La peur ?


par  A. BERGER
Publication : décembre 1997
Mise en ligne : 2 décembre 2005

La réaction de quelques intellectuels de gauche part d’un certain réalisme, en constatant qu’il y a des millions d’emplois nécessaires et utiles : les emplois dits de proximité, d’aide à la personne et tous ceux dont se chargent, souvent bénévolement, tant d’associations, qu’on les appelle emplois du tiers secteur, selon le terme employé par Rifkin ou Lipietz, ou emplois du secteur quaternaire, selon le terme que lance Roger Sue. Il y a même une infinité d’emplois utiles et intéressants à créer, si on songe à tous ceux dont la recherche scientifique, historique, artistique, etc. a besoin. Mais dans le système du marché capitaliste, il faudrait les payer par REdistribution, c’est-à-dire avec des sommes prélevées sous forme de taxes et autres impôts. Et tout le monde sent bien que ce n’est plus possible, que la limite est atteinte. Par exemple, cela fera bientôt vingt ans que James Tobin a proposé une taxe de 0,1 % sur les opérations de change, ce qui aurait eu l’avantage également de freiner les opérations purement spéculatives, mais ce genre de mesure n’est pas passé. Il ne peut pas passer parce qu’il est en contradiction avec les bases du système. C’est donc le système lui-même qu’il faut changer, changer la règle du jeu. Or cela fait peur.

Voici le témoignage d’Annie Berger [11], présidente de l’Agence de développement des services de proximité (ADSP), et membre du Conseil économique et social de Basse-Normandie :

Qui doit définir les activités à développer ?

Ce qui me frappe à la lecture de ce débat [*], ce sont les peurs qu’il révèle. Au-delà de la diversité des concepts, la définition que chacun donne du terme qu’il utilise - économie solidaire, associative, tiers secteur, etc.- me semble plus défensive que constructive, ou même compréhensive, et porter avant tout des peurs diffuses :
- peur de développer une sphère d’activité pour personnes en difficulté, d’accentuer le dualisme de nos sociétés ;
- peur de voir le marché s’emparer de sphères d’activités où l’essentiel des échanges tient à la relation, et que se développe un champ économique exploitant la solitude, la dépendance, la vieillesse, I’insécurité ;
- peur de porter atteinte au service public, de voir l’État se désengager de son rôle de garant de la solidarité nationale ;
- peur des réponses générales, technocratiques, à des problèmes qui, par nature, sont très différenciés, tant au niveau des individus qu’à celui des territoires ;
- peur que le développement de ces activités soit envisagé exclusivement comme une solution au problème du chômage, au risque d’oublier l’amélioration de la qualité de la vie qu’il apporterait, ou, à l’inverse, crainte de développer un secteur d’activités reposant uniquement sur le volontariat, sur une démarche caritative, voire [...] le retour à la domesticité.

Et pourtant, un espoir commun rassemble les points de vue : car c’est du côté du développement de ces nouvelles activités que pourront être trouvées des solutions pour enrayer les processus d’exclusion [...] Pourquoi avance-t-on ainsi à pas défensifs, pour un résultat aussi modeste ?

On a du mal à mettre au centre de nos interrogations [...] la question du « qui est invité à débattre des activités à mettre en place ? ». Jean-Louis Laville dit bien que la production des services de l’économie solidaire passe par la constitution d’espaces collectifs de proximité, de lieux au sein desquels la nature même des services puisse être débattue : c’est la condition sine qua non pour éviter les écueils évoqués dans toutes les interventions que j’ai relevés dans l’énumération des peurs. Mais il ne suffit pas d’y insister : il faut encore trouver les moyens de mettre en place ces espaces de débat, et surtout les faire vivre. Mon expérience de développement de services solidaires m’amène à penser que là réside le blocage essentiel au développement de ces activités.

Or permettre à des “gens ordinaires” de dire comment ils voient la prise en charge de leurs problèmes de vie quotidienne, la vie de leur quartier, l’éducation de leurs enfants, leurs problèmes de santé, etc., est toujours perçu comme une démarche subversive. S’appuyer sur la parole des gens, sur l’expression de leur vécu et de leurs désirs (qu’il ne faut surtout pas confondre avec l’exploration des besoins qu’effectuent les études de marché), sur la construction collective de réponses originales, non standardisées, constitue autant de démarches que les pouvoirs publics et les élus ont du mal à accepter : perçues comme trop longues, aléatoires, voire démagogiques, elles sont surtout menaçantes pour ceux qui disposent du pouvoir de décision, et estiment légitime d’en conserver le monopole.

Ceux qui se sont engagés dans la création de services de l’économie solidaire savent qu’ils concourent à rénover fortement le fonctionnement de la démocratie. Est-ce à cela que l’on résiste ? En a-t-on réellement envie ? ...


[*Il s’agit des débats de l’AECEP à la Maison Grenelle, publiés dans “Vers une économie plurielle.”[11].


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