Le procès du traitre
par
Publication : décembre 2019
Mise en ligne : 20 mars 2020
Dédé, qui a dessiné les bons vœux pour 2020 (page 2) est aussi l’auteur du scénario imaginaire suivant :
Une salle d’audience au siège du B (Bande d’Exploiteurs Zélés Et Friqués).
Au mur, derrière les trois juges, une statue représentant la Justice qui soulève discrètement son bandeau...
L’avocat de l’Accusé, Me Roublard
Le Président Monsieur Roue-De-Mes-Deux
La Deuxième Juge, Madame Nicole Vidéo
Le Troisième Juge Monsieur Lécharpe-Rouge
L’Accusateur public Monsieur Quarante-Neuf-Trois
L’avocat du Bezef Me Jugépartie
L’accusé, Monsieur LeBosseur-Acharné
Le Président Roue-De-Mes-Deux — La séance est ouverte ! Accusé, levez-vous. Nous allons lire le chef d’accusation des faits qui vous sont reprochés.
L’Accusateur public Quarante-Neuf-Trois — En fait, ils se résument en deux mots : Embauches compulsives.
L’avocat du Bezef Me Jugépartie — En effet ! Monsieur LeBosseur-Acharné donne un très mauvais exemple à ses collègues chefs d’entreprise, et plonge nombre d’entre eux dans la perplexité, introduisant en eux un doute sur l’excellence de nos préceptes proscrivant absolument l’embauche et encourageant la suppression d’emploi sous toutes ses formes !
La deuxième juge, Madame Nicole Video — Qu’est-ce qui vous a pris, Monsieur LeBosseur, d’embaucher comme ça à tour de bras ? Vous avez dépassé le seuil des 10 salariés à temps plein, vous obligeant à organiser des élections syndicales, puis des 50, ce qui vous contraint à créer toutes sortes d’usines à gaz coûteuses en productivité et sapant votre autorité de droit divin !
LeBosseur (confus) — En effet, ce n’était pas très moral, mais que voulez-vous, j’avais des circonstances atténuantes !
L’Avocat de LeBosseur Maître Roublard — Il faut excuser mon client, il n’a fait ni l’ENA, ni HEC, alors il ne connaît pas les usages...
Le Troisième Juge Monsieur Lécharpe-Rouge —Vous rendez-vous compte que vous avez commis un délit de favoritisme au profit des salariés et au détriment des actionnaires ?
LeBosseur — Mais... je suis le seul actionnaire de ma boîte alors j’ai cru que je pouvais le faire... Vous comprenez, j’avais des commandes... (suppliant) j’avais besoin d’embaucher ! Au nom de la liberté d’entreprendre !
Le Président Roue-De-Mes-Deux — Ne galvaudez pas la Liberté d’Entreprendre, cher monsieur, la Liberté d’Entreprendre, ce n’est pas la Liberté d’Embaucher !
Déjà ce n’était pas très malin, mais embaucher en CDI ! Vous êtes inconscient, ou quoi ? Alors qu’il y avait plein d’autres solutions !
Nicole Video — Alors qu’il y a plein de boîtes dans le tiers-monde qui sont prêtes à vous faire ça pour une bouchée de pain ! Tout en respectant la liberté syndicale, naturellement, nous sommes très vigilants là-dessus !
Lécharpe-Rouge — Et les heures sup’défiscalisées, ça sert à quoi, Monsieur LeBosseur ?
Roue-De-Mes-Deux — Sans compter les contrats courts, les travailleurs détachés, les intérimaires, les Ubérisés ! Non ! Monsieur donne dans l’archaïsme sociétal comme un vulgaire délégué syndical qui se croit encore au temps du Front Populaire !
LeBosseur-Acharné — C’est que... mon père était militant syndical, j’ai été bercé aux chants de mai 68, ça doit être ça... l’hérédité...
Quarante-Neuf-Trois — Ne cherchez pas plus loin ! Un patron radicalisé gauchiste à la solde des syndicats rouges comme l’écharpe de notre troisième assesseur, au lieu d’être jaune comme le foulard de la deuxième gauche, je veux dire de la deuxième juge !
Me Roublard — Il faut excuser mon client ! Il vient de vous avouer qu’il a une lourde hérédité, il faudra en tenir compte !
Lécharpe-Rouge — Monsieur LeBosseur, vous êtes un danger pour la classe patronale tout entière ! Vous laissez croire à toute la société qu’on peut payer correctement les salariés, alors que vous avez sacrifié vos intérêts d’actionnaire !
Nicole Video —Monsieur LeBosseur n’a que faire du principe de réalité, qui lui commande de se tenir toujours du côté du manche s’il ne veut pas prendre lui-même un mauvais coup !
LeBosseur-Acharné — Mais... je me suis servi un salaire confortable, et en plus j’ai touché de bons dividendes de mes actions... J’ai changé de voiture et j’ai creusé une piscine... Alors ça va pas si mal !
Me Jugépartie — N’aggravez pas votre cas ! Et n’oubliez pas que vous allez payer bonbon au fisc, puisque Monsieur n’a pas daigné optimiser sa situation fiscale !
Roue-De-Mes-Deux — C’est un comble ! C’est de la provocation ! Imaginez quand les impôts vont tout lui prendre et le mettre sur la paille ! Quelle image le patronat français va présenter aux yeux du monde économique ! Ca ne suffisait pas de Gratos Gohsn et de Déroulons le Tapis, martyrisés sur l’autel du talent méconnu et de la Liberté d’Entreprendre bafouée, authentique celle-là !
LeBosseur-Acharné — Mais... j’ai touché le CICE, comme vous, et c’est venu en déduction de mes impôts... Comme vous. Alors, je croyais que je pouvais embaucher...
Lécharpe-Rouge — Encore !!! Mais c’est une obsession ! C’est une maladie ! Vous voulez que la courbe du chômage s’effondre ? En plus, il paraît que vous les payez plus que le SMIC, et que vous leur réglez rubis sur l’ongle toutes les heures supplémentaires majorées, comme avant la réforme du Code du Travail ! On devrait vous poursuivre pour ça ! Vous ne respectez pas la Loi !
LeBosseur-Acharné — Que voulez-vous, ce sont des techniciens et ingénieurs qui font un travail de qualité et qui fabriquent des machines inusables... Dans des spécialités difficiles à trouver en plus ! Alors je pensais bien faire en les fidélisant...
Me Roublard — Veuillez excuser ces errements de mon client ! Il croit que le travail se paie au prix du marché, sous prétexte qu’il a besoin de talents rares et qu’il a peur de les perdre !
LeBosseur-Acharné — Mais Maître, tout ce qui est rare est cher, c’est vous-même qui ne cessez de le répéter !
Me Roublard — Pas les salariés, mon bon LeBosseur, pas les salariés ! Vous n’allez pas leur manger dans la main quand même ! Ce serait des footballeurs capables de marquer des buts avec un bandeau sur les yeux, je ne dis pas, mais leurs employeurs ont des excuses, car ces collaborateurs rapportent des millions en recettes publicitaires ! Mais vous, simple fabricant d’objets utilitaires ! Après toutes les réformes du Code du Travail, vous ne profitez toujours pas de l’aubaine pour baisser le coût du travail ? Ingrat que vous êtes !
Me Jugépartie — Ou malintentionné peut-être, à vouloir prouver à toute force qu’on peut payer suffisamment les salariés pour qu’ils n’aient pas besoin des Restos du Cœur pour manger ? Tiens, vous n’avez pas de cœur pour les entrepreneurs, Monsieur LeBosseur !
Roue-De-Mes-Deux — Figurez-vous qu’en plus il règle ses fournisseurs sans délai, et sans exiger d’eux de marge arrière ! Il veut notre ruine, ma parole ! Et il se vante de faire des machines inusables ! Et l’obsolescence programmée, monsieur LeBosseur, qu’est-ce que vous en faites ? Pensez à l’avenir, pensez à vos enfants, monsieur LeBosseur ! Fabriquez des machines déjà obsolètes quand elles sortent de l’usine, et dites à vos ingénieurs d’être un peu moins consciencieux dans leur travail ! C’est que vous les payez trop, Monsieur leBosseur, du coup ils se croient obligés de faire un travail de qualité !
LeBosseur — C’est vrai que mes machines sont plus chères que celles de mes concurrents, mais que voulez-vous, les clients me les achètent quand même, car ils savent qu’à terme ils font des économies, alors tout le monde s’y retrouve, le client, les ouvriers, et moi.
Lécharpe-Rouge — Mais c’est de la concurrence déloyale ! Celles et ceux qui ne partagent pas vos convictions idéologiques passent pour des escrocs et des exploiteurs, et sont accusés de publicité mensongère car ils ne tiendraient pas leurs promesses ! Vous vous rendez compte du mal que vous faites à l’ensemble de la société avec votre manie de vouloir donner des leçons de morale à tout le monde ?
Quarante-Neuf-Trois — Et les banquiers, monsieur LeBosseur, vous y pensez aux banquiers ? Il paraît que votre trésorerie est florissante, que vos ouvriers font des économies et font marcher le commerce ! En plus, il se dit sous le manteau que vous n’avez pas de travailleurs pauvres, même vos femmes de ménage n’auraient pas de problèmes pour payer leur loyer ! Pas un ou une d’entre eux ne dort dans sa voiture ! Comment voulez-vous que les banquiers et les huissiers y trouvent leur compte, s’il n’y a plus de faillis et de surendettés ?
Me Roublard — Vous comprenez maintenant l’étendue de votre erreur ? Tout cela partait d’un bon sentiment, je veux bien le croire, mais heureusement que le Bezef veille au grain et défend les intérêts de ses adhérents ! Rien ne vaut un bon syndicat pour protéger celles et ceux qui n’ont pas la capacité de se défendre tous seuls, et qui ont besoin d’un avis éclairé pour ne pas se fourvoyer dans le gauchisme égalitariste soixante huitard qui vous aurait conduit à permettre à vos ouvriers de connaître la sécurité de l’emploi en plus de la prospérité, comme si les Trente Glorieuses étaient encore d’actualité !
Me Jugépartie — Mon cher confrère, je n’aurais pas mieux dit !
Nicole Video — Comme vous le savez, je suis bien placée pour connaître les dangers d’un syndicalisme ouvrier centré sur ses propres intérêts, au lieu de prendre en compte la dure réalité économique, par un égoïsme catégoriel que j’ai combattu de toutes mes forces en son temps...
Lécharpe-Rouge — Et nous reconnaissons bien volontiers vos mérites, chère ex-Présidente du Dîner du Siècle !
Roue-De-Mes-Deux — Bon, on en a assez entendu. Monsieur LeBosseur, vous avez péché par inconscience, et vous n’avez pas mesuré la gravité de vos actes, votre défenseur lui-même en convient. C’est pourquoi je propose que vous soyez simplement mis en liquidation judiciaire et que vos biens soient vendus pour dédommager vos concurrents que vous avez fortement lésés avec vos pratiques outrageusement sociales.
Avant de rendre notre sentence définitive, vous avez une dernière fois la parole. Avez-vous quelque chose à ajouter ?
LeBosseur-Acharné — Monsieur le Président, j’ai compris toute l’étendue de ma faute, et je demande l’indulgence du Tribunal. En contrepartie, je m’engage à remplir les obligations qui sont les miennes, et prendre toutes les mesures pour que mon entreprise respecte les usages en vigueur.
Tout d’abord, je délocalise le siège au Luxembourg pour bénéficier des dispositions fiscales favorables qui y prévalent.
Ensuite, je fonde une société en Roumanie où mon usine sera délocalisée. Je me sépare des ouvriers français en m’arrangeant pour qu’ils démissionnent, après qu’ils aient formé des tâcherons roumains qui fabriqueront des machines programmées pour tomber en panne le lendemain de la période de garantie.
La bonne réputation de ma marque me permettra de continuer à vendre la marchandise à bon prix pendant une certain temps, ce qui boostera mes profits. Après, advienne que pourra !
Roue-De-Mes-Deux — A la bonne heure ! La Cour prend acte de cette déclaration spontanée de repentance. En conséquence, elle prononce la relaxe du prévenu compte tenu des regrets qu’il a exprimés sur son attitude passée, et des bonnes résolutions qu’il vient de prendre devant Elle. Et Elle souhaite la bienvenue au nouveau membre du Bezef, auquel Elle accorde une année d’adhésion gratuite !
Nicole Video — Champagne !