Le nez dans l’assiette


par  G. GOURÉVITCH
Publication : novembre 2018
Mise en ligne : 22 février 2019

Les analyses sont complètes, les diagnostics indiscutables, les objectifs unanimes.

Les publications quasi quotidiennes des climatologues, des scientifiques, (cf article remarquable, Le déni souverain, de Bernard Blavette dans La Grande Relève 1201 du mois dernier), des urbanistes et architectes (cf article non moins remarquable Le rapport Borloo, avancée ou faux espoir ? de Michel Berger, dans La Grande Relève 1199 de juillet dernier), des économistes, dont certains sont atterrés, et même de quelques rares politiques, regorgent d’analyses et d’arguments sur les conséquences néfastes du seul système économique et financier existant. Tous montrent que ce modèle unique et finalement totalitaire, génère des inégalités inimaginables, des gaspillages scandaleux et l’épuisement à court terme des ressources de la planète.

Nous le savons, et nous avons même des solutions !

De l’économie distributive à la sobriété, de la reconception de l’urbanisme et de nos cadres de vie à l’agriculture biologique et non intensive, de la production énergétique et industrielle locale à la consommation auto-suffisante, de l’éducation citoyenne à la monnaie locale et éphémère, en passant par les critères de mesure du « bonheur intérieur brut », nous avons une telle richesse d’idées, de voies à expérimenter, de perspectives novatrices et attrayantes … qu’on finit par se demander pourquoi rien ne bouge.

Mais alors, rien.

Les migrants continuent de migrer et de se faire rejeter, des quasi fascistes arrivent au pouvoir en plein milieu de l’Europe, les paradis fiscaux prolifèrent toujours, les banques continuent les bonus, le système financier tourne à plein sur des richesses vides, les fortunes des fortunés continuent de grossir, les facebook persistent à piller les données personnelles, les maniaco-dépressifs de la NSA continuent d’écouter tout ce qui se dit sur la planète, la corruption continue d’empêcher l’aide au développement, et le clown américain va créer, tenez-vous bien, l’armée de d’espace.

Réfléchissons calmement.

Pour aller d’un point A (notre société) à un point B (celle que nous voudrions), il faut juste une route. Si possible une droite, c’est plus court, mais même courbe, cette route nous manque.

Quelques exemples  :
Quelle vision de Lourdes ferait que les “GAFA” arrêteraient tout à coup d’accumuler leurs profits aux Iles Caïman ou ailleurs ?
Comment va t’on organiser la régulation de la finance ?
Par quels moyens, et qui, pourrait mettre fin à l’opacité des activités bancaires ?
Qui fera que le fermier du Minnesota va cesser d’acheter un M-16 pour se défendre ?
Qui ira convaincre les djihadistes que « c’est stupide, les gars » ?
Qui dira que construire des murs pour se protéger est idiot ?
Comment va-t-on stopper la désertification de l’Amazonie et la poubellisation des océans ? En disant « ce n’est pas bien, ça » ?
Quand cessera-t-on de polluer l’atmosphère ? En arrêtant le trafic aérien ?
Qui aura le pouvoir de détruire une bonne fois les armes nucléaires ? (celles qui existent, pas celles qui n’existent pas). Qui le voudrait vraiment et qui commencerait ?

Autre exemple, en citant André Bellon, dans La Grande Relève de septembre dernier  : « la reconstruction de l’Europe ne peut se faire qu’avec les peuples concernés. Cela demande de recréer les débats nécessaires, de réaffirmer les peuples dans leur rôle souverain, et de réengager le dialogue entre leurs représentants ».

On ne peut être que d’accord, mais qui organisera les débats, qui réaffirmera la souveraineté des peuples ? 
Macron ?
Merkel ?
L’inénarrable Junker ?
Le Parlement de Strasbourg peut-être ?

Nous aimerions tant passer du « il faut » au « comment nous allons faire ».

Un autre monde est possible, il est même hautement souhaitable si nous voulons éviter le mur. Mais faut-il l’attendre ou l’imposer ?
Faut-il convaincre ou se soulever ?
Comment pourrions-nous passer de notre société à une autre ?

Vieux débat, dira-t-on, entre réforme et révolution. Permettez-moi d’en douter. Car nous ne sommes ni au début du vingtième siècle, ni au lendemain de la guerre, nous ne sommes plus au temps où on le prenait pour réfléchir et pour débattre. Nous n’avons plus le loisir de regarder les leçons de l’Histoire, car ce monde est inédit : il est organisé par un système unique et insoutenable à court terme ; non seulement nous cherchons en vain la route pour en sortir, mais nous sommes chronométrés pour la trouver.

Comme le dit Hubert Védrine, nous manipulons des bombes autrement plus dangereuses que la bombe à hydrogène : la bombe écologique et la bombe démographique. Nous sommes assis dessus (dans tous les sens du terme), et nous avons trente à quarante ans de compte à rebours devant nous, grand maximum.

Alors, essayons.

Partons donc du point A : notre société de marché est remarquablement construite ; elle n’a plus rien à voir avec les fabriques de la révolution industrielle, ni même avec les systèmes keynésiens occidentaux de la deuxième moitié du vingtième siècle.

Elle combine productivité et communication, dans un cycle complet ; et elle est universelle.

Non seulement elle propose aux gens ce qu’ils veulent, mais elle le leur indique ; c’est l’indispensable captation des données. Elle les convainc que ce qu’ils veulent leur est nécessaire, pour leur bien, pour leur vie ; c’est le rôle fondamental de la publicité.

Il faut aussi leur fournir les moyens d’acquérir ce qu’ils veulent ; c’est le rôle du crédit, dont on camoufle le véritable taux, surtout celui à la consommation.

Il faut enfin les inciter à renouveler ce qu’ils ont, pour ne jamais arrêter le cycle ; ce sont l’obsolescence programmée, la mode, « l’innovation » perpétuelle.

Enfin, pour que les marges soient maximales, il faut produire à coût le plus bas possible ; c’est la recherche de la productivité, de l’automatisation, comme celle des zones à coût de main d’œuvre réduit.

La boucle est bouclée : on fabrique à coût minimum des produits dont on avait au préalable préparé le marché. C’est imparable. Mais insuffisant : pour perdurer, il faut une base idéologique. On accompagne donc ce système d’une échelle de valeurs : la Liberté (de choix, d’entreprendre), la Responsabilité (envers la société, la famille, soi-même), l’Émancipation des individus par « la gagne et la débrouillardise » individuelle ; et on rassemble ces “valeurs” sous le vocable de “démocratie”, ainsi complètement dépouillé de son acception originelle.

La recette est aussi sophistiquée qu’efficace — enfin, efficace pour leurs promoteurs. Alors quoi faire ?

Un soulèvement des peuples ?

Impensable aujourd’hui dans les pays développés. Les systèmes de verrouillage et d’alerte tant médiatiques que policiers sont tels que les mouvements populaires ne peuvent que se limiter à des manifestations sur des réformes sectorielles — dont d’ailleurs personne ne tient compte (SNCF) — et, de toute manière, jamais sur la remise en cause des bases organisationnelles de la société, car notre idéologie le dit : « c’est ça ou le stalinisme » !

Peut-être dans les pays plus pauvres, alors ? Comme on l’a toujours vu, ces soulèvements sont soit réprimés dans le sang par les potentats locaux, soit tournent à la guerre civile, dont d’ailleurs personne ne tient compte (voir paragraphe précédent), soit même continuent indéfiniment parce qu’il y a simplement un intérêt économique ou militaire à continuer (Syrie, Palestine, Moyen-Orient, Afrique…).

Et de toute manière, que veulent les peuples qui se soulèvent ? Simplement accéder à la société de marché, qui est là, devant leur yeux, brillante comme une vitrine de Noël. C’est un rêve, un horizon partagé par les plus démunis, et pourtant nous savons qu’il est mortifère, qu’il n’est plus supportable par la planète.

Des décennies d’école de la République — la vraie s’entend — seraient nécessaires pour changer d’abord le système de valeurs, et ensuite seulement l’organisation de la société en visant deux, voire trois générations à l’avance. C’est la seule route paraissant à peu près sérieuse, mais elle est longue et probablement incompatible avec l’échelle de temps dont nous disposons.

Et encore : qui, soudain, enseignerait le partage, la coopération, la mise en commun, la sobriété, la culture, alors que tout converge, même l’école laïque (je n’ose pas parler de la privée), vers la formation exclusive aux compétences demandées par le marché. Et quels parents, dont les enfants ont le privilège d’aller à l’école, admettraient que leurs rejetons ne soient pas convenablement, et avant tout, préparés “à la vie active” ?

J’aimerais tant croire au passage par une grande thérapie “psy”, ou à l’inspiration qu’on aurait des quelques chasseurs-cueilleurs restant sur cette terre. Mais tout ceci ne me semble franchement pas crédible dans ce contexte.

Au risque de paraître pessimiste, je vois deux solutions et j’espère me tromper.

Soit une expérience originale naîtra dans un pays ou une zone donnée, à l’occasion de circonstances exceptionnelles, et on espère qu’elle fera tâche d’huile. Telle que le fut en son temps l’extraordinaire expérimentation de la société anarchiste-libertaire des républicains espagnols, avant le début de la guerre civile ; mais on se souvient par quelle haine elle fut éradiquée.

Soit, plus probablement, une série de catastrophes écologiques ou de guerres pour la possession de denrées devenues rares telles que l’eau potable, ou même des zones simplement habitables, interviendront. Ces évènements terribles mettront possiblement l’humanité « le nez dans l’assiette » et déboucheront, mais de façon imposée et dure, sur une société de rationnement et de surveillance. Simplement parce qu’il n’y aura aucun autre moyen de survivre.

Tout ceci ne correspondra pas vraiment à ce que nous espérions : ce n’est plus le point B, celui où nous voulions aller — vous vous souvenez, une société respirable — mais une espèce de point Z, abyssal…

Ou alors restons optimistes : les humains étant plus intelligents qu’ils paraissent, réagiront par eux-mêmes, collectivement, avant d’avoir « le nez dans l’assiette ».

Mais bon, ce serait bien la première fois.


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