Le déclin américain
Publication : août 1988
Mise en ligne : 15 juillet 2009
La dénomination à la fois économique,
financière, politique et militaire des États-Unis sur
le monde aura duré trente ans. Leur splendeur n’est plus ce qu’elle
était et les relations mondiales se sont transformées
: l’hégémonie d’une seule grande puissance, bien qu’elle
soit encore le pays le plus riche de la terre, fait place à un
monde multipolaire. Et il n’y a pas de retour en arrière possible.
C’est le constat que font deux spécialistes de l’économie
industrielle : un Français, B. Bellon, et un Canadien, J. Niorsi,
dans un livre intitulé "l’industrie américaine fin
de siècle" (1).
Le style de ces deux universitaires n’est pas du tout celui qu’emploient
trop soivent bien des économistes pour impressionner... ou pour
cacher dans le brouillard leur manque de profondeur. Ici, l’analyse
est méthodique, rigoureuse, elle s’appuie sur une très
riche documentation. Et si on avance une thèse, on présente
aussi l’antithèse, ses auteurs, leurs références,
leurs arguments et la raison pour laquelle ou les réfute.
Le déclin américain est d’abord économique : ils
ont perdu le leadership de l’innovation dans de très nombreux
secteurs de l’industrie. Ils ne sont plus les premiers producteurs mondiaux
d’automobiles, d’acier, de bateaux, de machines-outils, de robots industriels,
d’appareils électro-ménagers, etc... Ils ont été
remplacés à la fois en volume et en qualité, ici
par le Japon, là par l’Europe. Et les données actuelles
montrent les mêmes tendances en matière d’électronique,
d’industrie aéronautique et dans les télécommunications.
Le déficit de la balance commerciale des États-Unis (175
milliards de dollars en 1986) reflète bien ce déclin :
la valeur des exportations manufacturière de la RFA et du Japon
dépasse largement celle des États-Unis, ou près
du quart des produits manufacturés vendus ont été
importés.
Les entreprises américaines peuvent cependant afficher encore
des profits : pour contrer leur manque de compétitivité,
elles utilisent deux méthodes efficaces sinon élégantes :
d’une part elles se développent dans des pays à bas salaires,
comme la Corée du Sud, Taïwan ou le Mexique, et d’autre
part, elles achètent leurs composants à l’étranger
et les revendent sous leur propre marque. Par exemple, les magnétoscopes
vendus sous étiquette RCA sont fabriqués (y compris l’étiquette
portant le nom RCA)... par Hitachi ! Mais ces astuces n’auront qu’un
temps, car lorsqu’ils se sont ainsi familiarisés avec le marché
américain, les fabricants de Corée du Sud, comme ceux
du Japon, mettent sur pied leur propre réseau de distribution,
à leur nom ! C’est ainsi, expliquent nos auteurs, que "l’intérêt
des États-Unis ne se confond plus avec celui des multinationales
américaines". On assiste à une arrivée massive
de firmes multinationales européennes, japonaises ou canadiennes
sur le sol des ÉtatsUnis. les multinationales japonaises de l’automobile,
par exemple, produisent un million de voitures par an aux États-Unis,
important une proportion très élevée de la valeur
ajoutée des produits finis.
S’agit-il d’une réorientation de l’économie américaine
qui s’ouvrirait, par contre, vers des activités dites. "post-industrielles",
celles du commerce, de la banque, des services de l’informatique ? Nos
auteurs démontrent que ces activités là sont non
pas renforcées par le déclin industriel, mais au contraire
affaiblies. Ils donnent trois raisons :
1 -chaque concurrent industriel utilise les services (banques, assurances,
ingénierie, transports) qui lui sont liés : la preuve,
les actifs des banques japonaises à l’étranger dépassent
depuis 1985 ceux des banques américaines.
2- Les services ont une productivité et offrent des salaires
plus faibles que l’industrie manufacturière ; le niveau de vie
des Américains s’en ressent (2).
3 - Ces activités de services s’exportent moins facilement que
des produits manufacturés.
L’analyse du déclin américain est à deux dimensions :
la réduction de la part des États-Unis dans l’industrie
mondiale (de 50 % entre 1945 et 1955 à 21 % en 1980), malgré
leurs mesures protectionnistes (analysées sous toutes leurs formes)
et la façon dont les profondes mutations observées aux
États-Unis touchent les autres régions du monde capitaliste,
qui réagissent devant l’escalade des lois protectionnistes américaines.
La multipolarisation de la structure du monde capitaliste à plusieurs
dimensions, telles la rapidité du vieillissement de toutes les
industries, l’évolution des institutions qui encadrent les transactions
commerciales, financières, monétaires, internationales
et la vitesse de diffusion des nouvelles technologies. Mais elle ne
fait pas l’objet de ce livre. Abordant la réduction considérable
des écarts entre l’ensemble des pays industrialisés et
les NPI (nouveaux pays industrialisés), Bellon et Niosi choisissent
de centrer leur étude sur les États-Unis et non sur leurs
partenaires, mettant l’accent sur les forces internes, les mécanismes
nationaux américains qui sont à l’origine de leur dynamisme
ou de leur sclérose. Ils sont ainsi amenés à considérer
l’impact de la politique militaire des États-Unis sur leur compétititivé.
Le désir de maintenir l’hégémonie militaire des
États-Unis sur le globe a eu, certes, des effets positifs sur
leur économie, dans le passé, mais on constate qu’il n’en
est plus de même et qu’aujourd’hui ceci est un facteur majeur
du déclin de l’industrie civile des États-Unis. En particulier,
la décision américaine de lancer le projet de "guerre
des étoiles" est pour nos auteurs le cas le plus récent
où l’industrie militaire, privilégiée par rapport
à l’industrie civile, présente des retombées incertaines
sur l’industrie civile, par comparaison aux moyens mis en oeuvre (3).
Rien que pour cette partie, le livre mériterait d’être
lu par tous !
Mais son intérêt réside aussi dans une multitude
de données et d’informations diverses sur l’évolution
de l’économie américaine et de ses performances, qui ne
sont pas du tout à l’image que nous en présentent les
tenants du libéralisme. On y voit entre autres, les méfaits
de l’absence d’une véritable politique économique à
l’échelle nationale. L’industrie américaine reçoit
une grande variété de soutiens de la part de l’État
Fédéral ; mais cette aide ne correspond à aucun
plan d’ensemble, les décisions d’intervention étant prises,
en effet, sous la pression de lobbies ; "le lobbying..., reconnu
comme une forme légitime et légale de gouvernement",
est devenu une industrie qui emploie plusieurs dizaines de milliers
de personnes, des centaines de cabinets d’avocats... Chaque firme a
ainsi son représentant à Washington, prêt à
agir avant qu’une loi soit votée. Le résultat est que
l’État distribue des milliards, sous la forme de mille décisions
distinctes, non coordonnées, au profit de telle ou telle composante
de l’industrie, pas forcément la plus utile ni la plus performante,
la plus innovatrice ou la plus compétitive. Il s’en suit un énorme
gâchis de moyens, totalement inadapté à. la rapidité
de l’évolution des technologies. L’absence de planification est
telle que l’horizon normal d’une entreprise est de trois mois...
L’État fixe, en principe, les règles du jeu. Le système
antitrust, aujourd’hui centenaire, garantissait le bon fonctionnement
du marché. Sans avoir jamais empêché l’existence
de confortables situations protégées de toute concurrence,
(l’acier par exemple, ou récemment encore, l’automobile), le
système anti-trust est aujourd’hui complètement débordé
par les déréglementations. La libéralisation a,
par exemple, totalement éliminé l’interdiction qui était
faite aux banques d’ouvrir des succursales dans d’autres États
que le leur. Il est vrai que les plus grandes banques du pays avaient
déjà trouvé comment ne pas appliquer la loi...
Un livre édifiant, sérieux, mais facile à lire,
et qui aide à démolir bien des idées reçues.
Telle celle-ci par exemple : l’équilibre budgétaire est
toujours présenté comme une règle de bonne conduite
et les États-Unis comme un modèle en la matière.
En réalité , le déficit budgétaire y est
de règle ! Sur les 51 exercices budgétaires pour lesquels
une information comptable complète existe, entre 1933 et 1986,
42 ont été déficitaires !
Un livre qui remet les choses en place et qui constitue une mine d’arguments
solides aux distributistes à qui on voudrait opposer "l’exemple
américain" !
Marie-Louise DUBOIN
(1) publié au Seuil en octobre prochain.
(2) voir encadré ci-contre (non présent sur cette page).
(3) cette démonstration pourrait s’appliquer parfaitement à
l’exemple de l’URSS. Mais tel n’est pas le sujet du livre.