L’individualisme en question
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Publication : juillet 1987
Mise en ligne : 17 juillet 2009
Encensé plus que de raison au sein des professions indépendantes des milieux férus de libéralisme qui en ont fait leur totem, l’individualisme est loin de posséder les vertus qu’on lui prête sur le plan de l’efficacité et de la morale.
L’instinct grégaire fait partie de la nature
humaine. De tous temps, les populations se sont groupées pour
faire face aux périls menaçant leur existence. Malheur
à l’homme seul ! Chacun a besoin des autres s’il veut pourvoir
à son besoin. Régime tribal, corporations, système
coopératif, syndicats ouvriers et patronaux, kyrielles d’associations
témoignent de ce refus d’isolement de l’individu.
De nos jours, c’est aussi une certaine forme de solidarité
qui s’exprime à travers les organisations non gouvernementales,
la fiscalité et la parafiscalité, la copropriété,
les assurances, la sécurité sociale et les mutuelles.
Fruit de la société de l’argent, l’individualisme traduit une altération de l’égoïsme. L’égoïsme conduit paradoxalement à l’entraide, au souci d’autrui, le bonheur étant de le donner aux autres, de se constituer un environnement sécurisant, incompatible avec l’aggravation des injustices, des passedroits source de révolte, d’insécurité générale. L’individualisme débouche, au contraire, sur la compétition sauvage, sur la loi de la jungle, la mise à mort des concurrents.
Son efficacité sans cesse proclamée ? Un leurre si l’on tient compte du coût de la concurrence, de ses gaspillages, du parasitisme publicitaire, de la destruction des écosystèmes, des mille nuisances occasionnées par la course au profit : bruit, pollution, délinquance, escroqueries, guerres, névroses.
Sans doute l’individualisme a-t-il engendré
quelques lots de fortunés mais à quel prix ? Un prix
qu’ont payé de leur santé, de leurs privations, de leur
sang, de leur vie, des millions de sacrifiés, de faillis piétinés
au nom de l’efficacité financière. Le bilan de l’individualisme
? Deux milliards d’affamés dans le monde, des dictatures, des
guerres sans fin, l’élimination des gêneurs, des lois,
des codes tenant le citoyen en tutelle, une liberté cernée
de mille interdits, l’incroyable conditionnement de l’opinion dans
le respect des tabous.
L’homme a besoin de son semblable, non pour en exploiter le travail,
les besoins, ses malheurs ou ses vices, comme le fait la société
mercantile tirant argent de tout, mais pour que soit utilisé
au mieux le travail accompli en commun au minimum d’efforts.
Incessants sont les conflits nés de la compétition qui
met aux prises les candidats à l’accession d’un maximum de
richesse, une compétition qui fait moins de vainqueurs que
de vaincus vite oubliés, disparus dans la trappe de l’adversité.
Prétendre que l’individualisme détermine les meilleures
conditions d’existence ? Nos gens prennent leurs désirs pour
des réalités. C’est le progrès technologique
impulsé par le travail des chercheurs, la qualification de
la maind’oeuvre, le niveau des équipements, l’abondance de
l’énergie et la disponibilité des matières premières,
qui constituent le principal facteur d’une production en expansion,
alors que l’individualisme a pour effet d’en limiter la croissance
afin de préserver le profit. Le profit, parfois destructeur,
souvent amoral et injuste, fait feu de tout bois, tirant sur le salarié,
sur le consommateur et le contribuable. Fraude, activités illicites,
pourvoient pareillement à sa formation ainsi que la spéculation,
les guerres, les grandes catastrophes, les escroqueries.
La masse qui travaille pour un salaire n’est pas
motivée par le profit. C’est le but, en revanche, des dirigeants
des entreprises et des membres de leurs conseils qui s’en servent
prioritairement pour couvrir leurs propres besoins et pour étendre
leur pouvoir, source de la considération dont ils sont l’objet
et à laquelle ils attachent le plus de prix. Peu de scientifiques,
peu de techniciens parmi les financiers férus d’individualisme.
La progression des quantités n’est pas le fait de ces derniers
installés dans le parasitisme.
Des résultats semblables s’observent en régime socialiste
où les réalisations apparaissent autrement gigantesques
et les équipements de qualité comparable. Esclave du
travail chacun, de part et d’autre, est tenu de collaborer à
la production, soit sous la contrainte de la loi, soit en raison des
nécessités de la vie.
La "prospérité" en Occident
n’est qu’une prospérité de vitrine à laquelle
ne participe qu’une petite minorité de fortunés. Elle
laisse dans le besoin l’immense troupeau des malchanceux, des marginaux
: chômeurs, déclassés, retraités au revenu
dérisoire, faillis, saisis, accidentés, handicapés,
veuves, femmes abandonnées, malades, victimes des guerres et
des attentats, des vols et des escroqueries, expropriés, mal
logés, migrants, sinistrés peu ou non indemnisés,
familles des internés, contrevenants lourdement pénalisés,
agriculteurs endettés, assez pour marquer au fer rouge un système
condamné par son gaspillage, par son malthusianisme, par son
inhumanité par son amoralité.
Au regard de cet ensemble de données, il n’est guère
douteux que le rendement de l’appareil productif se révèle
meilleur dans une économie planifiée que dans l’aire
de la libre entreprise. Si les apparences semblent le démentir,
c’est que tout un passif reste occulté l’exploitation des populations
du tiers-monde, le déchet, le coût des aventures coloniales,
celui des guerres pour préserver l’accès aux matières
premières et s’assurer une hégémonie, celui des
destructions de toute nature pour combattre l’abondance, celui des
nuisances, des charges mises au compte des Etats et payées
par le contribuable, en particulier la formation, aux frais de la
collectivité, des futurs travailleurs, charges évacuées
des comptabilités des entreprises dites performantes.
Bref, nous vivons dans une société
truquée, arnaqués à tout instant, sommés
de nous dessaisir du fruit de notre propre travail pour que d’autres
s’en gobergent à notre place.
Une économie communautaire à monnaie de consommation,
distribuant les revenus au lieu de les former au gré des caprices
de la circulation d’une masse monétaire donnée, saurait
libérer chacun de l’insécurité, de la peur, moraliser
les activités, reléguer l’individualisme au domaine
du loisir, stopper les gaspillages, encourager l’abondance au lieu
de la combattre.