Le double système d’assurances
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Publication : novembre 2004
Mise en ligne : 4 novembre 2006
ÉTAIT-IL NÉCESSAIRE ?
Je suis entré dans la vie active à l’époque où naissait la Sécurité Sociale. Les cotisations étaient alors modestes, le taux courant de remboursement de 90 %, et il apparaissait superflu de cotiser pour une assurance complémentaire.
Mais le taux de cotisation et le plafond de salaire auquel il s’applique n’ont, depuis, cessé de grimper, pendant que s’amenuisaient les taux de remboursement. Ceux-ci sont au mieux aujourd’hui de 70 % pour les actes médicaux, de 60 % pour les analyses et de 65 % pour les médicaments (une exception salutaire, c’est le taux de 100 % jusqu’ici maintenu pour les dépenses de longue maladie). Malgré des taux de cotisation qui augmentent également, les assurances complémentaires ont du mal à suivre, et il n’est jamais financièrement indolore d’être obligé de se soigner. Je ne vois pas pourquoi payer symboliquement un euro de plus par consultation serait davantage dissuasif. Si le corps médical avait cru à une possible diminution des dépenses de santé, on eût sans doute entendu les syndicats de médecins demander des mesures compensatoires, comme l’ont fait ceux des buralistes et des viticulteurs qui, dans leur cas, avaient de bonnes raisons de craindre une baisse des consommations.
Les dépenses de santé ne diminueront donc pas pour les assurés non plus et, pour tenter de rééquilibrer la Sécurité Sociale, on continuera de faire croître la part non remboursée laissée à la charge du patient, à côté de quoi, s’il reste toujours à un euro, le nouveau remède inventé par le Ministre de la Santé fera figure de placebo. Ainsi l’assurance complémentaire, qui de superflue est devenue facultative, puis indispensable, sera probablement bientôt obligatoire.
Mais n’était-ce pas depuis longtemps le but provisoirement recherché ?
Pour obtenir au mieux, en deux remboursements distincts, les mêmes prestations que celles que la Sécurité Sociale originelle assumait seule autrefois, il faudra donc payer des cotisations à deux organismes similaires, pour chaque acte médical ouvrir deux dossiers, et faire travailler en double deux chaînes d’agents, ceux de la “Sécu” et les autres.
On notera que l’assurance complémentaire se trouve dispersée entre un grand nombre de Mutuelles, et aussi hélas de compagnies privées, dont le principal souci est d’assurer des dividendes à leurs actionnaires. Les patients ne seront pas seuls à en faire les frais. Ces dernières dicteront également leur loi à tous les professionnels de santé, comme s’en plaignent déjà aujourd’hui les chirurgiens en ce qui concerne la fixation arbitraire du montant de leurs primes.
Vu l’éparpillement des Caisses complémentaires, avec, chacune, son état-major et son Conseil d’Administration, bravo pour l’optimisation des frais de gestion de ce marché !
Et son ouverture à la mondialisation ajoutera encore au montant de nos cotisations le coût publicitaire de la guerre commerciale que ces compagnies se livreront entre elles… sauf ententes illicites encore plus préjudiciables et qui ne seraient pas les premières du genre.
SERA-T-IL SUFFISANT ?
Même scindée en deux, on ne pourra pas faire avaler aux assurés, dont on renâcle à revaloriser les salaires, une hausse incessante de leur participation à leur couverture maladie, que de son côté le patronat refuse d’accepter. Il faudra donc continuer à diminuer les prestations. Et quand ce qui restera à leur charge sera à nouveau insupportable, que fera-t-on ? On leur demandera de cotiser à une troisième caisse ? Non, on aura alors beau jeu de démontrer que, ce système étant devenu trop lourd, il vaudrait mieux revenir à un organisme unique et, compte tenu du trop mauvais état d’une Sécurité Sociale marginalisée, l’idée qu’on leur imposera sera celle d’un grand organisme privatisé, que le Medef pourrait alors ne plus bouder.
Je regrette par ailleurs qu’on laisse chirurgiens et autres spécialistes à risques se faire arnaquer par des Compagnies d’assurances privées. Les accidents médicaux ne figurent pas parmi les catastrophes naturelles, pour lesquelles on nous impose déjà de payer des cotisations. Plutôt que d’en subir d’autres façons les conséquences, je serais d’accord de payer une cotisation spéciale destinée à couvrir aussi ces risques-là, mais à condition que ce fût dans le cadre de la Sécurité Sociale ou d’une Mutuelle cogérée par les assurés et le corps médical. Ainsi ne planerait plus sur les praticiens la menace de procès et de primes démentielles imposées de façon léonine par des compagnies privées, risquant de donner prétexte à leur tour à des dessous de table moralement et civiquement détestables. Côté patients, en cas d’infection nosocomiale ou de tout autre accident médical, je préférerais le cas échéant pouvoir être indemnisé sans discussion par un organisme à but non lucratif, comme on l’est pour un accident de voiture lorsqu’on souscrit une assurance “tous risques” auprès d’une Mutuelle, plutôt que d’être obligé d’attaquer en justice un praticien avec qui j’avais des liens de confiance et pour qui je peux avoir conservé de la sympathie, voire ressentir de la compassion si je le considère lui aussi comme la victime d’un accident. Sans compter que les honoraires d’avocat ne sont pas plus légers que ceux de chirurgien, qu’ils ne sont pas remboursés par la Sécurité Sociale, et que l’indemnisation n’est pas garantie. Un autre avantage d’un tel système d’assurance des accidents médicaux, c’est qu’il permettrait de les connaître tous, alors que seule une partie d’entre eux donne lieu actuellement à l’ouverture d’un dossier. Leur centralisation pourrait mettre en évidence des accidents par trop répétitifs liés à certaines pratiques ou à certains praticiens, ce à quoi le Conseil de l’Ordre ou d’autres instances de surveillance des problèmes de santé auraient sans doute à cœur de porter remède. Mais, dans leur ensemble, les praticiens pourraient travailler dans des conditions plus sereines.
LES VRAIES ÉCONOMIES
Ce ne sera pas en voulant empêcher les gens de se soigner qu’on en réalisera. Ce sera plutôt en leur évitant davantage d’être malades ou d’avoir des accidents.
Il faut par exemple se féliciter des bons résultats récemment obtenus en matière de sécurité routière. Mais attention aux retours en arrière : déjà viticulteurs et cafetiers se plaignaient des campagnes contre l’alcool, et voici que les pétroliers commencent à pleurer parce que la réduction de la vitesse aurait fait baisser leurs ventes d’essence (1 % en volume !), oubliant d’indiquer de quel pourcentage a été sur la même période la hausse du prix du litre. Heureusement, on n’est plus en période électorale aiguë.
Face à la publicité et au discours enjôleur des lobbies, je trouve que les campagnes de prévention sont souvent ennuyeuses et pas du tout percutantes. Elles manquent de cet humour sarcastique, noir ou féroce, que des gens comme Coluche, Pierre Desproges ou Francis Blanche savaient mettre dans leurs formules. J’aimerais en lire parfois de ce genre :
ou même, puisque c’est pour essayer de les sauver :
Le patron de l’Express Denis Jeambar avait un jour commis un trait d’humour d’une pire férocité, mais on ne saurait affirmer que c’était pour une bonne cause, et je veux bien croire que cet humour était involontaire. C’était, dans son éditorial du 17 octobre 2002, une longue énumération de tous les privilèges qu’il avait cru déceler dans la fonction publique, et dont il avait gardé le plus frappant pour la fin : « Un fonctionnaire, enfin, peut espérer de cinq à sept années de vie de plus qu’un salarié du secteur concurrentiel : une donnée qui en dit long sur la pénibilité comparée du travail dans ces deux univers. » Se servir de cet argument pour réclamer l’alignement des conditions de travail des fonctionnaires sur celles du secteur privé était quand même d’un humour douteux, et le courrier des lecteurs de L’Express s’en est pendant quelque temps ressenti.
Sans doute que les gens du Medef n’ont pas dû non plus apprécier qu’on attribuât au fait de travailler dans leurs entreprises des effets aussi mortifères que ceux de l’alcool ou du tabac.
Si l’incidence des conditions de travail sur la santé était évoquée dans cet éditorial de façon maladroitement tendancieuse, il est quand même indéniable qu’elles ont des conséquences sur la santé, donc sur le sujet qui nous préoccupe : les dépenses de santé. Certes, on peut faire la chasse aux abus d’arrêts de travail qui sont censés proliférer autour des accidents ou maladies, mais il faudrait d’abord en tarir la source par une lutte plus efficace pour la sécurité et contre la maladie, notamment certaines maladies professionnelles, et d’abord le stress qui, en plus de favoriser l’alcoolisme et le tabagisme, fait de nous les plus gros consommateurs d’autres produits dopants ou tranquillisants délivrés sur prescription médicale. On ne peut pas bien se faire une idée de toutes les conséquences néfastes de la course au rendement, étant donné la multitude des situations dans lesquelles elle s’instaure, mais il y a un domaine où elles se manifestent sous nos yeux tous les jours, c’est là où le rendement est synonyme de vitesse de circulation, que ce soit pour les chauffeurs routiers ou les livreurs de pizzas. On a encore vu dans une actualité récente les exploits de certains conducteurs d’autocars, conducteurs étrangers à bas salaires pour voyages à bas prix.
Il y a aussi, dans le dernier documentaire de Raymond Depardon : “10ème chambre, instants d’audience”, une séquence édifiante, où un de ces jeunes livreurs, certes arrogant et franchement déplaisant, balance au juge qui lui demande s’il a bien compris la leçon qu’il vient de lui faire : « Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Si je grille pas les feux rouges, je perds mon boulot ! »