Quel modèle ???

ACTUALITÉ
par  J.-P. MON
Publication : août 2005
Mise en ligne : 4 septembre 2006

Dans le dernier numéro de la GR, je montrais combien les efforts des gouvernements de droite ou de gauche qui se sont succédé, ont échoué dans leur combat pour “l’emploi”. Les journalistes, pas plus imaginatifs que les politiques, nous abreuvent de comparaisons avec les pays qui, suivant les analyses des organismes internationaux capitalistes, comme l’OCDE, le FMI, réussissent, selon les critères libéraux (ça va de soi !) bien mieux que la France.

C’est ainsi, par exemple, que Le Monde Économie du 25 janvier dernier titrait sa Une : « Emploi : le cancre français lorgne sur ses voisins ». Suivait un magnifique histogramme en trois dimensions et en couleurs donnant les taux d’emploi, hommes et femmes, des populations en âge de travailler (15-64 ans) dans neuf pays de l’Union européenne. Le champion était le Danemark, suivi par les Pays-Bas et la Suède, la France étant la lanterne rouge. Juste au-dessous de cet histogramme pompeusement intitulé “le palmarès de l’emploi”, on pouvait découvrir une statistique donnant le taux d’emploi partiel dans quelques uns des pays considérés précédemment. Et, oh surprise !, on s’aperçoit que les pays qui ont un taux d’emploi élevé sont aussi ceux qui ont le plus fort taux d’emploi à temps partiel. Ce qui revient, mais on se garde de le dire, à avoir globalement une durée réelle de travail bien inférieure à la durée officielle. Autrement dit, les 35 heures légales françaises, tant décriées, ne sont finalement qu’une limite supérieure à la durée du travail observée ailleurs ! Le plus étonnant (???), c’est qu’aucun des journalistes ayant collaboré au numéro du Monde Économie cité plus haut n’ait eu l’idée de rapprocher ces statistiques et d’en faire une analyse critique. Il leur était sans nul doute plus facile de rester dans l’orthodoxie ambiante en matière de chômage !

Notons au passage qu’on trouvait aussi dans cette première page du Monde Économie un tableau donnant les coûts horaires de la main d’œuvre dans l’industrie et les services de divers pays et, oh nouvelle surprise !, on constatait que le pays où le coût de la main d’œuvre est le plus élevé est le Danemark, qui a le meilleur taux d’emploi, suivi par la Suède. Voilà qui va à l’encontre des arguments ressassés par le Medef et le gouvernement sur le coût trop élevé du travail en France, mais qui corrobore les propos de John Kenneth Galbraith [1] : « Je ne crois pas du tout qu’en réduisant les salaires on luttera contre le chômage. Au contraire, si vous baissez les salaires, vous diminuez le pouvoir d’achat et donc in fine vous augmentez le chômage ! » [2]. C’est ce qu’illustre clairement la situation actuelle de l’Allemagne où une politique salariale rigoureuse [3] a permis de retrouver la compétitivité et est devenue, devant les États-Unis, le premier exportateur mondial, ce qui lui a assuré en 2004 un excédent commercial de 155,9 milliards d’euros. Mais cette politique a été impuissante à abaisser le chômage qui touche plus d’un million de personnes, et ne fait qu’accentuer la pauvreté et les inégalités. Schröder et le PSD en paieront les conséquences lors des prochaines élections et il ne faut pas compter sur la probable Chancelière, Angela Merkel, présidente de la CDU, très liée à la droite française, pour adopter une politique plus sociale. Il est vraisemblable qu’elle penchera plutôt pour le “modèle” anglo-saxon.

En France, depuis que Dominique de Villepin a lancé son plan d’urgence pour l’emploi, le débat entre libéraux, ultra-libéraux et même socialistes (en sourdine) sur le meilleur modèle susceptible de réduire le chômage a repris vigoureusement. “Modernisation”, “flexibilité”, “mobilité”, “employabilité”,... envahissent à nouveau les colonnes des journaux. Les ultra-libéraux (Sarkozy, Madelin,...) penchent fortement vers le modèle anglo-saxon qui donne de “si bons résultats” au Royaume-Uni : les journalistes parlent du “miracle anglais” !

 LE MODÈLE ANGLO-SAXON

C’est un modèle libéral caractérisé par une grande fluidité du marché du travail. À première vue, il semble donner de bons résultats, notamment au Royaume-Uni, où, en partant d’un niveau moins élevé que les nôtres, les revenus des pauvres ont augmenté plus rapidement que ceux des riches. Par contre, le plan de Tony Blair pour éradiquer la pauvreté des enfants anglais (un peu plus de 4 millions en 2002, ce qui correspond au plus fort taux de pauvreté de l’Europe des 15) ... est étalé sur 20 ans ! Les enfants pauvres auront le temps de vieillir !

À quoi serait dû “le miracle” en matière de lutte contre le chômage ? Au fait que Tony Blair a organisé le “marché” de l’emploi en six programmes : deux obligatoires pour les chômeurs, de moins de 25 ans d’une part et les chômeurs de longue durée d’autre part, et quatre facultatifs destinés à des parents isolés, des personnes âgées de plus de 50 ans... Si l’on en croit les statistiques officielles, le nombre de demandeurs d’emplois, 2,7 % de la population active, soit 839.400 personnes, se situerait à son niveau le plus bas depuis trente ans. Si l’on se réfère aux normes du Bureau International du travail, qui inclut dans son calcul les chômeurs non indemnisés, le taux de chômage passe à 4,6% de la population active, soit 1,4 millions de personnes. Ce qui est déjà moins bien. En y regardant d’encore plus près, on s’aperçoit que depuis 1997, 860.000 emplois, soit 45 % des emplois créés, l’ont été... dans le secteur public. Autrement dit, le faible taux de chômage britannique est dû en grande partie au choix fait par le gouvernement travailliste de renforcer les effectifs des services publics. Voilà qui va à l’encontre des mesures de réduction des effectifs de la fonction publique prises par les gouvernements Raffarin (1 100 postes en 2003, 4 560 en 2004 et 7 200 postes en 2005) et de Villepin qui envisage de supprimer en 2006 entre 8 000 et 10 000 postes de fonctionnaires.

Mais, la cause la moins avouable, la moins glorieuse du faible taux de chômage au Royaume-Uni est que le nombre des “invalides”, c’est-à-dire en majorité des personnes ayant renoncé à chercher un emploi et dépendantes de l’aide sociale, a fortement augmenté et atteint 2,8 millions. Cerise sur le gâteau, selon les statistiques gouvernementales, le nombre des travailleurs pauvres et des pauvres en général s’est fortement accru, il représente 17 % de la population britannique, soit 10 millions de personnes.

Mais où est donc passé le “miracle britannique” ?

Le troisième mandat de Tony Blair qui vient d’être réélu (avec 35 % de votants !) ne semble pas s’engager sous de meilleurs auspices. La privatisation du service national de santé, qui devient un marché, s’accélère [4] : des médecins se voient offrir des centaines de milliers de Livres sterling pour abandonner définitivement le Service national de santé et travailler comme salariés d’une transnationale de la santé. Le Parti travailliste veut réduire l’influence de syndicats dans ses prises de décision ; au nom de la “modernisation” des services publics le Premier ministre va les offrir à des investisseurs privés. C’est tout simplement, en dépit des apparences, l’achèvement de la révolution idéologique de Margaret Thatcher [5]. Pas étonnant donc que l’ineffable baron Seillière, qui va prendre la présidence de l’Unice [6], se soit déclaré “socialiste anglais” lors d’un cocktail qu’il a donné en présence de la presse à l’occasion de la fin de son mandat à la tête du Medef.

 LE MODÈLE DANOIS

Prudent, Dominique de Villepin ne s’est pas engagé sur le modèle anglo-saxon, que la majorité de son parti, derrière Nicolas Sarkozy, souhaiterait voir adopter par la France. Interrogé sur un éventuel recours à d’autres modèles, tels que les modèles scandinaves, il s’est borné à répondre : « j’aurai recours à toutes les expériences, même si certaines ont lieu ailleurs... » [7].

Ce qui n’a pas tardé à faire vigoureusement réagir le président du Parti socialiste européen, P.N. Rasmussen : « Dominique de Villepin n’a pas le droit d’utiliser le modèle danois pour légitimer des pensées conservatrices françaises » [8].

P.N. Rasmussen sait en effet de quoi il parle : c’est lui qui, lorsqu’il était Premier ministre du Danemark (1993-2001), a mis en œuvre le désormais célèbre modèle danois de “flexsécurité”. En bref, ce modèle se caractérise par les indemnités élevées dont bénéficient les salariés licenciés, pendant une période relativement longue, accompagnées d’un droit à la formation individuelle. Le système est bâti sur trois piliers : absence d’obstacles au licenciement (avec des préavis très courts), sécurité pour les sans-emploi et reclassement efficace sur le marché du travail. C’est ainsi que, chaque année, 30 % de la main-d’œuvre change de travail. (Cependant, les Danois restent en moyenne huit ans dans une entreprise). En cas de perte d’emploi les salariés ont l’assurance de pouvoir bénéficier d’allocations de chômage, versées sans dégressivité pendant quatre ans, et atteignant, pour les plus bas revenus, jusqu’à 90 % du salaire, mais plafonnées à 22.900 euros pour les plus hauts.

Le succès de ce modèle a été rendu possible par la mise en place de services publics de l’emploi très intégrés et décentralisés, et surtout parce que les ressources financières mises en œuvre sont très élevées : la part du budget danois consacrée à l’emploi est aussi importante que celle que lui consacre la France, mais pour un nombre de chômeurs deux fois plus faible ! Qui plus est, le Danemark, comme les autres pays nordiques, a massivement investi dans le “capital humain” et la recherche : les dépenses, par habitant, de formation pour les sans-emploi sont plus du double du niveau français, et celles d’éducation oscillent suivant les pays, entre 10 et 40 % de plus que celles de la France.

Mais en contrepartie, l’impôt sur le revenu et la TVA sont évidemment plus élevés. C’est ce que n’a pas manqué de souligner N.P. Rasmussen, à l’intention des dirigeants français : « Ce modèle n’est pas réalisable sans ressources supplémentaires destinées à payer la formation du chômeur, l’établissement, dès le premier mois de chômage, d’un contrat avec l’agence pour l’emploi, ainsi que des allocations élevées [...]. Ce modèle est cohérent et M. de Villepin ne peut pas en prendre quelques aspects tout en laissant les autres de côté ».

 ON PEUT ALLER PLUS LOIN

Si on veut lutter efficacement contre le chômage de masse, il faut y mettre le prix. Or, on constate que les pays qui ont obtenu quelques succès en ce domaine, avec les réserves que l’on peut faire, sont des petits pays qui, n’appartenant pas à l’Euroland, sont maîtres de leur politique monétaire, fiscale et budgétaire...

Mais on peut envisager d’aller plus loin. Par exemple en assurant à tous les citoyens d’un pays (et pourquoi pas de l’Union européenne) un revenu garanti inconditionnel.

C’est une démarche dans laquelle s’est engagé le réseau catalan pour le revenu de base en faisant déposer au Parlement espagnol par des députés du Parti socialiste catalan, de la Gauche républicaine catalane et des Verts une proposition de loi instituant un tel revenu...


[1Professeur dans les plus grandes universités (Princeton, Harvard, Cambridge, Oxford), ancien ambassadeur des États-Unis en Inde, ancien conseiller de Kennedy,...

[2Entretien, Le Monde, 29/03/1994.

[3Emplois à 1 euro voir GR 1052, page 2, Fil des jours, “chiffres terribles”.

[4The Guardian, 24/05/2005.

[5Tribune, 29/04/2005.

[6UNICE = Union des Confédérations Industrielles et d’Employeurs d’Europe. C’est la voix du monde des affaires auprès des institutions de l’Union Européenne.

[7Le Monde, 03/06/2005.

[8Le Monde, 10/06/2005.


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