Le prix de l’avenir ou l’enjeu de la liberté
par
Publication : juin 1978
Mise en ligne : 3 septembre 2008
LE 3 avril dernier, M. François de Closets
a donné, sous ce titre, une conférence publique à
ANTIBES. Malgré le beau temps la salle était bien remplie
et personne n’a pu être déçu, ni par la forme, ni
par le fond de l’exposé. M. de Closets, qui connaît admirablement
bien son sujet, a analysé avec clarté et sans une note,
pendant près d’une heure et demie, les bouleversements qui sont
intervenus dans le monde par les progrès scientifiques et leurs
applications techniques.
Il a montré que les énormes problèmes économiques
qui apparaissent depuis peu ne peuvent être résolus que
par des solutions politiques, le mot politique étant pris dans
son sens le plus noble : d’administration de la Cité. Pour souligner
l’impasse vers laquelle nous nous dirigeons si nous laissons les choses
aller comme elles vont, il a donné l’exemple de la production
automobile qui a entraîné des blocages de la circulation,
malgré les efforts d’amélioration et de multiplication
des routes, de sorte que souvent on ne circule pas plus vite qu’au moyen-âge.
François de Closets mériterait donc des félicitations
pour être un des journalistes scientifiques les plus clairvoyants
de son temps, s’il ne commettait dans ses conclusions une erreur considérable.
Lui qui se veut réaliste et qui l’est, ne s’est cependant pas
rendu compte qu’il s’est laissé influencer par les économistes
qui se disent scientifiques - bien que leurs conclusions et leurs prévisions
se voient constamment contredites par les faits.
Il a repris, en effet, leur affirmation, sans l’avoir soumise au crible
de sa propre raison, que les gains de productivité permettent
de lutter efficacement contre le chômage, ce qui est en contradiction
absolue avec la réalité.
En effet, comment pourrait-il expliquer le fait que dans tous les pays
supérieurement équipés et quel que soit leur régime
politique le chômage sévit et à tendance à
progresser malgré les efforts que leurs gouvernements ont pu
faire pour le réduire ?
Qu’il y ait un chômage endémique dans les pays pauvres
qui ne peuvent donner du travail à tous leurs habitants, rien
de plus compréhensible. Mais comment se fait-il que cet homme
intelligent qu’est François de Closets ne se soit pas encore
rendu compte que les inventions et leurs applications techniques ont
toujours pour effet d’alléger la peine des hommes, de produire
plus avec moins de travail humain, de produire plus pour un coût
de production moindre à l’unité, que toute l’activité
industrielle et agricole, que toute l’activité commerciale et
de façon générale celle du secteur tertiaire a
tendance à l’automaticité ?
De façon générale les économistes prétendent
que l’élimination de main-d’oeuvre par le progrès technique
est compensée par l’embauche de personnel par les nouvelles industries,
surtout par le secteur tertiaire, et que cela oblige la mobilité
des emplois et des orientations. Malgré une belle apparence de
logique cela est évidemment faux.
En effet, toute nouvelle machine, toute nouvelle installation est vendue
à un prix qui contient les rémunérations de tous
ceux qui ont contribué, directement ou indirectement, à
sa mise au point et à sa fabrication. Aucun industriel n’achèterait
une nouvelle machine si son prix n’était pas inférieur
au coût du personnel qu’elle doit remplacer. Aucun groupe financier
n’investirait dans une activité dont la rentabilité ne
serait pas hautement probable ; mais pour être rentable une nouvelle
industrie, une nouvelle installation doit dégager des bénéfices.
Pour cela il faut être assuré qu’un produit nouveau a toutes
chances de se vendre, ou qu’un produit ancien peut être mis sur
le marché à meilleur prix qu’auparavant.
Cela n’est possible que s’il y a économie de main-d’oeuvre, soit
directement, soit indirectement par une productivité améliorée.
Même dans le secteur tertiaire l’informatique est en train d’augmenter
le rendement sans augmenter le nombre d’employés.
Ce raisonnement vient d’être corroboré par un article de
Michel BOSQUET paru dans « le Nouvel Observateur » n°
702 du 23 avril 1978. Sous le titre : « Une pastille contre les
travail » on peut lire : « l’industrie allemande assure
actuellement la même production qu’en 1974 avec 12% de travailleurs
(un million de personnes) en moins. Un rapport français demeuré
confidentiel, et pour cause, estime que les microprocesseurs supprimeront,
en l’espace de dix ans, 30% des emplois dans les banques, les assurances,
les administration. Cette estimation est modérée. ...
».
Dans le même ordre d’idées Claude HENRION écrivait,
il y a plusieurs années déjà, dans la revue «
0 1 Informatique » : « 4 % de la population active des Américains
suffiront (en l’an 2000) à pourvoir à la totalité
des besoins en nourriture et en produits manufacturés des Etats-Unis
».
Depuis la publication de cette prospective qui est-ce qui en a parlé,
qui l’a reprise pour la discuter ? Comment peut-on imaginer que 96 %
de la population des Etats-Unis pourront un jour trouver les moyens
financiers pour vivre du travail de 4 % d’actifs ? Evidemment tout ce
qui est prospective est sujet à erreurs. Mais même si en
l’an 2000 il y a encore 8 ou même 16 % d’actifs, ou davantage,
cette étude de l’évolution économique et sociale
indique une tendance et pose de nouveaux problèmes.
Le fait est que les emplois créés par de nouvelles industries
sont moins nombreux que ceux que les progrès techniques et la
rationalisation suppriment. En conséquence ne faut-il pas avoir
le courage de chercher un autre mode de rémunération des
hommes que celui qui dépend uniquement de la participation évanescente
à une production oui s’automatise ? Car le problème se
pose déjà depuis un certain temps et il se pose actuellement
avec une acuité qui laisse présager une situation catastrophique
si d’ici, l’an 2000 il n’est pas résolu... et probablement déjà
avant. Michel BOSQUET, dans l’article cité plus haut, rappelle
à ce propos un slogan de Charles LEVINSON, le secrétaire
de la Fédération internationale de la chimie : «
... il faudra le droit au plein-revenu et non plus au plein- emploi
».
François de Closets sait bien qu’il y a urgence à trouver
une déviation à la route qui nous mène au désastre.
Dans son livre « En Danger de Progrès » paru en 1970
il écrit : « L’automobile est en marche et l’humanité
est emportée dans une course folle. Personne ne semble tenir
le volant. Nous avons le choix : apprendre à conduire ou descendre
de voiture. L’humanité est en danger de pro-grès. Il n’est
que deux solutions : la diriger ou l’abandonner ».
Oui il faut la diriger. mais vers quoi ? Vers le mur que constitue l’impossible
plein-emploi ou vers le fossé qu’est l’inflation inéluctable
dans le cadre des structures actuelles ? Ce n’est pas seulement le conducteur
de la voiture qui se fracassera mais aussi les voyageurs, c’est-à-dire
l’humanité.
Les livres déjà publiés par François de
Closets mettent en évidence son savoir et sa bonne foi. Aussi
pouvons-nous rester persuadés que sa volonté de réalisme
le conduira à admettre que l’apparition des composants électroniques
des microsystèmes, rend caduque toute solution, même politique,
qui ne tiendra pas compte du fait, inconnu jusqu’ici dans l’Histoire,
que la production a tendance à augmenter plus vite que le nombre
d’emplois - et que par conséquent l’écart ne peut que
se creuser davantage entre le volume de la production offerte et le
total des revenus distribués. Cela ne signifie-t-il pas que nous
sommes entrés dans une crise économique et sociale définitive,
à moins que nous ne trouvions des solutions nouvelles à
des problèmes nouveaux ?
C’est avec le plus grand intérêt que nous attendons un
prochain livre de François de Closets et nous espérons
qu’il pourra nous montrer qu’il a su se dégager des derniers
mythes de l’économie officielle.