André Gorz vient de publier, avec "Les
Métamorphoses du travail" (1) une bombe qui est plus porteuse
d’espoir que toute l’oeuvre de Marx au siècle dernier. Ceci n’est,
hélas, que mon sentiment, car je crains fort que l’idéologie
bornée que nous impose, comme un couvercle, "l’élite"
des "gens compétitifs" ne parvienne à lui faire
faire long feu.
N’empêche, quelle densité de réflexion ! Et quel
effort, à contrecourant, pour que la critique soit constructive
!
Inventions modernes
Le livre commence par une remise au point historique :
le travail, au sens où nous l’entendons actuellement, est une
invention moderne, née il y a deux siècles, avec le capitalisme
manufacturier, puis généralisée à l’ère
industrielle. Tout au long de l’histoire, c’était une occupation
servile, indigne du citoyen. Ceux qui l’accomplissaient, les esclaves
et les femmes, étaient tenus pour inférieurs. L’homme
libre était celui qui n’était pas soumis à cette
nécessité. L’idée que la liberté, c’est-à-dire
le règne de l’humain, ne commence qu’au-delà du règne
de la nécessité a été une constante depuis
Platon et la philosophie grecque. On la retrouve par exemple, dans Marx
pour qui "La liberté... ne commence... qu’audelà
de la sphère de la production matérielle proprement dite".
Dans le monde antique, la sphère économique était
celle, privée, de la famille organisée autour des nécessités
de la subsistance, elle était hiérarchisée et se
trouvait le siège de la plus rigoureuse inégalité.
La sphère de la liberté commençait au-dehors de
la famille. C’était la sphère publique, "la polis"
qui se distinguait aussi de la sphère privée en ce qu’elle
ne connaissait que des "égaux", afin qu’elle puisse,
justement, être le domaine de la liberté, c’est-à-dire
de la recherche désintéressée du bien public, les
activités utilitaires en étant exclues. Ainsi, pendant
des siècles et des siècles, le travail accompli "à
la sueur de son front" pour assurer sa subsistance, n’était
pas un facteur d’intégration à la société,
bien au contraire.
La différence fondamentale entre le travail avant et le travail
après le début de l’ère industrielle est que celui-ci
n’est plus confiné dans la sphère privée. Il est
caractérisé par une activité dans la sphère
publique, exercée pour d’autres qui en reconnaissent l’utilité
et par conséquent la paient. Il est devenu un facteur d’intégration
à la société.
L’irruption de la "rationalité"
Jusque vers la fin du siècle dernier, la production des biens de consommation n’était pas soumise à l’implacable "rationalité" économique qu’on nous présente aujourd’hui sous le terme de "nécessités économiques".
Le tissage, la culture de la terre, étaient non pas des gagne-pain mais plutôt un mode de vie, régi par des traditions tout à fait irrationnelles au point de vue économique, mais que, pourtant, les marchands capitalistes eux-mêmes respectaient.
André Gorz se réfère à
une étude de Max Weber pour montrer que l’esprit capitaliste"
est entré brutalement en action. Un beau (?) jour, les marchands
se sont mis à imposer leur propre intérêt à
leurs fournisseurs. La nouveauté, ce fut "l’étroitesse
unidimensionnelle, indifférente à toute considération
autre que comptable, avec laquelle l’entrepreneur capitaliste pousse
la rationalité économique jusqu’à ses conséquences
extrêmes".
Alors le travailleur devint un simple accessoire de la machine. Ces
"simples soldats de l’industrie... incarnent une humanité
dépouillée de son humanité et qui ne peut accéder
à celle-ci qu’en s’emparant de la totalité des forces
productives de la société".
L’industrialisation permet à l’homme de triompher en dominant
les nécessités naturelles, mais elle le contraint à
se soumettre aux instruments de cette domination. La révolution
industrielle se transforme en bouleversement des valeurs, des rapports
sociaux : "L’activité productrice était coupée
de son sens, de ses motivations et de son objet pour devenir le simple
moyen de gagner un salaire. Elle cessait de faire partie de la vie pour
devenir le moyen de "gagner sa vie"...
C’est ainsi que la "rationalisation" a eu raison de toute
aspiration à nous libérer des contingences économiques.
En même temps ces "impératifs" nous font perdre
tout désir d’autonomie. Aliéné dans son travail,
l’individu l’est par suite, dans ses consommations, et finalement dans
ses besoins : s’il n’y a pas de limite à la quantité d’argent
qui peut être gagnée, il n’y a plus de limite aux besoins
que l’argent permet d’obtenir et il n’y a plus de limite aux besoins
d’argent. La "monétarisation du travail et des besoins"
fait sauter les limites que la philosophie, ou la morale, pouvait fixer.
L’utopie du travail chez Marx
Gorz analyse la riposte que Marx incita les travailleurs
à opposer à cette révolution capitaliste. C’est
l’utopie de l’autogestion et du "contrôle ouvrier" :
chaque individu doit pouvoir par et dans son travail, s’identifier avec
la totalité indivise de tous ("le travailleur collectif")
et trouver dans cette identification son accomplissement personnel total.
Le Plan doit être l’ensemble des objectifs donnant à la
société, en chacun de ses membres, la maîtrise à
la fois de la Nature et de l’entreprise sociale tendant à la
maîtriser. Or ce plan est une vue de l’esprit, irréalisable
à cause de la complexité, de l’étendue et des rigidités
de l’appareil de production dans son ensemble. Il est en effet impossible
de réaliser une autogestion collective à pareille échelle
! Alors l’établissement du Plan fut confié à une
émanation de la conscience collective, un sousgroupe spécialisé
: les instances du Parti, c’est-à-dire de l’Etat. Et la morale
socialiste fit de la réalisation du Plan un impératif
motivé par la foi en la Raison dont le Parti était l’incarnation
et l’instrument, tout à la fois. Ainsi naquit le totalitarisme
soviétique.
Il est impossible de rapporter ici toute la richesse de l’analyse d’A.
Gorz. Elle fera sans doute bondir les inconditionnels, mais elle séduit
les autres par son objectivité, par la méthode scientifique
avec laquelle elle est menée.
Halte là !
La conclusion s’impose avec clarté : la rationalisation économique a atteint sa limite et il est absurde et suicidaire de vouloir la pousser au-delà, comme le font tous ceux qui avec Lionel Stoleru disent que la vague de progrès technologiques va permettre de "créer ailleurs dans l’économie (ne serait-ce que dans les loisirs) de nouveaux champs d’activité" c’est-àdire des emplois rémunérés. Cela revient à "économiciser" dit André Gorz, à faire rentrer dans la sphère économique, des activités qui n’y ont pas leur place, afin de créer des emplois de serviteurs, et non pas des activités utiles à la société. Il s’agit en fait de faire faire par d’autres des tâches n’ayant d’autre but que d’agrémenter la vie de ceux qui sont déjà privilégiés par un emploi bien rémunéré. C’est creuser le fossé entre les deux parties honteusement inégales de notre société. C’est priver une majorité d’êtres humains de la libération des tâches matérielles que les progrès rendent possibles pour tous.
La quête du sens : Un idéal pour la gauche
Au lieu de vous battre pour "créer des
emplois", n’importe quel emploi, pour n’importe quelle tâche
absurde, ou inutile, ou nuisible, et à n’importe quel prix, dit
A. Gorz aux travailleurs et, en particulier,, aux syndicats, battez-vous
plutôt pour une réduction massive, programmée de
la durée légale du travail hebdomadaire (2). Avec un tel
objectif, par exemple une réduction de 5 heures par semaine au
cours des 5 ans à venir, c’est un véritable partage du
travail entre tous (le plein emploi - réduit - pour tous) qui
se mettra en place et vers lequel l’ensemble de la société
s’organisera. Car une politique de réduction du temps de travail
ne doit pas se limiter aux seuls emplois non qualifiés, ce qui
accentuerait encore la dualité de notre société.
La réduction généralisée de la durée
du travail est un choix de société qui a pour double objectif
de libérer pour tout le monde le temps de développer,
hors de son travail, les possibilités personnelles, qui lui permettent
de s’épanouir en tant qu’individu, et de faciliter l’accès
aux emplois qualifiés à un nombre de plus en plus grand
de gens. En passant, A. Gorz réfute les arguments "élitistes"
de ceux qui veulent faire croire que cette "démocratisation"
n’est pas possible...
Mais attention, il s’agit de gouverner "un processus qui exige
de moins en moins de travail et créé de plus en plus de
richesses". Donc cette réduction programmée "de
la durée du travail ne doit pas entrainer de diminution du pouvoir
d’achat. Il reste à savoir comment parvenir à ce résultat".
A. Gorz en arrive "au deuxième chèque"
de Guy Aznar et conclut : "On retrouve finalement, par ce biais,
un système qui rappelle la monnaie de distribution théorisée
dans les années 1930 par Jacques Duboin et le mouvement distributiste
et l’idée d’un revenu social qui a pour fonction non de donner
à chacun selon son travail mais d’assurer la distribution des
richesses socialement produites".
Néanmoins, il semble qu’A Gorz n’ait pas encore fait porter la
rigueur de son analyse sur le rôle de la monnaie. Ce livre lui
ayant coûté deux ans de réflexion, attendons pour
cela, dans deux ans, le prochain.
Marie-Louise DUBOIN
(1) "Métamorphoses du travail. Quête
du sens. Critique de la raison économique" par André
Gorz. Edition Galilée Collection débats - 300 pages :
135 F.
(2) ou du travail mensuel, ou du travail annuel (1000 heures par an
?), ou dans la vie, peu importe et je ne comprends pas pourquoi ce point
attire l’attention critique des économistes.