces pays bien plus loin, voire très loin pour l’Australie, ou même la Suède et plusieurs pays où la capitalisation est florissante, États-Unis en tête et plus généralement les pays du modèle dit anglo-saxon. Or, dans un tableau (OCDE, Pensions at a Glance 2019, Table 7.2) utilisant l’indicateur de l’OCDE de la grande pauvreté, à 50% du niveau de vie médian (alors que le plus souvent on utilise en Europe le seuil à 60%), la colonne des pays reprend le classement Mercer et la dernière, les taux de grande pauvreté exprimés en % de la population concernée, mais certains pays manquent à l’appel… Cela se passe de commentaires.

 Les sous-indices de viabilité et d’intégrité ou le néolibéralisme transparent

Ah, la novlangue néolibérale ! Qui pourrait être contre la viabilité et l’intégrité ? Voyons un peu ce que recouvrent ces mots valises.

La viabilité est, bien entendu ici, la viabilité financière du système. Or, dans le rapport Mercer, on voit directement à l’œuvre la propagande de la privatisation des retraites, à condition d’aller jusqu’à la page 78. Pour ne pas allonger encore plus cet article, je ne mentionnerai que les deux premiers des huit indicateurs notés  :

Le premier, avec un poids de 20 %, est la proportion de la population en âge de travailler ayant des plans de retraites privées. Pourquoi un haut niveau de cet indicateur serait-il un gage de viabilité du système et pas au contraire un indice de fragilité ? On est en plein dans la croyance néolibérale dans les vertus supérieures du marché et dans le lobbying des fonds de pension et assimilés.

Deuxième indicateur, avec un poids de 15 % : le niveau des actifs financiers liés aux retraites en % du PIB. Pour cet indicateur, la France est presque à 0 sur 10, car notre répartition n’a pas besoin de placer des fonds et de les jouer en Bourse, elle procède par transfert direct des cotisations en pensions. En revanche, l’Australie est à 8, les États-Unis à 9,2 et les Pays-Bas à 10 !

David Knox, principal rédacteur du rapport, se félicite à longueur d’articles du fait que le montant des actifs des fonds privés de retraite australiens est passé en 20 ans de 40 à 140% du PIB, en ajoutant cette appréciation magnifiquement néolibérale : « L’Australie devrait avoir dans les 20 ans à venir un niveau de dépenses publiques de retraites inférieur à celui de n’importe quel pays de l’OCDE, un résultat excellent pour la prochaine génération de contribuables, avec la réduction correspondante de la pression sur le budget fédéral ».

C’est limpide : pour ces gens-là, la ”viabilité” dépend avant tout de l’importance relative des système privés de capitalisation. La répartition à la française, c’est zéro pointé ! Plus vous jouez votre retraite future à la Bourse, plus c’est viable…

C’est de la pure propagande, mais elle est bien cachée si on s’en tient aux noms des sous-indices et au classement des pays.

Je vais faire plus bref sur le sous-indice dit d’intégrité (page 80), bourré de critères uniquement dédiés aux qualités et à la transparence du management des SYSTÈMES PRIVÉS de retraites. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la France soit très mal classée, vu qu’elle est en grande partie hors-jeu. S’il y a besoin d’un indice d’intégrité (terme mal choisi, il s’agit plutôt d’informations diffusées aux épargnants-retraite) pour les systèmes privés, c’est justement parce que ces épargnants savent qu’ils courent des risques sérieux en confiant leur épargne et leurs retraites futures à des spéculateurs !

 CONCLUSION

J’ai vu passer depuis plus de vingt ans des dizaines d’indicateurs synthétiques de ce type, économiques, sociaux, écologiques ou mixtes, mais si je devais en faire un classement multicritères, il est certain que l’indice Mercer serait très mal classé : performance lamentable si l’on considère les besoins des retraité.e.s, viabilité qui s’effondrera au prochain krach boursier. Quant à l’intégrité de ses concepteurs et propagateurs, on peut avoir des doutes…


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