Murray Bookchin


par  F. CHATEL
Publication : décembre 2019
Mise en ligne : 14 mars 2020

Alors que dans le passé, le capitalisme a été un moteur de développement, aujourd’hui de plus en plus de voix s’élèvent pour en dénoncer les méfaits. Cette critique est facile. Pour qu’elle soit constructive, il faut la compléter par des réflexions débouchant sur des propositions d’une véritable alternative. C’est ce que fait La Grande Relève depuis 1935… et sa voix semblait se perdre dans le désert…

Il est réconfortant de constater qu’elle n’est pourtant pas la seule.

C’est ce que prouve ici François Chatel en exposant les thèses soutenues, (dans ce même désert ?) par M. Bookchin :

Murray Bookchin est né à New-York dans le Bronx en 1921 dans une famille originaire de Russie ayant fuit la répression brutale, particulièrement dirigée contre les juifs, qui suivit la révolution de 1905. Son éducation fut influencée par le socialisme révolutionnaire et l’anarchisme. Avant l’adolescence, il milita activement dans la jeunesse communiste. Il se mêla aux grèves, prit la parole, organisa les chômeurs. Pourtant admiratif des bolcheviks pour avoir réussi à destituer le tsar, il s’opposa en 1935 aux réformes collectivistes de Staline. Il s’engagea en 1936 dans la mobilisation antifasciste en faveur des militants espagnols. Exclu du parti après le pacte germano-soviétique, il rejoignit le mouvement trotskiste, dont il réfuta l’autoritarisme. Ouvrier, il fréquenta le monde syndical qui l’amena à remettre en question le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière. Il reprit ses études en 1950, fréquenta alors les anarchistes et entama une critique acerbe du marxisme et du communisme autoritaire. Pour lui, le marxisme est une brillante critique de cette période de pénurie marquée par le capitalisme industriel, mais il a cessé d’être applicable à notre temps parce qu’il n’est ni assez visionnaire, ni assez révolutionnaire [1]. Parce qu’une période nouvelle est en train de naître, forgée par les nouvelles possibilités technologiques, il déduit qu’un nouveau socialisme doit émerger, désormais libéré de la rareté, un socialisme adapté qui va modifier de fond en combles la vie en société.

Les machines peuvent remplacer l’homme et lui dégager du temps afin qu’il puisse désormais se concentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le développement de ses potentialités créatives, politiques, intellectuelles. Ne faut-il pas commencer par vouloir un autre monde, pour se donner ensuite les moyens de l’atteindre ? Dès lors, son objectif sera d’inventer un système politique susceptible de mener vers cette société nouvelle rationnelle, égalitaire, gratuite, non-consumériste, non-technocratique.

Son cheminement intellectuel l’amène à rompre en 1999 avec le milieu anarchiste, qu’il juge incapable de se projeter dans la construction d’un projet positif. Murray Bookchin restera à la fois un critique acerbe du marxisme, un anticapitaliste radical et un défenseur de la décentralisation de la société. Son idée d’une écologie sociale a exercé une influence notable sur le mouvement de la décroissance selon laquelle la croissance économique apporte plus de nuisances que de bienfaits à l’humanité.

Passons en revue ses trois thèses principales, piliers de sa proposition d’une société nouvelle.

 Au delà de la rareté

C’est la rareté des biens matériels qui a fourni la justification historique du patriarcat, de la propriété privée, de la domination de classe et de l’État. En effet, les peuples ancestraux, chasseurs cueilleurs, connaissant l’abondance naturelle n’ont pas subi ces déviations sociales [2].

En prenant la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui, nous sommes les héritiers de cette longue évolution, dans laquelle la technique a tenu une place prépondérante et qui a permis d’atteindre ce seuil tant espéré : au-delà de la rareté.

L’humanité pourrait ainsi se permette de jeter un regard complètement neuf sur sa civilisation. Car nous pouvons enfin envisager d’échapper aux accablantes conditions de travail, de passer au partage équitable, de reprendre notre destin politique et culturel en mains. Mais cette technologie, qui pourrait libérer l’homme dans une société organisée en vue de satisfaire ses besoins, ne peut que le détruire dans une société visant uniquement “la production pour la production”.

Ce serait une énorme erreur de ne considérer que ce rendez-vous avec l’abondance matérielle sans prendre en compte les autres besoins humains, réunis dans un système de relations sociales et de culturation. Cette abondance matérielle représente la base, et seulement la base, qui peut permettre à chacun et à tous d’atteindre la liberté, la sécurité et l’autonomie. Si le capitalisme nous a fait atteindre cette abondance (mais il est permis de penser qu’un autre système pouvait aussi nous y conduire), par contre, il est incapable de nous amener au-delà de ce seuil sans nous réduire à la marchandisation et à la précarité.

Pour aborder un monde au-delà du souci matériel il faut réussir à se défaire des conditionnements si anciens, si ancrés dans nos psychismes que nous les pensons comme des constituants de la “nature humaine”. « N’en déplaise à Marx, ce qui tend à “dépérir” après ce type de “révolution”, ce n’est pas l’État, c’est la conscience-même de la domination. [3] »

La révolution à venir, et l’utopie à laquelle elle donnera naissance, ne sauraient laisser intact aucun aspect de la vie qui aura été contaminée par la domination pendant des millénaires d’organisation hiérarchique. Le “pouvoir au peuple” consiste non à l’offrir à une élite professionnelle de la politique mais à le partager au sein du peuple4. Il n’existe plus aucune rationalité sociale qui justifie la propriété privée des moyens de production et les classes, la monogamie et le patriarcat, la hiérarchie et l’autorité, la bureaucratie et l’état. L’ensemble de ces institutions, ces valeurs, de même que la ville, l’école et le système des privilèges touchent à leur terme historique.

Dans son effort pour maintenir la rareté, le travail, la pauvreté et la soumission, en dépit de la possibilité de dépasser ces contraintes, le capitalisme se révèle de plus en plus comme la société la plus irrationnelle, la plus factice de l’histoire.

 Municipalisme libertaire

M. Bookchin réfute tout pouvoir à une quelconque forme d’état, il présente une réelle alternative autogestionnaire à la société de domination. Il propose un système politique qui fait appel à des assemblées de citoyens [4] , dans un esprit de démocratie directe, qui remplace le pouvoir de l’état par une confédération de communes libres et autogérées pour laquelle des délégués, révocables, sont élus ou tirés au sort pour exécuter des mandats à durée limitée.

Il intitule ce système “municipalisme libertaire“ ou “communalisme libertaire”.

L’idée fondamentale de Bookchin, de plain-pied dans l’actualité, c’est la fin du professionnalisme politique carriériste, déconnecté des citoyens  : le pouvoir ne se délègue pas, il s’exerce.

L’initiative part de la base, aussi bien au niveau professionnel qu’au niveau territorial, avec pour but la construction d’une société horizontale et autogouvernée, capable de remplacer la société étatique et verticale par un réseau de communes libres, fédérées dans une coopération solidaire et mutualiste.

Le projet repose sur l’idée que la commune constitue une cellule de base capable d’initier une transformation sociale radicale par propagation. Les assemblées municipales dans un tel système sont ouvertes à tous. Les citoyens sont informés à l’avance et débattent des sujets lors des assemblées. Les décisions se prennent à la majorité.

Les questions touchant une sphère plus large que la communauté sont discutées dans des assemblées locales ou régionales, voire nationales et internationales. Les personnes assistant à ces assemblées sont des délégués mandatés par les assemblées municipales, élus ou tirés au sort parmi les volontaires. Ils doivent rendre des comptes auprès de leurs communautés. Ils peuvent être révoquées à tout moment et leur mandat est limité dans le temps. Ainsi le pouvoir ne quitte pas les mains des citoyens du niveau local.

De manière condensée, il s’agit de mettre en place les trois principes milieux-communs-communes.

Le terme “milieux “ désigne l’ensemble de ces espaces, à la fois matériels et sociaux, physiques et culturels, où les gens tissent des liens avec les autres et leur environnement pour reproduire leurs conditions d’existence et la vie commune d’une société. Nous dirons que l’objet de l’émancipation n’est pas seulement le travail (bien que celui-ci demeure un enjeu fondamental), mais la réappropriation démocratique des “milieux” de vie, c’est-à-dire la possibilité de prendre part aux décisions collectives sur l’ensemble des enjeux qui affectent nos conditions d’existence. L’autogestion des milieux de travail ne représente alors qu’une modalité particulière de ce principe plus général.

Le “commun [5] ne désigne pas tant une idée abstraite comme le Bien commun (lequel est plutôt synonyme de justice ou d’intérêt général), c’est une institution qui prend vie par une mise en commun et qui est préservée à travers le temps par des pratiques continues de coopération. Le commun réunit ainsi trois éléments : un bien ou une ressource partagée, une communauté de participants liés par des droits d’usage et des obligations, et un ensemble de règles et de normes sociales définies collectivement pour gérer le commun.

En ce qui concerne la “commune”, l’idée est de construire un véritable pouvoir citoyen par la participation directe, inclusive et active, des citoyens et citoyennes aux affaires publiques d’une petite ville ou d’un quartier, afin de favoriser l’appropriation collective des institutions, l’autogouvernement et la souveraineté populaire. Considérée jusqu’alors comme un simple organe administratif, responsable des services civils, réfection des routes et collecte des ordures par exemples, la municipalité ou commune doit être transformée en un véritable autogouvernement local.

La perspective municipaliste n’a de sens qu’à travers la création au niveau national, d’une République sociale sans précédent, une Commune des communes. C’est pourquoi la transition basée sur les commun(e)s, opposée à la conquête du pouvoir d’État, prête à amorcer une transformation radicale “par le bas” représente la résolution optimale de la menace totalitaire que met en place insidieusement un capitalisme vert… ou pervers.

La commune rend possible une véritable souveraineté populaire, qui permet à chaque membre du peuple (considéré non dans sa forme péjorative mais dénué de toutes classes sociales) d’exercer sa liberté.

 L’écologie sociale

Le capitalisme s’affirme intrinsèquement anti-écologiste  : il est totalement inutile d’espérer résoudre la crise environnementale et climatique en sa présence, il en est responsable ! Une société capitaliste traite nécessairement la nature comme une ressource brute, bonne à être exploitée et pillée. Bookchin affirme que « la notion même de domination de la nature par l’être humain est causée par la domination réelle de l’être humain par l’être humain ». Pour se sortir de cette impasse où nous a conduit le système actuel, préoccupé essentiellement de production et de consommation, il s’agit d’envisager la mise en place d’une société morale, décentralisée, solidaire, guidée par la raison, basée sur un modèle adapté au développement humain et à la biosphère.

Il voit la solution aux problèmes écologiques dans le principe de communalisme, avec des aspirations portées vers la démocratie municipale institutionnalisée. Inspirée de l’anarchisme (de Kropotkine principalement) et du communisme (des écrits de Marx et de Engels), l’écologie sociale s’articule au travers de plusieurs principes-clés :

L’interdépendance et le principe “d’unité dans la diversité” : l’écologie sociale cherche à s’opposer à l’uniformisation des êtres et des pensées et veut promouvoir l’apport de la diversité, de l’union organique des différentes parts de la société. Les différences doivent être promues comme apportant une diversité de talents, de points de vue, de styles, permettant de faire évoluer la société tout en la rendant plus stable. La richesse vient de la diversité, non de l’uniformisation.

La décentralisation : une société d’écologie sociale prendrait la forme d’une confédération de communes décentralisées et liées entre elles par des liens commerciaux et sociaux. Des sources d’énergies renouvelables dispersées permettraient d’alimenter ces communautés à taille humaine et d’apporter à chacun selon ses besoins.

La démocratie directe : structurée autour du principe d’une forme de communalisme dite municipalisme libertaire, l’écologie sociale prône le développement des assemblées communales, version modernisée du type développé par les Athéniens dans l’Antiquité, ou mis en place durant la Commune de Paris pour la prise de décisions politiques. C’est un système horizontal, une démocratie populaire non hiérarchique.
À la base du système d’écologie sociale se trouvent le citoyen et la communauté. Chaque personne doit réapprendre à participer aux choix concernant la vie locale, et pour ce faire, il lui faut réapprendre à décider en commun. Le citoyen doit redevenir “responsable” et connaître le minimum lui permettant de prendre une part active dans la gestion de la société, notamment ce qui a une répercussion directe sur sa vie et celle d’autrui [4].

Une technologie libératrice : l’écologie sociale ne s’oppose pas aux technologies modernes mais est, au contraire, partisane d’un développement de celles-ci pour les mettre au service de l’être humain. La science doit retrouver son sens moral et se développer pour l’humain et non pour l’asservir. Les machines et outils modernes doivent devenir multifonctionnels, durables, écologiques, faciles à utiliser et à entretenir. En devenant maître de la technique qu’il utilise, le citoyen pourra se libérer du travail pénible et se concentrer sur l’aspect créatif et positif des tâches. Le temps gagné pourrait lui permettre de participer à la vie politique de son quartier et de profiter plus pleinement de la vie sociale.

Le naturalisme dialectique : le naturalisme dialectique est une philosophie dialectique développée pour servir de base éthique à une société fondée sur les principes de l’écologie sociale. “Ce qui devrait être” doit servir de base pour améliorer “ce qui est”, par l’utilisation de choix raisonnés.

Dans l’avenir, les relations des hommes avec la nature passeront toujours par l’intermédiaire de la science, de la technique et du savoir. L’abondance, c’est-à-dire la réponse aux besoins réels définis démocratiquement par chaque communauté, se doit d’être maintenue comme pilier principal de la révolution. Ou bien la révolution débouchera sur une société écologique, avec ses enrichissements, et son écotechnologie, ou bien l’humanité et le monde naturel d’aujourd’hui périront.

 Ses influences

Quelques exemples parmi tant d’autres :

• À Spezzano Albanese, petite ville de Calabre (7.000 habitants), des militants libertaires ont impulsé et animent une Fédération Municipale de Base (FMB) [6] depuis 1992, suite à un mouvement de contestation active contre la gestion corrompue et mafieuse de la précédente municipalité. Malgré les sollicitations, ce mouvement refuse de présenter une liste aux élections et propose plutôt une structure communaliste de base à la fois alternative à l’administration communale pour la résolution des problèmes de la ville, et alternative au syndicalisme institutionnel pour la défense et l’avancée des intérêts des travailleurs, des chômeurs, des étudiants et des retraités.

• En France, Merlieux, un petit village entre Soissons et Laon, est passé au communalisme à l’initiative de son maire, convaincu que cette organisation allait redonner de la vitalité à ce village foncièrement rural, disposant de peu de moyens financiers, ayant une population vieillissante, pas particulièrement progressiste dans la manière de vivre. Transformation réussie [7].

• Depuis 1970, les habitants du village de Vandoncourt (900 habitants), en Franche-Comté, ont créé une démocratie participative directe réelle. Le système de prise de décision s’appuie sur huit commissions : enseignement et enfance, bâtiments et travaux, budget et finances, action sociale et familiale, vie de la cité et urbanisme, emploi et économie solidaire, vie culturelle et sportive, environnement et patrimoine. Le conseil municipal ne fait que valider les décisions prises par ces commissions qui sont ouvertes à tous les habitants, qui se réunissent une fois par mois, et dans esquelles les décisions se prennent au consensus, c’est-à-dire qu’en cas de désaccord profond, on attend qu’avec le temps mûrisse un compromis. Autre innovation démocratique intéressante : la pratique des “séances de remue-méninges” organisées pour discuter et déterminer les projets [8].

Ce mouvement de communalisme libertaire est de plus en plus étendu et varié. Les squats, les centres sociaux ou culturels autogérés, les communautés punks, les écoles modernes ou autogérées, les athénées libertaires, les coopératives et les usines récupérées et plus ou moins autogérées, les terres occupées collectivement, les territoires libérés (le Chiapas néo-zapatiste, la récente Commune d’Oaxaca), les écovillages, etc… redonnent au rêve alternatif et communautaire une extraordinaire vitalité [9].

 ·*·

Le Rojava. Pendant son incarcération à vie, le leader du mouvement de libération kurde, Abdullah Öcalan, a entretenu une correspondance suivie avec Murray Bookchin. à la mort de ce dernier, en 2006, le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) prend l’engagement d’abandonner le marxisme-léninisme des origines et de construire la première société basée sur le confédéralisme démocratique, largement inspiré de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire. En janvier 2014, le parti de l’union démocratique (PYD), qui occupe les cantons libérés du Rojava (Kurdistan syrien), emboîte son pas. Ce projet a pour objectif de réunir les peuples du Proche-Orient dans une confédération de communes démocratiques, multiculturelles et écologistes. Ses grandes lignes sont définies par une démocratie proche du municipalisme libertaire, un système de relations économiques et sociales entre communes, et une coopération paritaire et multiethnique dans des systèmes autogérés. Les femmes participent à égalité dans les prises de décisions et tous les postes électifs sont toujours partagés entre un homme et une femme.

Une nouvelle politique agricole est menée au Rojava depuis plusieurs années. Des projets expérimentaux pour l’autonomie alimentaire et la lutte contre la dépendance aux produits phytosanitaires sont mis en œuvre afin de chercher à sortir de la monoculture généralisée.

Les révolutions au Rojava et au Chiapas [10] représentent des exemples puissants, posant en actes l’énorme capacité d’organisation de la base et l’importance des liens communaux. La similitude la plus importante entre la révolution au Rojava et celle du Chiapas est la réorganisation sociale et politique suivant une idéologie libertaire.

Ce projet écologique, égalitaire, féministe et démocratique au Moyen-Orient, est aujourd’hui remis en cause par l’invasion turque [11]. Les États de la Coalition internationale ont ouvert la voie à la guerre d’agression turque. Ils ont livré leurs anciens alliés à la destruction et sacrifié les peuples du nord-est de la Syrie suivant leurs intérêts et ceux du capitalisme. Ce projet social révolutionnaire et démocratique représentait une épine dans le pied des puissances et des États impérialistes présents dans la région. La Fédération démocratique du nord-est de la Syrie était devenue un exemple vivant d’un avenir pacifique et démocratique pour le Moyen-Orient, au-delà du despotisme local et du régime étranger.

 Similitudes entre Bookchin et Duboin

La conclusion de Murray Bookchin est qu’« aucun des problèmes écologiques auxquels nous nous affrontons ne pourra être résolu sans un changement social profond… Nous ne pouvons rejeter notre héritage scientifique, c’est-à-dire revenir à une technologie rudimentaire et à ses chaînes : l’insécurité matérielle, le labeur épuisant, la renonciation. Pas plus que nous ne pouvons nous laisser assujettir à celle du monde des machines, déshumanisé par la technologie : l’aliénation, la concurrence, et le brutal déni des possibilités humaines ».

De quoi largement nous faire penser à “La grande relève des hommes par la machine” et au “socialisme de l’abondance”. Déjà Jacques Duboin, bien avant la chute du “mur” représentant le capitalisme d’état soviétique, nous avait fait tous héritiers des progrès techniques et il en avait appelé à un autre socialisme, celui de l’abondance, celui “d’au-delà de la rareté” comme en parle Bookchin. Ce dernier, comme Duboin, dépassera le marxisme mais profitera de l’échec des institutions étatiques, des expériences communalistes antérieures et de la montée de la problématique écologiste pour envisager le municipalisme libertaire et l’écologie sociale. Par contre, la force de Duboin demeure sa critique de la finance et de sa place réelle dans la société, loin d’être au service de l’égalité et de la liberté.

Il est très vraisemblable qu’ils auraient mutuellement approuvé leurs idées. Les thèses économiques de l’un associées aux propositions politiques de l’autre, forment les bases d’une alternative sociale réaliste et applicable immédiatement. Bookchin, en effet, n’aborda l’économie que pour montrer que l’économie de marché actuelle est largement “immorale”. Tous deux dénonçaient les économistes libéraux de nous avoir littéralement “démoralisés” et fait de nous des crétins moraux. « Si on oppose une “économie de marché” à une “économie morale”, il ne serait pas faux de parler d’une “économie immorale” par opposition à une “économie morale” [12] » Si Jacques Duboin a pris la voie de la théorisation, la nouvelle économie distributive sur laquelle il aboutit n’en est pas moins “morale” en opposition au capitalisme, “immoral”.

Comme Duboin, Bookchin parle d’un seuil atteint grâce au progrès technologique, seuil qui ne peut aboutir qu’à une autre aventure, celle de la découverte de l’être après celle de l’avoir. Mais pour cela, pour franchir ce seuil en toute liberté, une autre civilisation est indispensable.

 Conclusion

Au début de l’année prochaine vont avoir lieu les élections municipales. Allons-nous continuer à laisser libre cours à cette démocratie représentative pour laquelle nous nous destituons de notre rôle politique dans la société  ? Pendant six années et même plus, le maire devient trop souvent le dirigeant suprême dans la commune, ou bien c’est une oligarchie qui se met en place et prend le pouvoir sur toutes les décisions… qui pourtant concernent l’ensemble des citoyens.

Ce pouvoir, reprenons-le ! Reprenons en main notre destin !

Comme dit Bookchin, la commune est la base de la vie sociale. Elle représente notre environnement quotidien, elle joue donc un rôle important pour notre vie. Ne laissons plus un ou quelques élus dicter et organiser notre vie en fonction trop souvent de leurs propres intérêts.

Il serait possible d’envisager une stratégie novatrice pour ces élections municipales. L’objectif n’est pas de former un parti avec un programme politique détaillé, unique et centralisé, mais plutôt de créer et d’appuyer des candidatures citoyennes et populaires partageant les principes de participation citoyenne directe, de démocratisation des institutions, de décentralisation des pouvoirs, de solidarité entre communes, d’égalité sociale et de transition écologique basée sur les communs. Cette stratégie pourrait ainsi créer une brèche dans le système politique municipal, un précédent capable de remettre en cause la politique nationale. Elle consisterait à mettre en place une plateforme citoyenne, créative et collaborative. Loin de se limiter à une seule ville, une plateforme web participative permettrait de mettre en réseau une foule d’assemblées citoyennes, d’échanger des initiatives, enjeux, revendications et expériences entre plusieurs municipalités.

Des personnes volontaires élues ou tirées au sort lors d’assemblées citoyennes formeraient, en cas d’élection, l’exécutif de la commune, celui qui surveillerait les projets en cours et établirait les comptes-rendus de ceux décidés par les assemblées. Le mandat de ces personnes serait de durée limitée afin d’éviter toute corruption par le pouvoir. Elles seraient aussi révocables à tout moment par l’assemblée qui les a élues ou tirées au sort. En cas de villes importantes, ces assemblées pourraient représenter des quartiers et décider de leurs orientations en fonction de leurs besoins.

Voilà un moment propice pour lancer ces alternatives à un régime bourgeois dominateur et incapable de gérer les problèmes sociaux et environnementaux qui se présentent. En raison de cette incapacité, il est fort probable qu’une part au moins des classes dominantes tentera de mettre en place une nouvelle organisation sociopolitique susceptible de maintenir son hégémonie, plus ouvertement oppressive. Ne laissons pas le pouvoir à ceux qui nous considèrent comme de la marchandise et des consommateurs infantiles au service de leurs profits.

Certes, lors de la mise en place de ces assemblées citoyennes, il y aura des tâtonnements, des erreurs, mais l’entraide et la coopération peuvent les résoudre. L’important c’est d’agir enfin ensemble, de maîtriser son présent et son avenir en toute liberté.

À nous de faire revivre les voix de Duboin et Bookchin pour ouvrir une nouvelle voie avec nos voix, en élisant une vraie démocratie qui nous permettra d’exercer un pouvoir partagé entre tous.


[1Murray Bookchin, Ecoute camarade, https://­jbl1960blog.files.wordpress.com/2019/11/murray-bookchin-mai-1969-ecoute-camarade-novembre-2019.pdf

[2Pierre Clastres, La société contre l’Etat, éd. Les éditions de minuit. Marshall Salhins, Age de pierre, Age d’abondance, éd. Gallimard.

[3Murray Bookchin, Au delà,de la rareté, éd. écosociété

[4Jacques Testard, http://jacques.testart.free.fr­/index.php?post/democratie, et La conférence de citoyens : un outil précieux pour la démocratie, GR 1093 (décembre 2008). https://sciencescitoyennes.org/wp-content/uploads­/2017/09/SciencesCitoyennes-CdC.pdf,

[5François Chatel, Les communs, GR 1209 (juin 2019).

[9Isabelle Fremeaux et John Jordan, Les sentiers de l’utopie, éd. La découverte.

[10François Chatel, L’expérience zapatiste, GR 1206 et 1207 (mars et avril 2019)

[12Murray Bookchin, Économie de marché ou économie morale ?,(1983) https://sniadecki.wordpress.com/2019/09/21/­bookchin-economie/


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