Au tournant de l’histoire
par
Publication : août 1988
Mise en ligne : 15 juillet 2009
L’époque que nous sommes en train de vivre
est étrangement marquée, à peu près partout,
par de grands tournants.
Aux Etats-Unis, c’est la fin d’une domination économique, industrielle
surtout, qui durait depuis la Seconde Guerre Mondiale. L’échec
de la politique économique de R. Reagan est flagrant. L’un de
ses deux piliers reposait sur la doctrine de l’offre. Le résultat
fut si désastreux que, brûlant aujourd’hui ce qu’on adorait
hier, la pression fiscale a été augmentée de 100
milliards de dollars... L’autre pilier était la doctrine monétariste.
Autre désastre, le déficit commercial atteignait 160 milliards
de dollars l ’an dernier, le déficit budgétaire, 221 milliards
de dollars. L’endettement des Etats-Unis (2.000 milliards de dollars)
est le double de celui du tiersmonde (1) !
En France, F. Mitterrand pratiqua au début une politique opposée,
se caractérisant par une relance par la demande. Même échec,
même retournement... qui sembla inspiré par la politique
de ses adversaires...
Deux thèses économiques opposées pour susciter
une relance de l’économie. Deux échecs : c’est la pauvreté
qui a augmenté ! A l’Est, le socialisme serait remis en question
? Là aussi, on parle de retournement... Ainsi, toutes les politiques
suivies pour "en sortir", et dans le monde entier, sont en
train de s’effondrer.
***
C’est dans ce contexte de remise en cause de toutes
les doctrines "orthodoxes" que l’Europe va se former. Il n’est
donc pas étonnant, alors que toutes leurs tentatives de relance
ont échoué, que nos "décideurs" veuillent
y voir, avant tout, une bouée de sauvetage. L’Europe est ainsi
pour eux celle "des affaires". lis y voient des centaines
de millions d’acheteurs. lis oublient qu’il s’agit aussi de centaines
de millions de producteurs qui cherchent, eux aussi à vendre.
Faire communiquer des vases qui débordent, comme disait J. Duboin,
n’apporte guère de débouchés...
Puisque tout bouge, puisque tout est en question, n’est-il pas urgent
d’aller au fond des choses ?
Théorie de l’offre, théorie de la demande, deux théories
opposées mais qui reposent toutes deux sur le même postulat
qui aujourd’hui s’avère faux : l’échange. L’économie
ne peut plus, à l’heure des robots, reposer entièrement
sur l’échange. Ceux quine peuvent plus trouver à vendre
leur travail n’ont plus rien à échanger contre ce dont
ils ont besoin pour vivre. Or l’homme est désormais capable de
produire de quoi satisfaire tous ces besoins vitaux. Ce qui ne suit
pas, c’est le système de distribution du pouvoir d’achat. Le
désordre actuel, la montée catastrophique de la pauvreté,
est la manifestation de ce décalage entre progrès technique
et évolution sociale.
Or tout, dans l’économie, passe par la monnaie. Le chaos monétaire
actuel, que nous avons si souvent décrit ici parce qu’il atteint
des proportions gigantesques, parce qu’il prouve que le système
monétaire est totalement déconnecté des réalités
économiques, transformant le "marché" en un
monstrueux casino, ce chaos monétaire n’est au fond que l’expression
de ce dramatique décalage. Il n’y a donc pas d’issue possible
sans la remise en compte complète de nos habitudes monétaires.
***
L’Europe, qui tente de se former ainsi entre Est et
Ouest, entre deux blocs à bout de souffle, saura-t-elle se donner,
dans les quatre ans et demie de réflexion qui lui restent, les
bases nécessaires pour être autre chose que cette intenable
fuite en avant des pays dits développés ?
Justement, c’est ce que tentent de faire des hommes et des femmes de
bonne volonté qui ont entrepris de lutter pour que l’Europe ne
soit pas celle "des géants de l’industrie", ni celle
de la "piraterie des 0. P.A. " (3), mais que l Acte Unique
soit aussi un projet de civilisation, dans lequel l’épanouissement
de l’être humain soit un objectif au moins aussi important que
le développement des "marchés".
Les difficultés de pareille entreprise sont énormes, dans
le contexte de tensions actuel. Oser vouloir faire passer le social
et le culturel au même rang que la finance, dans un projet de
cette ampleur, quelle gageure, à l’heure où parler seulement
de l’aspect humain d’une entreprise économique est une incongruité,
dans ce monde où compétitivité fait loi !
Pour que nous réussissions, car je suis sûre que tous nos
lecteurs sont prêts à participer, avec enthousiasme, à
cette entreprise, deux conditions me paraissent indispensables. D’abord
il faut aller au fond des choses, avoir le courage de dénoncer
le rôle de la monnaie dans le déséquilibre actuel,
oser proposer, au moins dans ses grandes lignes, un projet d’une monnaie
européenne capable d’assumer la distribution nécessaire
de pouvoir d’achat et d’une monnaie internationale, basée sur
la réalité, et en mesure de mettre le monde à l’abri
non seulement des aléas du dollar américain mais aussi
de toute spéculation. La seconde condition est de faire la preuve
d’un énorme consensus, à travers toute l’Europe. Ceci
implique, de notre part en particulier, un très gros effort de
diffusion (4) et pour tous un sincère rejet de toute autorisation
"politicarde". Il faut que notre projet entraîne un
mouvement d’opinion dont on sente qu’il exprime un besoin profond, une
aspiration qui va bien au-delà de toute inféodation à
quelque parti politique que ce soit.
(1) Voir à ce sujet le travail de Ballon et
Niosi, analysé en rubrique "lectures".
(2) Môme "The Economist" constate cet échec.
Lire à ce propos la traduction partielle et le commentaire de
P. Vila d’un article de F. Bergsten.
(3) Lire ci-dessous la présentation magistrale qu’en a faite
Jacques Robin.
(4) Nous devrions pouvoir y associer la plupart des membres de l’association
européenne "Basic Income European Network" dont la
Grande Relève a publié de nombreuses traductions et qui
doit se réunir pour son second colloque en septembre prochain
à Anvers.