Comment va donc finir la Terre ?

Réflexion
par  B. VAUDOUR-FAGUET
Publication : février 2003
Mise en ligne : 22 novembre 2006

Dans le texte qui suit, un professeur d’histoire décrit avec compétence et éloquence les dégâts que provoque sur notre environnement l’économie actuelle du “chacun pour soi”.

La conclusion implicite de ses réflexions n’est-elle pas la nécessité de ce que nous proposons : libérer l’homme de la hantise de la rentabilité à court terme afin que d’autres considérations puissent être sérieusement prises en compte, s’il est encore temps ?

De Magellan à Jacques Cartier, de Christophe Colomb aux Pionniers du Far West une idée simple s’imposait : l’univers était en expansion constante, en continuel élargissement. Un espace immense (grandiose) s’ouvrait aux hommes, un domaine infini qu’on pouvait conquérir sous ses pieds sans trop se poser de questions, sans se gêner outre mesure... Rivages, plaines, vallées, plateaux et continents étaient à prendre ; ils s’offraient à nous, à notre convenance, à notre entière disposition, à nos appétits... par tous les moyens ! Avec des vaisseaux, des armadas, des armes, des chevaux, des tanks, des idées pacifiques, généreuses, des idées violentes, cruelles (plus souvent !), on domestiquait et on domptait … La réussite était au rendez-vous de ces initiatives audacieuses. L’aventure économique, culturelle, militaire, semblait vouloir se prolonger sans frein, sur une trajectoire presque parfaite…

Hélas ! L’univers … serait plutôt en voie de réduction (de régression ?). Processus inquiétant, préoccupant. Depuis Bhôpal, Seveso et Tchernobyl, on assiste à une sorte de montée en puissance des “carrés noirs” souillés à jamais, interdits à la circulation des personnes, diabolisés de manière caractéristique sur la mappemonde.

 Un “catastrophisme environnemental” ?

C’est “l’effet Mer d’Aral” à grande échelle qui s’installe et dessine un horizon plein de ténèbres pour les prochaines générations. On sait désormais que dans certaines circonstances, sur certains sites sensibles, après d’incontrôlables enchaînements technologiques, des territoires “utiles” basculent dans une terreur nouvelle, inconnue et paralysante. Des territoires habités (civilisés) peuvent soudain … se rétracter, diminuer de taille, de capacité, de rôle commercial, industriel. De réceptifs qu’ils étaient, ils deviennent hostiles, d’accueillants, ils deviennent répulsifs. C’est un amoindrissement quantitatif, qualitatif, qui affecte ces superficies massacrées par des agissements inconsidérés ou irresponsables. Un changement d’apparence, de potentialités, de structures et de fonction peut affecter une partie (ou un tout) de la vie terrestre, à la manière du cycle infernal de la Mer d’Aral qui occupait une vaste région et qui permettait à toute une population de s’assumer sur la base de la pêche, de la navigation, de l’irrigation et de la production agricole. Cette étendue d’eau douce était source d’existence, de santé matérielle et d’épanouissement collectif. Les erreurs répétées en matière d’aménagement, les aberrations bureaucratiques, les inepties des hiérarchies de l’époque, ont provoqué un assèchement définitif du milieu, obligeant les communautés régionales à prendre la route de l’exil… Les pêcheurs n’ont plus de travail ; les agriculteurs ont émigré vers les villes. C’est un pays rayé de la carte, ravagé, exsangue, ramené à l’état sauvage comme avant le “big-bang”.

Si on peut débattre à présent d’un bouleversement dramatique de l’écorce terrestre c’est à cause de ce type d’exemple calamiteux. Un vrai modèle négatif, prophétique, pédagogique, qui surplombe toutes les synergies développées par le complexe techno-industriel. La juxtaposition, la multiplication (la coagulation) de mécanismes similaires, sur un espace majeur, pourraient déclencher un recul significatif de la présence humaine sur une bonne partie du globe émergé.

Cette perception des choses (à savoir un catastrophisme environnemental) faisait sourire les experts il y a quelques décennies. C’était un vulgaire prétexte à bâtir seulement des fantasmes cinématographiques, pas davantage… L’argumentaire tournant autour d’un collapsus final restait l’obsession des mystiques, des croyants, des poètes. Nostradamus, l’Apocalypse, les dérives astrologiques, les fantaisies numérologiques tenaient effectivement un discours de parousie céleste ou satanique en imaginant volontiers une “fin de monde” programmée. Aucun cerveau scientifique raisonnable ne pouvait accorder le moindre crédit à ces variations obscurantistes et archaïsantes.

Mais depuis... les pathologies (morbides) combinées de l’industrie lourde, de l’activité pétrolière, les retombées du nucléaire, les rejets azotés, les pesticides en re-concentration, les désherbants-défoliants, les gaz toxiques, ont métamorphosé le regard porté sur le déroulement éventuel d’un “crash” de l’écosystème. Dans le même temps les folies productivistes (ses avidités carnassières, prédatrices) ont amorcé un début de révision des certitudes les plus établies. S’ajoutent à cette crise tendancielle les péripéties accidentelles tragiques déjà citées (plus celles de Toulouse...) et on devine aisément comment les manipulations de la chimie, du pétrole, du nucléaire, ont généré dans les têtes un séisme intellectuel. Le danger est grand de voir s’établir un “arc de l’épouvante”, entendons par là une jonction de plusieurs sites stérilisés par les nuisances. L’auréole ainsi produite offrirait un point d’appui solide au plus mauvais des cauchemars…

Ces processus de large dimension, intégrés dans des perspectives chronologiques réalistes, expliquent la légitimité nouvelle de chercheurs (Cousteau, A. Jacquard, T. Monod) et d’instituts spécialisés ayant investi la notion prospective de “risques majeurs”. En tentant de se projeter fort loin en avant (sur des bases concrètes matérialisables) les prévisionnistes ne soulèvent plus le ridicule de l’appréciation, ni la condescendance de leurs pairs. Ils sonnent l’alerte et cela suffit à glacer l’esprit. Ce qui apparaît dans ces travaux d’investigation n’a plus aucune parenté méthodologique avec les thèses globalisantes de la nébuleuse magico-irrationnelle annonçant un arrêt brutal des phases d’évolution. Les mises en garde actuelles sur ce sujet sont plus logiques, moins théâtrales et plus implacables dans le descriptif de la fatalité. Voyons les principales lignes de cette dérégulation.

 Les superficies “perdues”

Pointons d’abord, sur une zone topographique, une source polluée. Ce n’est pas difficile il y en a partout ! Puis une nappe phréatique trop “chargée” en éléments étrangers ; là encore les sites ne manquent pas. Supposons tout le réseau souterrain de ce secteur gagné par des particules nocives…. Plus loin c’est une forêt qui succombe aux abattages monstrueux ou aux pluies acides. Ensuite c’est un fond de vallée qui s’avère inhabitable à cause de résidus anciens provenant de métaux lourds. Plus loin encore (mais pas forcément très loin) c’est une portion de littoral qui s’asphyxie en douceur, étranglée par le poids excessif des boues d’évacuation, des algues parasites ou des effluents agricoles. Là, un écrin de montagnes, entre glaciers et séracs, pâturages et sapins, étouffe sous les fumées pestilentielles des tuyaux d’échappement. Enfin, par là, un sous-sol granitique “favorable” se transforme en sarcophage radio-actif…

Bilan de ces bévues sinistres : on “perd” un hectare de terre ici, sur un bout d’archipel ; 10 hectares sur une bordure d’isthme ; 1.000 hectares à l’arrière d’un marigot ou d’une usine. Les superficies perdues paraissent d’abord dérisoires, voire insignifiantes à l’échelle des inlandsis ou des plate-formes continentales. Les fragments d’espace gaspillés, dilapidés, ne semblent pas créer, pour l’instant, de situations sans retour. Ce qui est capital, dans cette “croissance” d’un genre particulier, c’est qu’elle se dirige toujours dans la même direction : celle de la cassure, celle de la rupture avec les biotopes concernés.

Nous cédons chaque fois un peu plus de terrain. L’humanité recule. Elle recule au nord, au sud, sur un lagon, un flanc de colline, une berge de rivière, un parcours complet de fleuve. Dès qu’un secteur est touché les hommes constatent le désastre, se replient, parfois expédient des spécialistes, des journalistes, des hélicoptères… et courent aussitôt plus à l’est ou plus à l’ouest surexploiter les ultimes lambeaux de ressources qui tiennent encore debout. Quand l’eau, l’air, le sol, le sable, l’humus changent de vocation, tournent à la poubelle, se font irrespirables, allergisants, lancent des épidémies, l’aire troublée, vitrifiée, insalubre, transforme sa fonction. On neutralise le périmètre, on le décontamine : il n’a plus sa raison d’être dans l’ordre normal de la civilisation.

Sur tous les aspects de ce problème on assiste à un recul notoire des sociétés : pire, il y a une capitulation fragmentée, une démission pitoyable. Un hectare de surface abandonnée (après 10 ou 15 siècles d’humanisation intense) cela signifie un terrible échec, cela signifie surtout une mise à mort de nos volontés, de nos imaginations. Le courage de résister, face aux entreprises de détérioration, s’effiloche considérablement.

 La terre “tombera” par saccades successives

Nous ne savons plus, nous ne voulons plus, nous ne pouvons plus protéger le tissu vivant qui est autour de nous. À cette déprime collective il y aura une sanction. En matière de stratégie écologique nous assistons à l’instauration d’une politique des dominos : un pan de mur s’écroule au voisinage, on n’y prête aucune attention. On laisse faire. On ne répare pas ; on s’étourdit avec d’autres réseaux plus profitables, d’autres pillages, d’autres bénéfices plus intéressants. C’est bientôt la muraille, dans son ensemble, qui dégage des signes de défaillance. Et quand l’intelligence du cerveau aura saisi le sens profond des ravages commis… le piège se refermera sur des psychismes terrifiés.

La terre - notre terre - ne “tombera” pas d’un seul bloc, de manière homogène et fracassante. Elle tombera par saccades successives. Nous agressons un lieu précis… il se décompose ou s’éteint, s’épuise ou s’intoxique. Alors nous retirons nos machines, nos maisons, nos capitaux, nos salariés. Nous prenons la fuite sous le couvert du “principe de précaution”. Aujourd’hui nous déménageons des mouchoirs de poche, demain nous prendrons la fuite sur des moitiés de mer, des moitiés d’océan, des contours entiers de péninsule. Les dégâts générés seront tels qu’ils seront déclarés ingérables ! Car les forces nécessaires au redressement du milieu (sur pareille étendue) nous manqueront cruellement. Comment, en effet, “corriger” des millions de km2 quand un minuscule ruisseau, en Bretagne, dans le Lot, dans le Bassin Parisien, charrie des tonnes de honte et que nulle autorité, nulle morale, aucun juridisme sérieux, aucune démarche volontariste, n’en vient à bout ? Sur des parcelles géantes attaquées de front par le tir croisé des pollutions nos outils et nos connaissances vont sombrer dans les abîmes. D’autant plus qu’en voulant “soigner” ces immenses superficies on requiert automatiquement l’intervention de nombreux partenaires, des nations, c’est-à-dire qu’on fait converger des intérêts contradictoires, conflictuels, des intérêts ennemis irréconciliables. Les colloques appelés à résoudre ces questions aggravent l’impression de pagaille, d’impuissance et de cacophonie. Passé un certain degré de volume, de taille, un certain seuil de tolérance, la maîtrise des méga-nuisances relève de l’illusion. Le cancer progressera.

 Une “poly-désertification”

Ce qui suscite quelque interrogation sur la fiabilité absolue de cet argumentaire ce sont les efforts de lutte déjà entrepris sur le terrain. Des bénévoles, des municipalités, des associations, ont réellement élaboré, ces dernières années, des projets d’envergure cohérents pour sauver tel lac en détresse, tel versant lessivé par l’érosion, telle côte malade. Les observateurs les plus optimistes, à partir de ces cas particuliers, pourront conclure à une reconquête possible des territoires déstabilisés. Restriction importante : toutes ces opérations réactives sont d’ordre microscopique quant aux enjeux concernés. Aussitôt que des voix solennelles s’élèvent pour réclamer une injection vigoureuse de responsabilité à l’échelle planétaire (contre le réchauffement atmosphérique, contre l’effet de serre, contre la dilapidation des ressources, contre les dégazages en mer) la confusion mentale submerge vite les points de vue et les bonnes volontés sont anéanties par la difficulté. Un déferlement d’impérialismes financiers, de myopies nationalistes, de blocages idéologiques radicaux, plongent le “village biologique global” dans le désordre des paralysies transcontinentales.

Une “poly-désertification“ [1] du globe est en route. Par assèchements fractionnés, par déforestations irréfléchies, par latéritisation [2] excessive, par empoisonnement subtil des supports fondamentaux, nous éradiquons le domaine végétal qui nous abrite. Quelle sera la vitesse de décomposition de cette machine infernale ? Nul ne le sait. En revanche on sait déjà que les plaques désertiques ou semi-désertiques forment de larges cercles concentriques en Afrique, en Asie et qu’elles émettent des métastases dans les pays tempérés et sur le pourtour méditerranéen. Les photographies par satellite décèlent ces auréoles avec un œil de vérité remarquable ; les savants détectent également la boursouflure de cette menace ; les citoyens devinent (entre deux indifférences souveraines) la nature du tragique qui se cache derrière ces péripéties environnementales. Et pourtant les grandes consciences de notre civilisation sont incapables d’élaborer un plan de bataille ayant force et autorité pour donner un coup d’arrêt à la dégradation générale du milieu terrestre.

Alors, dans ces conditions, on peut s’attendre au pire…


[1désertification d’origine plurielle

[2NDLR Latéritisation = transformation d’un sol en latérite, sol rougeâtre caractérisé par la présence d’alumine libre et d’oxydes de fer.


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