La responsabilité et le libre arbitre

Réflexions
par  B. WEILL
Publication : novembre 2018
Mise en ligne : 27 février 2019

C’est un vaste et délicat sujet que Bernard Weill aborde ici : sommes-nous parfaitement libre de décider de nos actes et même de nos opinions ? En d’autres termes : en avons-nous le “libre arbitre” ?

  Sommaire  

Le propos de ce petit texte va à l’encontre des opinions dominantes du monde, de tout temps et semble t-il sur l’ensemble de la planète. Néanmoins il ne remet pas en cause l’histoire de la pensée, en inversant des valeurs acceptées par une majorité et en particulier les concepts d’intérêt général et de morale. Une telle outrecuidance serait totalement décalée avec le contenu du propos qui s’appuiera sur l’histoire de la pensée, celle de notre planète et le ressenti de chacun d’entre nous.

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En effet la notion de libre arbitre est quelque chose que chacun ressent comme une évidence, et le manque de liberté vient des autres, et jamais de soi-même.

On a coutume d’exprimer cela par la liberté interne et la liberté externe.

Nous « possédons » la liberté interne (le libre arbitre) car elle ne dépend que de nous et nous en sommes maître (enfin c’est ce dont nous avons la conviction profonde, conviction qui a traversé les siècles, les territoires et les cultures !!). Par contre il est clair que les contraintes de différentes natures jusqu’à l’emprisonnement physique, nous empêchent d’agir comme nous le voudrions, de penser comme nous le souhaitons ou de croire ce que nous voulons (problématique de la religion et de la croyance). Il apparait que les contraintes externes (liberté externe) sont indiscutablement des limites à notre liberté dont une partie importante sont constituées de contraintes politiques, institutionnelles, sociales et économiques. Mais la liberté (de l’état de nature de John Locke) n’est-elle pas naturellement limitée par celle des autres, ou d’une façon plus globale par l’intérêt général dans tous les domaines de la vie sociale et politique  ?

Peut-être d’autres systèmes politiques pourraient-ils être en meilleure cohérence avec notre liberté individuelle, mais en toute honnêteté les contraintes ne pourraient pas disparaître totalement.

D’autre part, la prise en compte de l’intérêt général, qui relativise notre liberté, nous apporte sécurité et tous les avantages d’une vie sociale et d’échange dont la nature humaine a besoin.

Mais là n’est pas le propos de ce texte qui va se focaliser sur la « liberté interne » qui est le sujet du libre arbitre, dont la définition est « faire ce que je veux et que cela ne dépende que de moi » — je ne prends dans cette phrase que le volet interne de la liberté, bien entendu, la partie externe ne concerne pas le libre arbitre mais la liberté.

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Le libre arbitre est une notion individuelle mais de nombreux auteurs l’ont élargie au collectif et au social. Une société peut-elle vouloir un type de développement dont elle décidera elle-même  ?

On voit sur ce point le lien entre la liberté et la volonté, sans bien maîtriser les liens entre les deux.

Pour développer ce point, on doit se poser la question de ce qu’est la volonté de vouloir ; Schopenhauer, au 18ième siècle, a exposé ce point, beaucoup veulent agir dans un certain sens mais pour agir il faut vouloir vouloir.

Revenons à l’aspect essentiel et aux affirmations faites à partir de la définition du libre arbitre : « je veux faire ce que je veux sans aucune influence externe ».

Comment puis-je être sûr que ce que je fais ne dépend que de moi et comment puis-je définir ce concept  ? En d’autres termes, cela implique que je dois préciser le contenu d’une chose qui n’est que ma volonté. Ce qui est certain, c’est que l’impression de chacun est qu’il a fait le choix lui-même, mais impression de liberté signifie-t-il liberté réelle ?

Sur ce point la séparation de deux tendances est apparue au 17ème siècle entre Descartes et Spinoza.

À cette époque de révolution scientifique, les deux philosophes ont des approches très différentes sur les rapports entre l’âme (l’esprit) et le corps.

Descartes, le dualiste, estime que les corps obéissent aux lois scientifiques de la causalité (toute cause produit un effet et tout effet est lié à une cause), alors que l’esprit peut s’y soustraire ; en d’autres termes l’esprit peut rompre l’enchaînement des causalités par la liberté de disposer de ses choix (la pierre n’a pas le choix de ne pas tomber, l’esprit peut dire non de façon totalement libre).

A contrario, Spinoza estime que l’ensemble de ce monde ne peut s’extraire de la causalité et du déterminisme, qu’il s’agisse du corps ou de l’esprit. Cette position a fait dire à Spinoza que la sensation de liberté de chacun dans ses choix est une illusion car ces choix sont inscrits dans le déterminisme de la nature.

Donc pour Spinoza le libre arbitre est une illusion et ne peut être une réalité.

Face à ces deux positions extrêmes, plusieurs difficultés apparaissent.

La principale est celle de la responsabilité individuelle ou collective des conséquences d’une action, au sens large (évolution - transformation).

Pour Descartes, porteur du « libre arbitre », une action est à assumer par celui, ou celle, ou le groupe, qui l’a effectuée, et la question est close.

Pour Spinoza, c’est la conséquence qu’il faut assumer et non la responsabilité. Elle est la cause d’un ensemble de phénomènes préalables, déterminé dans la chaîne de causalité. L’effet peut être positif ou négatif. Dans le deuxième cas la société doit agir dans un cadre juridique à organiser, mais l’existence du libre arbitre n’apparait pas pour autant brutalement.

Cette réflexion ouvre un regard particulier sur l’évolution des êtres et les raisons pour lesquelles ils sont ce qu’ils sont. Les causes de leurs choix, de leurs idées politiques, de leurs croyances et religions, de leurs pratiques sportives, de leurs tendances philosophiques, de leurs capacités intellectuelles, etc… sont encadrées par leurs spécificités d’être dans des thèmes et des domaines très variés et relève pour partie de l’inné et pour partie de l’acquis. Bourdieu explique très bien ce que l’on pourrait positionner en amont de la construction personnelle de chacun à travers son milieu social, son contexte culturel, ses traditions familiales etc…, éléments structurants et décisifs de l’élaboration des choix et de cette construction (in « Les héritiers » et « La distinction »).

La conséquence est l’humilité et l’ouverture à respecter vis-à-vis des autres. Ces dernières n’ont rien de religieux ou ne sont pas liées à une croyance, mais exclusivement construites à partir de raisons politiques, sociales, économiques et culturelles.

Il est clair que l’histoire du monde a accepté dans un premier temps les positions et les inégalités sociales et humaines depuis l’Antiquité jusqu’à l’avènement du christianisme.

La rupture entre 0 et 400 après J-C a remis la responsabilité des choix entre les mains des hommes (Dieu ne peut être que bon !!) mais « affirme » leur égalité et le fait d’aimer son prochain comme lui-même.

Enfin, à partir du 17ème et du 18ème siècle, l’humanisme et les Lumières exposent ces deux positions philosophiques, existence ou illusion du libre arbitre qui vont se développer au 19ème et au 20ème siècle.

En effet, Marx d’abord, Nietzche et Freud enfin, seront des approbateurs du Spinozisme et de l’illusion du libre arbitre pour des raisons différentes :
• Marx par sa philosophie, qui affirme que c’est la position sociale et la situation dans le système de production des êtres qui déterminent les idées des hommes ;
• Nietzche par l’adoption d’une approche scientifique et déterministe (il regrette cependant que Spinoza donne trop d’importance à Dieu) très proche de Spinoza  ;
• et enfin Freud, pour qui l’inconscient vient totalement déconstruire la philosophie du passé en apportant l’existence de l’inconscient et de son effet essentiel sur les comportements et les pathologies de chacun.

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Avant de conclure, quelques remarques sur l’évolution et les porteurs de l’existence du libre arbitre :

Cette idée est née et concrétisée par Saint Augustin (354 – 430), elle est portée par la chrétienté jusqu’à aujourd’hui.

Les autres religions du Livre, la Judéité et l’Islam un peu différemment restent très convaincues du libre arbitre qui a été donné aux hommes par Dieu.

Cette idée, ou cette croyance, positionne un Dieu qui a fait le bien et le mal et qui laisse l’homme faire son choix avec la certitude de la responsabilité unique de celui-ci.

Bien entendu cette position est totalement réfutée par les Spinozistes et non croyants de toutes tendances, favorables à l’idée de l’illusion du libre arbitre.

Cependant, de nombreux philosophes restent très attachés à l’idée de la liberté de l’homme.
• D’abord Kant dont je dirais, malgré la profonde admiration que j’ai pour ce philosophe qu’il « a bâclé sa copie sur le positionnement de la liberté !! ».
• Ensuite Bergson, qui exprime clairement son accord avec l’existence du libre arbitre,
• et enfin J-P Sartre est l’athée défenseur du libre arbitre : l’homme est condamné à la liberté, il se construit lui-même.

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En guise de conclusion, tant sur le plan social et collectif qu’individuel, le déterminisme ne s’oppose pas de façon totale à la liberté.

En effet, c’est à l’intérieur du cadrage déterminé par un ensemble de causes que la liberté a une capacité d’évolution. La philosophie spinoziste l’exprime avec beaucoup d’optimisme et un vrai regard sur le bonheur et la béatitude.

On a entendu de nombreux politiques exprimer « Yes , we can » (B. Obama) ou « si on veut, on peut » (E Macron). Ce n’est sans doute pas aussi simple que ces affirmations, qui font totalement abstraction de la réalité des paramètres de la vie, qui entraînent l’inégalité des chances pour les écoliers, les collégiens, les lycéens et les étudiants, ou l’inégalité devant la recherche d’emplois, la santé , etc…