Le déclin de l’empire américain


par  A. PRIME
Publication : juillet 1987
Mise en ligne : 17 juillet 2009

Ce n’est pas, vous vous en doutez, du film de D. ARCAND que nous voulons vous entretenir, mais de l’empire U.S.A., et corollairement, de "l’acteur" qui le dirige depuis bientôt 7 ans et qui porte, pour une part déterminante, la responsabilité de ce déclin : Ronald REAGAN que l’histoire retiendra comme un comédien de seconde zone, aussi bien sur la scène politique qu’à l’écran, jadis.
Les événements nous donnent raison une fois de plus, mais on n’y a pas grand mérite quand on possède la "clef" de l’économie distributive : dès janvier 1985, dans un article "America, America", nous interprétions à notre façon le défi lancé par Reagan le soir de sa réélection : "vous n’avez encore rien vu". Nous prédisions l’échec de sa politique, et depuis, "on a bien vu". Nous lui concédions une seule "vertu" : celle d’être l’homme efficace du lobby militaro-industriel, qui a fait passer, en quelques années, la part du budget de l’armée de 5 à 9 % du P.N.B.
C’est sa politique économique - monétarisme et ultra-libéralisme (les fameux "reaganomics’) - conjuguée avec l’augmentation du budget militaire, qui est la cause profonde du déclin de l’empire américain. Sans cela, les U.S.A. auraient très probablement vécu "la crise" comme les sociétés capitalistes industrialisées, sans plus. On a trop tendance à oublier que pendant les 2 premières années du règne Reagan, l’Amérique a connu une récession impressionnante, la production chutant de plus de 10 %, alors qu’elle tournait autour d’une croissance 0 chez ses partenaires et - 1, + 1,5, + 2, + 4 à 6 au Japon.
Par la suite, d’une part la baisse généralisée des impôts -compensée par des emprunts massifs (dont nous verrons plus loin les effets pernicieux à moyen terme)- et celle des prestations sociales et, d’autre part, les retombées en chaîne de la manne militaire ont permis une relance de l’économie. La croissance atteignit des sommets dépassant 10 %, par exemple, au 18’ trimestre 1984.
Tous en choeur, aux Etats-Unis comme dans le monde capitaliste, crièrent au miracle du libéralisme ; le cow-boy fut encensé à l’égal d’un dieu, et on ne pensa plus qu’à imiter l’Amérique (1). Las, il fallut vite déchanter, car le miracle ne dura guère : dès le 3e trimestre 1984, la croissance retombait à 1,9 %. Malgré cela, les pronostics s’accrochaient désespérément à une croissance d’au moins 4 %.
Mais les faits tétus (l’effet boomerang) ne donnaient que 2  %, 2,50 au mieux.

En réalité, Reagan avait opéré un virage à 180°, jamais reconnu officiellement bien sûr : Friedman limogé, on faisant du Keynésianisme à grande échelle. N’est-ce pas, en effet, un curieux libéralisme, que de soutenir l’économie à coups de budgets militaires insensés, l’agriculture (primes pour gel des terres (2) et pour l’exportation), les banques en faillite (Continental Illinois  : 4,5 milliards de dollars), pour aboutir enfin au protectionnisme.

Les yeux les plus clairvoyants s’ouvrirent enfin. A l’étranger, on cessa de faire référence au modèle américain. Des événements importants mais non déterminants (majorité démocrate au Sénat, Irangate), achevèrent de déboulonner la statue du commandeur. Reagan apparut comme un incapable, un menteur, ce qu’il avait toujours été. Mais "oculos habent et non videbunt"...

Que s’était-il donc passé ?

" Conséquence de la politique de Reagan sur le déficit budgétaire.

La baisse des impôts (démagogie qui satisfait le plus grand nombre), les fabuleuses dépenses d’armement, les soutiens de tous ordres ont conduit l’Etat U.S. à emprunter au-delà de toute mesure raisonnable : le déficit budgétaire a été multiplié, comparé à 1980, par 3,5, oscillant autour de 200 milliards l’an. Pour attirer les capitaux, les taux d’intérêt ont monté. L’épargne américaine étant suffisante pour couvrir les besoins, les capitaux étrangers se sont précipités - 100 milliards de dollars par an - pour souscrire aux juteux emprunts US  : 5 % de rendement net, cela vaut mieux que d’investir dans l’économie de son pays, avec les efforts et les risques que cela comporte. D’où un "manque" dans les pays industrialisés pour lutter contre la crise.

" Conséquence sur le déficit extérieur

Le dollar, très recherché, doubla de valeur en 4 ans, atteignant 11 francs à Paris en février 1985. Mais, à nouveau, effet boomerang désastreux pour l’industrie des Etats-Unis : les exportations chutent, les produits étrangers envahissent l’Amérique, notamment les produits japonais et sudasiatiques (25 % des voitures achetées par les Américains sont japonaises ; pour la ire fois, en 1.986, la balance commerciale US en électronique est déficitaire en faveur des Japonais (3).
Là encore, les effets sont rapides de 28 milliards de dollars en 1981, le déficit extérieur passe à 69 en 83, 128 en 84, 148 en 85 et 170 en 1986 (donc nettement en hausse malgré l’accord des "cinq" du 22 septembre 85 à New-York pour faire baisser autoritairement le dollar). Notons que pour l’Amérique le déficit extérieur est moins grave que le déficit budgétaire : il lui suffit - Bretton Woods ayant fait le dollar Roi - de faire marcher la "planche à dollars". Facile. Mais quelles conséquences au niveau mondial ? Une masse de dollars, sans contrepartie marchandise, est jetée sur le marché et "se balade", suscitant et alimentant une fantastique mutation : la puissance ne procède plus de la capacité de produire des biens, mais des flux financiers. Les bourses flambent alors que les économies sont "en crise". Irréel. "L’économie financière n’est plus du tout le simple reflet de l’économie physique. La première a désormais sa vie propre, déconnectée du réel ; elle prend chaque jour une importance grandissante. Les échanges internationaux de capitaux représentent aujourd’hui 10 fois le volume des échanges de marchandises...
Depuis 3 ou 4 ans, l’argent placé sur les divers marchés des capitaux rapporte bien plus que les fonds investis dans l’industrie ou le commerce. Logiquement les entreprises préfèrent placer leur trésorerie plutôt que d’investir, et les liquidités abondantes - conséquence du sous-investissement industriel - alimentent la hausse des marchés financiers, laquelle attire encore plus de capitaux... Situation absurde d’un système qui finit pratiquement par tourner en circuit fermé". (Olivier Drouin - L’événement). L’humour grinçant de J. Kenneth Galbraith résume la situation d’une phrase lapidaire  : "La surprise-partie de Wall Street pourrait bien se terminer dans un bain de sang comparable à celui de 1929".

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Tels sont les effets boomerang pour l’économie telle que l’avaient conçue Reagan et ses conseillers dans l’euphorie de la victoire il y a quelque 7 ans. Les temps ont bien changé. La dette de l’Etat US est colossale : 2 000 milliards de dollars. En 1986, les intérêts de la dette représentent 14  % du budget.
L’endettement privé ne vaut guère mieux (la période d’euphorie ayant conduit à des emprunts imprudents) : 5 000 milliards de dollars soit globalement - Etat + privé - 7 000 milliards : 20 mois du PNB !
Mais l’heure de vérité a sonné faillites ou incapacité de rembourser. En 6 mois, augmentation de 35 % du nombre des foyers incapables de faire face à leurs dettes ; en 3 ans, les entreprises se sont endettées de 483 milliards supplémentaires d’où de nombreuses faillites (en 1986, on enregistre des chiffres jamais atteints depuis 1930) ; le tiers des fermiers sont ruinés et ne remboursent plus leurs emprunts ; d’où faillites en série de banques "agricoles".

Tels sont les glorieux résultats d’un dollar qui avait doublé de valeur : baisse de production des usines et invasions de produits étrangers (4), ruine des agriculteurs. Ce n’est pas la "concession" faite par les Européens de laisser pour 4 ans le champ libre en Espagne au maïs américain - afin de préserver entre autres la vente des alcools et fromages français - qui résoudra le problème ; non plus que les rodomontades contre l’Airbus qui sauveront l’industrie américaine.

Devant le danger, les U.S.A. ont enfin réagi  : gageons que ce n’est pas du cerveau "pois chiche" de Reagan - tout juste bon à monter de minables combines d’aide aux "contras" en vendant secrètement des armes... aux sataniques iraniens - qu’est sortie la solution. Avant tout, faire baisser le dollar. Depuis novembre 1985, il a chuté de 45 %. Mais n’est-il pas trop tard ? Nous avons vu que cette baisse autoritaire n’avait en rien modifié le déficit extérieur de 1986. Les Japonais sont solidement implantés aux U.S.A. qui absorbent - c’est vital pour eux - le tiers de leurs exportations. Les 170 milliards de déficit 1986 se répartissent ainsi : 59 pour le seul Japon, 26 avec la C.E.E., 23 avec le Canada, le reste essentiellement avec des pays sud-asiatiques. Cependant les Japonais sont prudents  : à terme un dollar à 6 francs (150 yens) est dangereux pour eux. En 1986, malgré un excédent record (5) dû surtout à l’appréciation du yen, les exportations ont chuté de 3 % en volume. Alerte ! Et elles ne sont maintenues qu’au prix d’un lourd sacrifice sur les marges : les automobiles par exemple, n’ont augmenté en dollars que de 14%, quand il aurait fallu le triple pour maintenir les marges.
Alors les Japonais modifient leur stratégie (après avoir profité pendant 5 à 6 ans de l’erreur colossale de la politique Reagan) en envahissant les Etats-Unis de produits "Made in Japan". Désormais, ils s’implantent en investissant en Amérique : ils ont déjà investi 27 milliards de dollars dans des usines. En 1986, ils ont placé 80 milliards à Wall Street. Comme quoi les dollars issus de la "planche à dollars", comme nous le signalions plus haut, réapparaissent aux U.S.A...
Le Japon est devenu l’ennemi n° 1 pour l’économie américaine. Il possède à la fois la puissance industrielle, la puissance financière (sur les dix plus importantes banques mondiales, 7 sont japonaises) et la puissance dans la recherche et le développement (les U.S.A. sont en perte de vitesse : baisse des crédits de recherche, baisse des brevets...).

En outre, les Japonais ne sont pas naïfs. Devant le danger d’un dollar amputé de la moitié de sa valeur, ils évitent, comme ils le faisaient déjà du reste pour l’exportation de produits "Made in Japan", de mettre tous leurs veufs dans le même panier... américain en l’occurence. Ils font preuve d’une activité commerciale tous azimuts, "quasi diabolique" selon le mot de J.L. Lemarchand dans l’Express. Ils implantent ou achètent des usines en Europe. Si les débouchés U.S. se sont quelque peu réduits, en revanche, le déficit commercial Europe-Japon s’est creusé entre 85 et 86 : de 11 à 17 milliards de dollars. Or, il y a peu de chance de voir les Japonais s’ouvrir vraiment à nos produits : ils promettent, ils "étudient",... ils copient, ils sourient... mais pratiquent la politique de l’inertie.

Ainsi subissons-nous indirectement les méfaits de la politique Reagan.

L’Amérique est-elle condamnée au déclin  ? Avec 250 millions d’habitants, la plus formidable puissance militaire (l’I.D.S. en plus), l’Amérique consomme à elle seule le quart de l’énergie mondiale.

Reagan va sortir de l’histoire : les démocrates vont sans doute prendre le relais. Confrontés à l’héritage Reagan, ont-ils des projets à long terme, clairs, audacieux (6) ? La misérable aventure de G. Hart n’est guère encourageante  : il a probablement été torpillé par les siens, non pas pour son histoire d’alcôve, mais parce ’qu’il était jugé médiocre, "qu’il n’avait clairement pas l’étoffe du visionnaire qu’exigerait la période" (B. Guetto , Le Monde). Les managers sont jugés "bouffis, sans goût du risque, inefficaces, sans imagination" par Richard Darman, secrétaire-adjoint au Trésor. La compétitivité américaine n’a augmenté que de 0,7 % par an, entre 1969 et 1985, contre 2,3 % en Europe et 4 % au Japon.

Stopper le déclin américain ? Peut-être. Mais qui, quand, comment ? Et si le déclin de l’empire américain sonnait enfin le glas du capitalisme ?

(1) Beryl Sprinkel déclarait péremptoirement en 1984 : "La vigueur du dollar ne fait que refléter celle de l’économie américaine qui s’épanouit". On est inquiet de savoir que c’est ce docte économiste qui dirige aujourd’hui le conseil économique du Président.
(2) En 1983, l’opération PIK permit de "geler" 37 millions d’hectares de terres labourables, soit 2 fois l’ensemble des terres labourables françaises
(3) Excédentaire de 27 milliards de dollars en 1980, la balance commerciale de l’industrie électronique accuse un déficit de 2 milliards en 1986. Les Japonais contrôlent à ce jour 45 % du marché mondial (sur les 10 premiers fabricants mondiaux de semiconducteurs, 6 sont japonais).
(4) Pour ne prendre qu’un exemple, les chaussures. En 1980, 50 % des chaussures consommées aux U.S.A. étaient étrangères  ; à la fin de l’ère Reagan, 7 paires sur 10 le sont (to ïwan a livré 370 millions de paires en 1986, la Corée du Sud 140, le Brésil 99 et l’Italie 54).
(5) Excédent commercial japonais 1986 (année budgétaire se terminant en fait le le, avril 1987) : 101 milliards de dollars contre 61 en 1985.
(6) B. Guetto écrit dans le Monde du 16 mai : "Les deux chambres... n’ont pas plus de réponses que le président aux grandes questions posées à l’Amérique par cette fin de siècle. L’ivresse des pays est un souvenir ; on ne parle plus que de défis japonais et sud-coréens, endettement, désindustrialisation, perte de compétitivité... L’Amérique tourne à vide".