L’éternel redressement économique
par
Publication : juillet 1987
Mise en ligne : 17 juillet 2009
A Paris, des milliers de pauvres gens vivotent dans
les rues ou sous les ponts. Quinze mille - trente mille selon certains
- vivent en clochards. Des bouches de métro restent ouvertes
la nuit afin d’accueillir ces nouveaux pauvres qui, tels des rats,
sont tout heureux de pouvoir s’y enfiler et dormir dans les souterrains.
Le cardinal Lustiger, lui, laisse certaines églises ouvertes
la nuit pour que d’autres sans-logis trouvent abri. Des appels à
la- générosité publique sont lancés pour
aider les "soupes populaires" et éviter ainsi de
voir des cadavres étendus dans les rues comme à Calcutto
.
Mais pendant ce temps, le ministre de l’Economie et des Finances fait
descendre la subvention accordée à l’Armée du
Salut de 12 à 7 millions. Et comme cela fait du bruit, un de
ces messieurs du ministère est dépêché
pour venir déclarer à la télévision à
l’adresse de l’Armée du Salut : "Soyez tranquille, rien
ne vous manquera, on veillera sur vous". Belles paroles, comme
toujours, quand la colère gronde.
En 1946, me trouvant à Alger, pour la première fois
de ma vie, je voyais des hommes passer leur nuit allongés sur
les trottoirs comme des bêtes. Ça m’avait écoeuré
et scandalisé. Alger, département français !
Mais nous étions en Afrique. Et certainement que mieux traiter
les Arabes eut été aller à l’encontre de l’économie
des colons ! Jamais, ô grand jamais, je n’aurais supposé
qu’un jour, après des lustres et des lustres de progrès
social, technique, médical, scientifique, d’instruction obligatoire,
pareil spectacle s’offrirait à mes yeux sur le sol de notre
riche et glorieuse patrie, la France !
Le plus étonnant dans tout cela, c’est que les affaires en
Bourse n’ont jamais été si brillantes. Si les pauvres
s’appauvrissent, par contre les riches, eux, s’enrichissent. Le libéralisme
a quelque chose de bon ! Jamais la vente des bijoux et des oeuvres
d’art n’a été si florissante et jamais les femmes de
nos bourgeois n’ont porté de si belles toilettes. Non plus,
jamais vu les restaurants de luxe si pleins. Jamais il n’a été
vendu tant de yachts et de "grosses cylindrées".
Jamais les multinationales n’ont fait tant de bénéfices
qu’en 1986.
Jamais non plus notre armée n’a été tant chérie.
Nous avons les sous-marins les plus performants du monde, les chars
d’assaut les plus modernes (le coût de l’un d’eux permettrait
de subventionner les restaurants du coeur pendant des années
et des années mais ça on ne veut pas le savoir !). Un
avion de combat - un vrai joyau - qu’un simple obus peut réduire
en miettes en moins d’une minute coûte, lui, 30 milliards. La
France est la 3e nation militaire du monde et la première -
par habitant - dans la vente d’armes à l’étranger (heureusement,
sans cette vente, où en serait notre économie ?).
Si on en croit nos Chirac, Toubon, Balladur et consorts, nous sommes
acculés à la ruine si les ouvriers viennent troubler
le "redressement économique". Ce fameux redressement,
j’en ai entendu parler depuis mon enfance ! Depuis, il ne s’est en
effet pas passé un mois, même pendant toute la durée
du gaullisme, sans qu’un journal n’ait déclamé la nécessité
d’un "redressement économique" ! Consultez vos vieux
journaux !
Mais l’habileté de nos dirigeants n’aura jamais été si grande pour nous faire avaler des couleuvres et faire prendre des vessies pour des lanternes. Au point que même les partis de gauche en sont intimidés dans leur audace. S’il s’agit du chômage par exemple, on n’ose prendre d’engagement décisif alors que le simple bon sens dicte la réduction des heures de travail. Avant la venue du Front Populaire on pouvait lire sur une affiche "La semaine de 40 heures, c’est encore plus de chômage !". La première chose que fit le Front Populaire arrivé au pouvoir fut d’instaurer immédiatement la semaine de 40 heures - 8 heures de moins d’un seul coup plus 2 semaines de congés payés. Et le chômage fut éliminé illico. Aujourd’hui, on passe tout cela sous silence. Et cinquante ans après, on n’a réussi à faire baisser la semaine que d’une heure. On rétorque que le chômage est dû non à l’automatisation et aux robots mais à la situation internationale, puisque pour fabriquer des robots il faut des hommes ! Alors si les robots et la mécanisation poussée n’enrichissent pas l’entreprise en supprimant la maind’oeuvre, pourquoi l’automatisation ? Travailler moins et gagner autant et l’équilibre serait rétabli Ce qui n’a pas chômé, c’est la capacité, l’avidité au gain des forts au détriment des petits... Rendre la vie plus belle, plus facile, améliorer le sort des hommes est loin de la pensée de nos gouvernants qui n’ont en vue que la prospérité des grands fortunés. Pour cela, on tire sur tout, on éponge tout ce qui est épongeable, on gratte sur tout ce qui peut être gratté. On épluche tout. Pour avoir des sous, on pousse la mesquinerie jusqu’à supprimer la franchise postale dans l’envoi des feuilles de maladie à la Sécu ! On se met de nouveau à penser à la rentabilité du non-port de la ceinture de sécurité (hélas, malgré les hurlements à la radio pour presser les gendarmes à redoubler de vigilance, ceux-ci ont l’air de bouder malgré l’appel !). A propos de contraventions juteuses, ne pourrait-on pas instituer l’obligation de porter un pardessus en hiver contre la congestion mortelle et un chapeau en été contre les insolations, et une forte amende à tout contrevenant ? La mort coûte à l’Etat, paraît-il. Alors ? Il y a là une belle mine à exploiter, et gros à gagner ! Mon idée va dans le sens du "redressement économique" !