Une crise peut en cacher une autre
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Mise en ligne : 31 décembre 2008
Dans la GR du mois dernier, Guy Évrard montrait que la simultanéité de la crise économique et de la crise écologique pouvait amener, par le rapprochement de leurs causes, à montrer la nécessité de dépasser le capitalisme.
Par une démarche semblable, Michel Berger part ici de la crise énergétique et montre que le système actuel n’aboutit qu’à des mesures incohérentes et bien insuffisantes.
N’est-ce pas que l’objectif de toute entreprise doit cesser d’être le profit ?
La crise financière dans laquelle nous sommes plongés risque d’estomper une crise tout aussi grave, voire plus grave encore, celle de l’énergie.
Le “Grenelle de l’environnement” avait sensibilisé l’opinion publique sur une série de mesures relativement audacieuses. Alors même qu’on pouvait les estimer très insuffisantes en regard des urgences écologiques, beaucoup, sous la pression des lobbies, risquent d’être amendées, au point de devenir peu efficaces.
Et pourtant la crise énergétique est devant nous et va entraîner des bouleversements d’une immense ampleur. Si le temps de l’économie est à court terme, celui de l’écologie est à moyen et long terme. Même si nous parvenions à mettre en place un nouveau système économique, la crise de l’énergie reviendrait inexorablement à la surface, avec une acuité d’autant plus forte que nos réactions auront été plus lentes.
Nous sommes tellement habitués à disposer d’énergies peu coûteuses que nous avons oublié qu’il s’agit d’une crise existentielle, qui met en jeu une grande partie des espèces vivantes, dont l’humanité elle-même. Oublié que la vie, végétale, animale, humaine est un phénomène énergétique. Oublié que la plupart des avancées de l’humanité ont été liées à des technologies énergétiques : la domestication du feu, la cuisson des aliments, l’utilisation de l’énergie animale, celle des éléments, le vent, l’eau, la biomasse. Oublié aussi que “énergie” est synonyme de “travail”, et que c’est toute notre économie productive qui est mise en jeu dans cette crise.
Trois aspects complémentaires
Elle se manifeste sous trois aspects complémentaires : la pénurie proche des carburants fossiles, la transformation climatique due à l’accroissement brutale des gaz à effet de serre et la question éthique liée à l’accroissement démographique exponentiel de l’humanité, et à la nécessité d’un partage de ressources devenues rares.
•1. La pénurie qui s’annonce. Pour y répondre, les producteurs d’énergie fossile (charbon et pétrole) investissent à tout va dans des prospections nouvelles. Les grandes compagnies développent des technologies permettant une exploitation plus complète des gisements classiques et celle de gisements encore négligés car trop peu rentables. Technologies coûteuses mais que justifie le renchérissement des carburants fossiles.
Ces recherches nouvelles reculent dans le temps la fin de l’ère du charbon et du pétrole, elles justifient un discours dangereusement rassurant : aux générations futures de trouver les solutions ! On affecte de croire que les progrès scientifiques résoudront tout, tant l’idée est ancrée que le besoin engendre la découverte et que la science est sans failles et sans limites.
•2. La question écologique. Il est désormais acquis par la communauté scientifique, à de rares exceptions près, que le réchauffement climatique est bien la conséquence de l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère. Les effets à moyen et long terme en sont encore incertains, mais toutes les hypothèses, même les plus dramatiques, sont possibles : élévation du niveau des mers, fonte des glaciers, multiplication des ouragans et cyclones, dispersion dans l’atmosphère du méthane dissous dans le permafrost, renversement des courants marins…
•3. Enfin la question éthique. Alors qu’il a fallu douze millénaires pour atteindre un premier milliard d’êtres humains au milieu du XIXe siècle, seulement douze ans ont été nécessaires pour passer du 5ème au 6ème milliard d’êtres humains. Nous devrons partager des ressources qui se raréfient entre une population en croissance exponentielle.
Les inégalités dans la consommation d’énergie sont devenues insupportables : un Américain consomme cinq fois plus d’énergie que la moyenne mondiale, alors qu’un Malien se contente de quatre fois moins. L’augmentation des besoins des pays émergents alarme les pays riches qui tentent de limiter l’explosion des prix du pétrole. Si, dans une perspective optimiste, la population mondiale se stabilisait aux environs de 9 milliards, une répartition égalitaire des ressources fossiles obligerait l’Europe à diviser par 7 ou 8 sa consommation et les États-Unis par 20… Ceci pour ne pas dépasser la capacité de recyclage du CO2 par le milieu naturel (voir ci-contre). En admettant, et si on fait abstraction de l’effet de serre, que les réserves exploitables nous permettent encore assez longtemps de faire face à ces besoins.
L’incohérence des mesures
Ces trois démarches, indissolublement liées, sont cependant menées de manière incohérente. On prétend limiter les consommations de combustibles fossiles, et dans le même temps, on recherche de nouveaux gisements !
Le simple principe de précaution voudrait que l’on s’engage dans un processus d’économie drastique sur les énergies. Or les ambitions affichées sont modestes : réduction de quelques grammes des émissions de CO2 par les transports routiers, exigence accrue dans l’isolation thermique des logements, développement des énergies renouvelables. L’objectif : réduction de 50 % des émissions de CO2 d’ici 2050 apparaît bien en deçà des économies nécessaires. Il est très insuffisant au regard des possibilités de recyclage du CO2 par le milieu naturel. La teneur dans l’atmosphère se cumule d’année en année, et nous avons déjà dépassé tous les indices connus depuis des millénaires. En même temps, on continue à investir dans les transports aériens, ou dans l’extension des réseaux routiers.
Le discours officiel prône les énergies renouvelables, mais on réserve les gros investissements à l’énergie nucléaire. Il est vrai que les premières satisfont à peine à vingt pour cent de la consommation mondiale, en incluant l’énergie hydraulique et la biomasse, surtout sous la forme de bois de chauffage.
Quant à l’énergie nucléaire, elle représente à peine 2,5 % de la production d’énergie mondiale. Son développement sous les formes actuelles entraînerait une multiplication des centrales qui épuiserait vite les réserves d’uranium. Sans compter le coût trop sous-estimé du démantèlement des centrales en fin de vie et celui du traitement des déchets : on estime à plus de 1.000 milliards de dollars la somme à consacrer dans les proches années à l’inévitable arrêt des centrales existantes…
De toute manière les réserves d’uranium exploitables dans de bonnes conditions ne dépassent pas quelques dizaines d’années. Les surgénérateurs multiplieraient par 200 le délai d’épuisement des ressources d’uranium, ils ont peut-être été abandonnés un peu vite, mais il faut bien admettre qu’ils posent de difficiles problèmes de sécurité.
Reste la fusion nucléaire, mais les problèmes techniques qu’elle rencontre sont tels que son exploitation économiquement possible recule régulièrement dans le temps.
Les droits à polluer
Les pays riches tentent de convaincre les pays émergents de s’en remettre aux seules énergies renouvelables. La mise sur le marché des ”droits à polluer” va dans ce sens. Son but inavoué, sous des prétextes d’efficacité économique, est bien de perpétuer les inégalités dont les pays développés sont bénéficiaires.
Dans un contexte mondial où chacun agit en ordre dispersé, toutes les contraintes que se donnerait un pays pénaliseraient son économie, enkystée dans le modèle concurrentiel et hyper compétitif du système libéral. Aucun état n’est incité à faire le premier pas et la norme est celle du plus laxiste.
Les pays riches devraient se lancer dans des programmes d’économie d’énergie, et ceci de manière massive, dans les deux domaines qui en consomment à eux seuls près de 80 % : les transports et les usages domestiques. Il ne s’agit pas de décroissance, car les économies d’énergie exigeront des investissements massifs et créeront des emplois en grand nombre : on ne diminuerait pas le PIB, mais on transformerait son contenu. Mais en l’absence d’une gouvernance mondiale, une politique nationale a-t-elle un sens ?
Une chance, la crise financière ?
La crise financière peut à cet égard constituer une chance. Ce que l’on ne parvient pas à instaurer pour sauver la planète pourrait l’être pour sauver son économie. Jamais on n’a vu autant de réunions au sommet, ou d’appels aux instances internationales que pendant ces dernières semaines. Jamais la solidarité mondiale n’est apparue aussi nécessaire.
Peut-elle aussi s’intéresser à la survie de notre planète ?
L’effort sera peut-être rude, mais rien n’est pire que la désespérance passive dans laquelle nous nous endormons, et qui ne peut conduire qu’à une explosion sociale.
Il faudrait avoir le courage d’exprimer un certain nombre de volontés politiques, par exemple :
• La nécessité, dans un premier temps, de réduire nos déplacements et de revoir nos grandes infrastructures de transport, notamment des marchandises.
• La reprise progressive de nos modes d’expansion urbaine, associée à un programme de rénovation de l’habitat existant.
• Une relocalisation des activités industrielles pour rapprocher les producteurs des consommateurs.
• L’extinction progressive des modes de distribution commerciale des dernières décennies.
• Une révision de notre attitude vis-à-vis du travail, en privilégiant les activités productrices de richesses aux détriments des activités commerciales et financières qui sont devenues pléthoriques.
• Le développement des activités de recherche et d’enseignement, afin de stimuler l’innovation, en particulier dans le domaine des énergies renouvelables et des transports.
• Toutes ces mesures supposent une gestion claire de l’épargne et du financement des entreprises. Il faudra échapper, au moins en partie, au marché boursier, dangereusement instable.
• Une action volontaire en faveur d’organisations supranationales, démocratiquement composées, capables de gérer les biens communs de l’humanité : ressources minières, eau, énergies….
Un recentrage au niveau national est probablement nécessaire dans un premier temps si on veut agir vite. Sans pour autant revenir au protectionnisme, il est clair que les échanges de marchandises devront être limités. Mais le monde futur sera un monde de communication, et le transfert d’informations primera sur celui des biens matériels.
Tous ces efforts ne seront acceptés que s’ils s’appuient sur un système de valeurs fondé sur la solidarité plus que sur la compétition. Renversement qui ne signifie pas une mise en pénitence, comme le laisse entendre le terme un peu négatif de “décroissance”, mais au contraire, et si nous nous y prenons bien, par un “réenchantement” du monde.
Ou bien nous serons capables de nous engager sans délai dans un profond bouleversement de nos comportements, ou bien la sortie de la crise financière butera aussitôt sur une crise écologique. Dans ce dernier cas, il est plus que probable qu’elle conduira à une explosion de violence et à l’écrasement des populations les plus pauvres par les plus riches.
Si on veut éviter ce scénario catastrophe, il n’est que temps de réagir.