Réformisme radical ?

Actualité
par  M.-L. DUBOIN
Publication : février 2003
Mise en ligne : 22 novembre 2006

Quand, en face d’un gouvernement qui impose sa funeste politique néolibérale sur l’air connu du “je vous ai compris”, qui ne devrait pourtant plus faire illusion, l’opposition en titre est aphone, il y a de quoi désespérer. Heureusement qu’il reste quelques groupes de résistants qui ont encore le courage de penser et de le dire.

Citons parmi ceux-ci les collaborateurs de la revue Transversales science culture, dont le dernier numéro trimestriel aborde ce qu’André Gorz a désigné sous le terme de réformisme radical. Le dossier qu’il contient, intitulé sans ambiguïté “Un projet de société alternatif à l’économisme” est présenté comme voulant aller plus loin que se borner, comme tant d’autres, à colmater les effets néfastes du système actuel. Il était donc prévisible qu’il attirerait les distributistes. Et en effet, les deux articles qui suivent ont été suscités par sa lecture.

Transversales S/C est diffusé par Dif’pop, 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris.
Le prix de ce N°3,
de 124 pages, est 16 euros.

La première partie de ce dossier propose un autre regard : René Passet l’ouvre avec Jacques Robin, le premier pour dénoncer la logique du capitalisme, qui a “perdu de vue la finalité humaine de l’économie”, le second pour rappeler que l’ère informationnelle est incompatible avec l’économie actuelle, basée sur l’énergie ; il ne comprend pas que les responsables soient incapables de voir les dégâts de l’économie capitaliste de marché (inégalités, corruption, chômage de masse, publicité poussant à une consommation absurde, pollutions, effet de serre, violences et guerres) et de la remettre directement en cause, alors que l’économie de l’ère informationnelle s’oppose au tout économisme néolibéral : l’information, produit même du processus de production, transforme complètement les rapports humains, elle est globale et dépend de la capacité politique des institutions à orienter la stratégie de croissance, elle nécessite l’apprentissage d’une culture en réseaux, l’information est par nature déjà socialisée : elle a besoin d’émulation et non de compétitivité. Jacques Robin conclut en dessinant l’ébauche de ce qu’il voit pour remplacer l’évolution sauvage de l’économie de marché : une économie qu’il qualifie de plurielle et qu’il présente comme structurant d’autres logiques économiques, celle des biens publics, de l’économie sociale et solidaire et « d’une économie de distribution inconditionnelle de revenus suffisants pour tous », mais, certes, avec marché. Cette nouvelle économie, précise-t-il, aura besoin de nouveaux indicateurs, d’instruments monétaires inédits, d’une transformation des comptabilités publiques, et ceci conduit à un projet de société qui aura à répondre à trois interrogations : « que pouvons-nous et que voulons-nous faire de notre planète, de l’espèce humaine et de notre vie elle-même ? » Il évoque alors toutes les perspectives ouvertes par une telle transformation, mais je n’insiste pas car il y a longtemps que nos lecteurs distributistes pratiquent cet exercice.

La première partie du dossier est annoncée comme un autre regard, grâce à divers contributeurs se focalisant chacun sur un aspect (les associations, le numérique, l’éducation, la culture). Patrick Viveret et André Gorz y ont le courage exceptionnel de s’attaquer à un sujet généralement considéré comme tabou : ils abordent notre représentation du monde en commençant par celle de la richesse. La notion de valeur est tellement conditionnée aujourd’hui que « nous prenons pour argent comptant » ce qui n’est que conventions, dont nous n’avons même pas conscience, ose remarquer Patrick. Et sa réflexion vient à point pour enrichir l’étude que nous avons entreprise sur la monnaie : il analyse la fascination de l’argent et, montrant la nécessité de compter autrement, il pose la question-clé : comment apprécier la hiérarchie des valeurs ?

André Gorz élargit encore cette réflexion, en montrant qu’en amont de l’économie, et complètement oubliées par elle, se trouvent d’autres valeurs indispensables et sources de toutes les autres, les richesses premières, ou valeurs intrinsèques, selon le terme employé par Maurizio Lazzarato (auteur de Puissances de l’invention). Celles-ci « désignent tout ce qui est utile à la vie et indispensable à la production, mais qui ne peut être ni produit ni reproduit à volonté », comme les ressources naturelles et les formes naturelles de la vie. Ces richesses peuvent cependant être accaparées et transformées en marchandises, procurant une rente à l’accapareur, et le marché tente en outre de leur substituer des produits artificiels, de détruire des ressources naturelles afin de remplacer par des marchandises ce que la nature fabriquait gratuitement. Cette création de valeur mène à abolir les cultures historiques et à les remplacer par des cultures commerciales factices dont profite l’industrie touristique.

Mais Gorz souligne aussi une autre transformation : l’entreprise d’aujourd’hui est obligée de miser sur le développement de l’intelligence collective et individuelle, car aucune économie ne peut plus maintenant exister sans le travail invisible par lequel les individus se produisent individuellement et mutuellement en amont du travail marchand. Cela mène inéluctablement à la rupture entre le temps de travail marchand et le revenu… et signifie que le revenu ne doit plus être la récompense d’une activité « mais… ce qui doit rendre possible des activités qui sont une richesse en elles-mêmes et une fin pour elles-mêmes ». On ne démontre pas mieux la nécessité d’une économie distributive… Et c’est bien ce que fait André Gorz dans sa contribution à la seconde partie de ce dossier.

Cette partie est intitulée “Une économie plurielle”, mais le sens de cet adjectif n’est pas vraiment défini, et il semble s’expliquer par le fait que l’introduction annonce l’exposé de quatre logiques économiques mais qu’aucune synthèse entre elles n’est proposée ni même recherchée. Il est pourtant douteux qu’elles soient compatibles.

René Passet souligne d’abord les vertus qu’il trouve dans la première, l’économie de marché : sa capacité de libérer et de catalyser les initiatives individuelles et le fait que ses centres de décision y sont multipliés à l’infini. En la comparant au système soviétique, il conclut qu’aucune forme d’organisation n’a jamais su s’approcher de ses performances en matière d’innovation et de production et que sa souplesse et sa capacité d’adaptation lui permettront certainement de s’adapter aux nouvelles données économiques… Mais ces vertus n’empêchent pas notre économiste de se poser quelques questions : la couverture des besoins ? — Le marché s’en moque. L’ajustement de l’offre et de la demande ? — La course aux “parts de marché” mène à la surproduction, et le marché amplifie les déséquilibres et comprime l’emploi. Les meilleurs conditions d’efficacité des facteurs ? — Les surproductions engendrent gaspillages et besoins non satisfaits. La régulation du marché ? — La “liberté” que devait apporter le marché s’est traduite par de telles absorptions et fusions d’entreprises que quelques transnationales imposent aujourd’hui leur loi aux marchés et aux États.

Mais il ne conclut pas, laissant entendre que le marché, qu’il faut conserver pour ses vertus inégalables, va, grâce à son dynamisme, évoluer au point de changer miraculeusement de logique et effectuer une “réforme radicale” en corrigeant lui-même ses défauts…

Les deux autres logiques annoncées, présentées respectivement par Jacques Capdevielle et Daniel Le Scornet sont intituées l’économie publique et l’économie sociale et solidaire. Le premier insiste sur la nécessité d’une économie publique en montrant, à l’aide de l’exemple des États-Unis et de la Grande-Bretagne, les dégâts causés par le démantèlement des services publics. Il cite ce commentaire du patron de la société anglaise Railtrack après l’accident de Paddington : « le rail a été morcelé, non dans l’intérêt des usagers, mais dans le seul but d’optimiser les recettes de la privatisation » et le fait qu’un malade doit attendre 18 mois s’il veut consulter un spécialiste médical. Le second, Daniel Le Scornet, après avoir rappelé que les premières réalisations d’une économie plus démocratique ont été le fait des coopératives et des mutuelles, et que vinrent ensuite de nouvelles formes d’économie solidaire, le “commerce équitable”, les financements solidaires et les échanges non monétaires tissant localement des liens sociaux, conclut, tout en notant que ces structures auraient tout intérêt à s’ouvrir, à se décloisonner, à se démocratiser, qu’« une place doit être faite » à un “tiers secteur” échappant à la fois à la logique du capital et à celle de l’État (mais cette dernière n’est pas définie).

Ainsi, en guise de “projet de société alternatif à l’économisme” ces deux exposés sont des vœux pieux qui ne montrent pas en quoi la logique du marché les méprise. L’un dit qu’il faut garder une place aux services publics alors que la politique de compétitivité du marché est en train de les brader pour les confier à des entreprises privées dont la seule motivation est la rentabilité financière ; et l’autre décrit des initiatives sociales alors que celles-ci ont été prises et se développent en marge de cette même politique du marché et pour se protéger contre ses aspects inhumains. Ces deux exemples témoignent bien de ce que dénonçait René Passet en disant que la logique capitaliste a perdu de vue la finalité humaine de l’économie, mais ce qu’on attendait de la présentation du dossier c’est un projet de société basé sur une logique vraiment alternative à la logique actuelle de l’économie, en ce sens qu’elle donnerait une certaine priorité aux services publics et favoriserait les associations et les entreprises à but humanitaire plutôt que lucratif.

Heureusement, la clé d’un tel projet est présentée par la dernière des quatre “logiques économiques” annoncées : elle est intitulée l’économie distributive et elle est rédigée par André Gorz sous le titre “Pour un revenu inconditionnel suffisant”. Dans cet article, l’auteur reprend le terme proposé par Jacques Duboin de revenu social, pertinent en ce sens qu’il ne correspond pas à une soi-disant “valeur” du travail, et il le cite : « La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume du travail fourni ». Ceci impose, il le rappelle, une monnaie non capitaliste, non thésaurisable. Et quand on sait (voir notre étude de la monnaie depuis le N° 1027) que la monnaie actuelle, bien que légale, est créée ex nihilo par des sociétés privées n’ayant que leur propre intérêt pour objectif, et quand on a une idée de l’immense pouvoir que cette création leur confère, on comprend que la monnaie distributive est une alternative à la monnaie capitaliste. Cette monnaie, qui ne circule pas, est un simple pouvoir d’achat qui correspond aux richesses matérielles, donc comptabilisables, qui sont produites aujourd’hui grâce à la participation gratuite de la nature, au savoir collectif accumulé, et à quelques heures de travail humain (non “marchandisées”, et comptabilisées dans le cadre de contrats civiques).

Or la remise en cause de la représentation actuelle de la richesse par Patrick Viveret amène à cette logique distributive en ce sens qu’elle concilie les réflexions évoquées dans Transversales : le prix des richesses produites est fixé en amont par un débat politique, ayant les vertus théoriques du marché, mais qui, en plus, permet de prendre en compte les incidences écologiques de leur production, d’éviter les gaspillages et les surproductions, de corriger d’éventuels déséquilibres. La monnaie, qui permet alors de gérer les aspects matériels de la vie avec d’autres objectifs que la rentabilité financière, sert bien en priorité à assurer un maximum de services publics, et même gratuitement ; le reste, distribué entre tous, constitue le revenu social, inconditionnel, suffisant pour acheter de quoi vivre décemment, donc « rend possible des activités qui sont une richesse en elles-mêmes et une fin pour elles-mêmes ». Le contrat civique conserve les vertus inégalables du marché puisqu’il « permet de libérer et de catalyser les initiatives individuelles » et « multiplie à l’infini les centres de décision » et il favorise les associations en leur fournissant les moyens nécessaires. Les besoins sont couverts alors que le marché capitaliste « s’en moque ». Et enfin il rend possible la gratuité de toute la production immatérielle, de tout ce qui est qualité et non quantifiable, le savoir, l’art et la culture, tout ce qui est non mesurable, incommensurable avec quelque bien matériel que ce soit.

Comme le tiers-secteur dont il était question plus haut, les monnaies parallèles, défendues ensuite par Philippe Merlant, et dont les qualités se retrouvent dans la monnaie distributive, ont été inventées et sont utilisées aujourd’hui pour pallier les défauts de la monnaie légale. Alors qu’elles ne sont pourtant pas présentées comme alternatives à cette monnaie capitaliste, René Passet exprime sa réticence à les envisager. Mais l’existence de plusieurs monnaies, ce qu’implique probablement le terme de monnaies plurielles, ne saurait enrayer les méfaits engendrés par la dictature des marchés financiers, de même qu’une économie plurielle ne saurait indéfiniment satisfaire tous les besoins « dont le marché se moque », ni réparer tous les dégâts et tous les gâchis qu’il entraîne.

En résumé, ce dossier dressse un excellent panorama des changements impliqués par l’entrée dans l’ère de l’information, il donne ainsi l’occasion de réfléchir à la pertinence de nos propositions pour que l’humanité trouve la meilleure façon de s’y adapter, et il propose des réformes souhaitables … mais qui n’ont rien de “radical”.


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