« Il paraît que le ridicule ne tue plus
: quelle chance ! Car nous étions comme d’habitude fin prêts.
II ne manquait plus une virgule dans les pages du plan ORSEC, et si
ces pauvres Anglais avaient eu le malheur d’être surpris, pareille
mésaventure était impensable au pays de Descartes... Vous
connaissez la suite : des dizaines de kilomètres de côtes
et d’estuaires pollués par des couches de 8 à 15 cm d’épaisseur
de mazout, les parcs à huîtres et les moulières
atteints, la mobilisation hâtive des civils pour nettoyer à
la main sables et rochers, les barrages de bottes de paille improvisés
en dernière minute... bref une véritable catastrophe provinciale
dans une atmosphère de panique à peu près complète
».
Le texte ci-dessus est la reproduction intégrale d’un article
intitulé SOMBRE MAREE, écrit le 14 avril 1967 à
la suite du naufrage du Torrey-Canyon, et paru dans le n° 639 de
notre journal en juin 1967.
Et recherchant les causes de cette catastrophe, j’écrivais alors,
références à l’appui, que la tragédie bretonne
résultait d’un choix délibéré basé
sur un bilan financier comparatif du coût des mesures de protection
possibles avec celui des indemnisations et réparations nécessaires.
J’ajoutais : « Pour les technocrates qui nous gouvernent, toute
décision est dictée Par les seuls impératifs financiers.
La peine des hommes ? le respect des sites ? La protection de la Nature ?
Autant de foutaises Pour les amateurs de discours électoraux,
ou pour les journalistes en quête de papiers ! Peu importe que
des dizaines de milliers d’oiseaux meurent lentement de faim ou de paralysie
sur les grèves noircies, agitant désespérément
leurs Pauvres ailes engluées : Peu importe que le chant de vie
de la saison des nids devienne un affreux cri d’agonie dans cette réserve
nationale des Sept Iles où les représentants ries espèces
difficilement sauvegardées jusqu’à maintenant, tels les
macareux- moines, risquent de disparaître à tout jamais.
Dans ce monde chaque four plus éc-Surant, tout se traduit
et se ramène à la comparaison de deux colonnes de chiffres.
Une opération quelconque est financièrement rentable,
ou elle ne l’est pas. Et si elle ne l’est pas. elle n’a pas lieu ».
Et je concluais en prédisant que les organismes de protection
de la Nature, dans notre économie de marché, se heurteraient
encore aux implacables intérêts des compagnies pétrolières
et, qu’en conséquence, les pollutions et marées noires
continueraient, à moins qu’elles ne nuisent un jour à
d’autres intérêts financiers encore plus puissants.
RIEN DE CHANGÉ
Onze ans ont passé, presque jour pour jour.
Les Français ont voté... de nombreuses fois ! Des flots
d’encre ont été répandus, les mouvements écologistes
ont pris leur envol... et, la mort dans l’âme, j’ai regardé
les atroces images télévisées de la catastrophe
de l’Amoco-Cadiz. J’ai écouté avec colère et dégoût
les mêmes agités préconiser les mêmes faux
remèdes qu’il y a onze ans. Pour quels résultats ? Repousser
au large le « rail » d’Ouessant est parfaitement inopérant
puisque le Torrey Canyon croisait dans les eaux internationales lors
de son naufrage sur les récifs des Sorlingues. La Vérité,
hélas, n’a pas changé, et une fois de plus, pour ne pas
être accusés de monomanie, nous empruntons au journal «
Le Monde » du 21 mars 1978, une analyse très lucide des
causes profondes du sinistre et les remèdes possibles :
« Modifier la conception des pétroliers ? Cela non plus
n’est pas au pouvoir de la France puisque la plupart de ces bateaux
sont construits à l’étranger, au Japon notamment. Et lorsque,
par chance, les chantiers de Saint-Nazaire reçoivent commande
de « super-gros », dépassant cinq cent mille tonnes,
personne - et surtout pas au gouvernement - ne souffle mot de ce qui
leur adviendrait en cas de naufrage.
« On espère benoîtement que le « malheur »
arrivera chez les autres.
« Pour rendre les pétroliers plus sûrs, il faudrait
les doter comme on le fait pour les paquebots, de plusieurs machines,
de deux hélices et, comme le demandent les Etats-Unis, d’une
double coque. Seulement voilà, la construction des tankers modernes
- une machine, une hélice, le maximum d’électronique pour
économiser l’équipage et le plus gros tonnage possible
- obéit strictement à la loi du profit maximum et non
à celle de la sécurité maximum.
« Les armateurs vont répétant que l’augmentation
du tonnage diminue le nombre des navires, et donc les risques d’accidents.
Jour après jour, les faits leur donnent tort, car les géants
sont aussi plus fragiles. Une banale avarie à la barre, qu’un
équipage aurait autrefois réparé ou pallié
en jouant des deux hélices, transforme aujourd’hui ces monstres,
d’autre part très difficiles à remorquer, en épaves
avant la lettre.
« La vérité, c’est que les Etats demeurent impuissants
devant les chantiers navals, les armateurs et les grandes compagnies
pétrolières. N’oublions pas que le pétrole du Torrey-Canyon
appartenait à la British Petroleum et celui de l’Amoco-Cadiz
à la Shell.
« En fait, même quand les Etats paraissent enfin décidés
à « faire quelque chose », ça ne suit pas.
Vingt conventions internationales, concernant la mer, ont été
signées au cours de ces dernières années. Certaines
attendent encore leur ratification par les Parlements des pays signataires,
d’autres, ratifiées, ne sont guère appliquées et,
quand elles pourraient l’être, leur application n’est assortie
d’aucun contrôle. Au large, chacun fait encore ce qu’il veut,
où il veut, quand il veut.
« Propos futiles donc que ces affirmations officielles assurant
comme en mars 1967, qu’on « va tout faire pour que ça ne
recommence pas ». En réalité, on peut se demander
si, une fois encore, ce ne sont pas les écologistes qui posent
correctement le problème lorsqu’ils soulignent les risques du
gigantisme, les coûts croissants de la boulimie énergétique,
les retombées de plus en plus négatives du « progrès
» ».
RECHERCHE OPERATIONNELLE
Certes ! mais on peut aussi se demander pourquoi les
écologistes, après avoir posé le problème,
ne soulignent-ils pas qu’aucune solution vraiment satisfaisante ne peut
être appliquée dans le cadre économique actuel !
Une émission « Inter magazine » du 21 mars 1978 n’a-t-elle
pas rappelé qu’en matière de construction et de sécurité
des pétroliers, les décisions étaient prises par
des méthodes de recherche opérationnelle n’utilisant que
des critères de rentabilité pure. Et de comparer avec,
par exemple, les décisions prises en matière de suppression
de passages à niveau. Si un PN tue en moyenne x personnes tous
les cinq ans, maintien du statu quo, car cela coûte moins cher
que les investissements nécessaires à sa suppression.
Si au contraire, le coût des indemnisations probables est estimé
supérieur à ces investissements, la suppression devient
rentable et est décidée. Or, disait « France-Inter
», des calculs analogues ont été faits pour les
pétroliers et ont prouvé que la flotte actuelle de pétroliers
géants était, compte tenu des probabilités d’accident,
plus rentable que les 15 000 pétroliers de 80 000 tonnes nécessaires
au même trafic.
Alors ? Eh bien le seul « espoir » est que les marées
noires deviennent suffisamment fréquentes et coûteuses
pour démentir les ordinateurs. Tant pis pour la faune et la flore
marines : tant pis pour le plancton végétal victime de
l’écran qui le sépare des radiations solaires ; tant pis
pour le plancton animal paralysé et asphyxié ; tant pis
pour les oeufs de poisson tombant sur le fond ; et surtout... tant pis
pour l’Homme, victime d’un système économique générateur
de catastrophes de plus en plus graves et de plus en plus irréversibles.
Il avait fallu 10 ans pour redonner un peu de vie aux côtes souillées
par le Torrey-Canyon. Combien d’années faudra-t-il cette fois-ci
? Et certaines espèces ne vont-elles pas être définitivement
rayées de notre monde en folie ?
Je terminais mon article de 1967 en soulignant que, faute de réaliser
rapidement l’Economie des Besoins, l’humanité tout entière
allait à sa perte.
Que pourrais-je dire de plus ?