EN cette fin du mois d’août, j’ai reçu plusieurs lettres
curieusement semblables. Elles disent : « dans le Nouvel Observateur
du 22 au 28 août, l’article de Michel Bosquet intitulé
La loi des Robots semble avoir été écrit pas votre
Père, mais quelque quarante ou cinquante ans plus tard ! ».
Et c’est bien vrai. Jacques Duboin a dit en substance, mais avant que
les faits ne soient flagrants pour tous : « attention, l’automatisation
de la production va bouleverser les économies développées.
Il faut s’y adapter avant d’en pâtir ». D’où ses
propositions d’une économie distributive assurant à tous
des revenus à vie, un partage équitable du travail et
une durée du temps libre croissant justement grâce à
cette automatisation des moyens de production.
Ses thèses ont enthousiasmé une foule de gens, dont la
plupart ont été séduits par la simplicité
et la logique de ses déductions, d’autres par l’aspect plus humain
et plus « épanouissant » de la société
qu’elles entraînent forcément.
Maintenant qu’il est devenu évident, pour une majorité
de gens informés, que les années qui viennent vont encore
plus radicalement que par le passé bouleverser toutes nos habitudes
sur le travail, on voit grossir le nombre de gens qui arrivent enfin
à notre conclusion première : il faut réduire le
temps de travail de chacun, en le partageant entre tous.
Curieusement, la suite logique de nos propositions ne semble pas venir
facilement à l’esprit de ceux qui découvrent enfin dans
quel sens l’évolution des techniques nous pousse. ils voient
que le travail humain nécessaire pour faire produire par les
machines ce dont nous avons besoin, diminue. Ils voient qu’avec les
robots dont le nombre va inévitablement augmenter à toute
allure, la quantité des produits obtenus croît. Mais ils
ne voient pas que si les revenus des travailleurs restent proportionnels
à leur temps de travail, ils ne leur procureront pas le pouvoir
d’achat correspondant à la production ! Ils ne comprennent pas
que, comme le dit Bosquet : « à cause des robots, les dogmes
les mieux enracinés de la science économique sont battus
en brèche ».
*
Le journaliste du Nouvel Observateur ne semblait pas, en mars dernier,
avoir adopté notre conception du revenu social, contre-partie
logique de la réduction du temps de travail, parce que, écrivait-il
alors dans les Temps modernes : « il remplace ou complète,
selon les cas, l’exploitation par l’assistance, tout en perpétuant
la dépendance, l’impuissance et la subordination des individus
vis-à-vis du pouvoir central ». Une telle remarque montre
de façon évidente qu’il raisonnait dans la logique du
système capitaliste où le vrai pouvoir, le plus fort de
tous (nos gouvernants actuels en font l’expérience) est le pouvoir
économique des marchands. Ce pouvoir qui a pour objectif principal
de « produire les consommateurs dont le système industriel
a besoin pour écouler ses produits » ! Or c’est justement
cette logique-là que le système distributif inverse. On
y produit non plus pour vendre, avec toutes les servitudes et l’esclavage
que ceci implique, mais pour satisfaire les besoins des membres de la
société qui, parce qu’ils sont les consommateurs, sont
directement les gérants d’un système sans profits.
Il n’y a pas « assistance » quand tous les membres de la
société sont traités selon les mêmes normes.
Un travailleur à la retraite se considère-t-il aujourd’hui
comme un assisté ? N’est-il pas normal que, dès lors qu’on
fournit sa contribution à la société, celle-ci
vous considère comme un membre à part entière et
vous remette normalement cette part ?
Impuissance ? Quelle est aujourd’hui la « puissance » du
travailleur sur le marché du travail ? Est-ce que le consommateur,
poussé par des publicités (puissantes) à acheter
n’importe quoi pour qu’un autre puisse vendre, dispose d’une réelle
puissance pour déterminer ce qui doit être produit ? L’économie
distributive confère au contraire le pouvoir du choix, par la
consommation, à tous les membres de la société.
La « subordination » des individus ? Comment subordonner,
et à qui, les individus d’une société qui disposent
du temps et des moyens pour s’informer, s’instruire, se cultiver ?
Ce n’est pas facile d’imaginer une société sans profit
quand on vit dans un monde où il règne en maître
depuis des générations. Mais il était tout aussi
inimaginable, il y a seulement un siècle, qu’un jour le travail
soit désacralisé ! Et pourtant, sur ce point, Michel Bosquet
va plus loin que certains de nos amis qui s’estiment « distributistes
» mais qui n’imaginent pas une société qui ne remettrait
pas une prime aux meilleurs travailleurs* ! Il a compris que la «
mutation » dont parlait J. Duboin, amène l’homme à
se définir par ce qu’il fait dans son temps libre plutôt
que pendant son temps de participation à la production. Il sent
que l’éthique de la célérité, de la ponctualité,
du « on n’est pas là pour s’amuser », éthique
que l’école n’a cessé d’inculquer aux enfants depuis l’invention
des manufactures est en voie de disparition. Mais la glorification de
l’effort, de la vitesse, du rendement sur laquelle se sont fondées
les sociétés industrielles a laissé une marque
profonde dans les esprits. Car si l’éthique du rendement s’effondre,
Bosquet, que deviendra la hiérarchie sociale et industrielle
? Sur quels impératifs pourra s’appuyer l’autorité de
ceux qui commandent ? A sa propre question, le Journaliste du Nouvel
Obs répond avec nous qu’ils devront traiter les travailleurs
(lui, hélas, dit encore « les salariés »)
comme des personnes autonomes et obtenir leur coopération plutôt
que d’exiger leur obéissance. Nous ajoutons que ceci se fera
dans la société distributive parce qu’elle sera constituée
de membres disposant des mêmes moyens, donc vraiment libres et
égaux en droits.
*
A l’heure où le discours de notre Premier ministre à
l’Assemblée, d’une part, et la dernière encyclique du
Pape d’autre part, s’accordent pour dire qu’il faut donner la priorité
à l’homme sur le travail, nos amis « distributistes »
doivent sentir que nous ne sommes plus
seuls à prêcher dans le désert, que l’utopie dont
on nous a si facilement accusés devient réalité.
* Voir la « Tribune libre » de ce même numéro.