Ces mécanismes bancaires qui fabriquent la misère
par
Publication : novembre 2002
Mise en ligne : 2 décembre 2006
Partageant les objectifs du Comité catholique contre la faim et pour le développement, et appréciant ses compétences en maints domaines, Renaud Laillier s’est aperçu que cette association “rechigne” à examiner TOUTES les causes de la pauvreté : elle n’a jamais le moindre regard critique sur la base des mécanismes financiers. Il est vrai que son Président d’honneur fut longtemps à la Commission monétaire de la Banque de France… Essayons tout de même, s’est dit notre ami, et il a adressé une longue lettre de réflexion à l’organe de cette association Faim et développement, pour éventuelle publication… Voici l’essentiel de cette lettre pour les lecteurs qui voudraient s’en inspirer :
« Depuis longtemps, je m’interroge sur les causes de l’endettement des pauvres, et je ne suis pas le seul. Or c’est par l’intermédiaire du système financier que se transfèrent les richesses, j’ai donc cherché à savoir comment.
Le fonctionnement de ce système pourrait se comparer à un “code”, mais dont la partie essentielle est à lire et à comprendre en creux et par défaut, un “non-dit” qui n’est connu que de quelques-uns. Les usagers qui respectent vaille que vaille ce code, essentiellement dans les pays riches, en vivent plus ou moins bien. Mais bien plus nombreux sont ceux qui restent marginalisés, en général pour des raisons historiques ; et peu d’entre eux s’en sortent vraiment, ils restent pauvres. Quelques uns, plus “intelligents” ou plus “débrouillards”, passent à travers les “mailles du filet” et ‘raflent” des “mises” avec une facilité et une constance déconcertantes… Ces mises raflées sous les applaudissements de leurs compères et affidés sapent irrémédiablement les petits revenus, les salaires modestes qui sont, et de loin, les plus nombreux. Ceux qui touchent ces derniers en ayant beaucoup travaillé se sentent ainsi des victimes frustrées, et en retournant dans les rangs des pauvres il leur arrive parfois de ruminer vengeance. Leur tort est-il de n’être “pas assez savants, assez évolués question finances…” ?
Les raisons de cet appauvrissement proviennent fondamentalement des mécanismes monétaires, bancaires et financiers : en dehors des attitudes, parfois coupables, des responsables et de certains usagers, les dettes quasi “obligatoires” contractées sont impossibles à rembourser. Il est vrai que la spéculation boursière fait à elle seule des ravages criminels, qu’il faut dominer de façon urgente (l’urgence est partout en ces domaines), mais cette spéculation apparaît après, en aval de la création monétaire, elle lui est donc subordonnée et elle ne s’estompera qu’avec la réforme à entreprendre du mode de création monétaire.
Quoiqu’il en soit, en matière financière les vices s’alimentent mutuellement et sont comme des engrais qui font croître et embellir le “génie“ de ceux ainsi désignés dans un évangile : « non seulement ils confisquent la clé, mais encore empêchent d’entrer ceux qui le voudraient ». N’oublions jamais que l’argent et son organisation sont œuvre et instrument humains et qu’il faut considérer l’argent comme rien de plus qu’un moyen et non une fin. Tout le monde productif a, par conséquent, le droit de faire part de ses expériences, de son analyse et de ses propositions en matière financière. À plus forte raison si cela provient d’un vécu économique et social de ceux qui produisent et inventent des biens indispensables à nos vies, ou pour que nous vivions mieux. Dans le fond, ce sont les seuls qui ont vraiment l’expérience en ce domaine et il est inique qu’ils soient interdits d’accès aux décisions financières… Les mécanismes bancaires et financiers sont en général passés sous silence, donc ignorés. Un peu comme si un ouvrage sur l’histoire de l’Église ne parlait ni du Vatican, ni du Pape, ni des évêques, ni des curés, et à peine des enfants de chœur…
De sorte que toutes les actions qui sont menées pour le désendettement, et qui sont absolument nécessaires, se situent “en aval” des mécanismes financiers. Si l’on ne réforme pas ces mécanismes, en particulier cette possibilité funeste qu’a le système bancaire de créer de la monnaie sans être obligé de détenir pour prêter, l’argent restera réservé à une minorité aisée qui continuera à vampiriser les pauvres qui, eux, accumuleront des dettes écrasantes leur rendant à tout jamais le progrès inaccessible. Tel est le schéma de la globalisation. Pour résumer, mais sans entrer dans les détails de la complexité apparente des mécanismes financiers, disons que le problème se situe dans le fait que les banques créent ex nihilo, sous forme de crédits, la plus grande partie des capitaux qui font fonctionner l’économie, et qu’elles exigent pour cela des intérêts. Elles ne créent donc de l’argent que pour ceux qui pourront leur verser ces intérêts ! Et le seul moyen de se procurer cet argent de dette, c’est d’emprunter à nouveau, de sorte qu’on se retrouve avec des dettes impayables, véritables enflures de plaies purulentes, avec toutes les conséquences de cette spirale infernale… En d’autres termes, ma “réussite” draîne l’argent vers moi et implique la faillite des autres qui pourtant produisent. La globalisation multiplie à l’infini ces ravages. L’actualité parle d’elle-même avec ces populations pauvres dont les revenus moyens sont voisins de 1,5 dollar par personne et par jour : elles savent pourtant produire l’essentiel de ce qu’il faut pour vivre, mais elles se voient confisquer cette valeur vitale et “condamnées” à la payer deux fois (ou plus !) pour vivre très mal… Que signifie cette condamnation ?
Le progrès doit s’appliquer à tout domaine, y compris au système financier. La mondialisation/globalisation, plus la technologie à son service, ne font que multiplier les méfaits avérés de ce système, véritable tyrannie silencieuse et perverse qui prive la moitié de l’humanité de l’accès ordinaire au progrès et de la satisfaction des besoins de base et produit l’exclusion dans les pays riches. L’Argentine est un exemple de ces pays qui disposent des principaux atouts du développement et qui sont littéralement terrassés par le système financier inique (dévoiement, impéritie et corruption politique compris). Tant les habitants des pays pauvres que les chômeurs, les précarisés et les exclus des pays riches sont victimes d’un système financier qui fixe les prix, qui impose ses conditions d’achat et de vente, qui triche sans opposition politique, et qui oblige ses “clients-fournisseurs” à subir ses prix, lesquels contiennent les intérêts à payer.
Et il n’y aurait pas le choix ? L’invention de machines qui suppriment des emplois pénibles serait un progrès au plan humain si les gains de productivité énormes qu’elle permet de réaliser n’allaient pas dans des poches, déjà pleines, de ceux qui ne sont pas décidés à nourrir ceux qui ont perdu leur emploi. À toutes les échelles ces gains sont trop peu redistribués. Pourquoi ? Parce que le “pouvoir” politique est soumis au marché, il lui a abandonné sa souveraineté mais il refuse de le reconnaître...
Tant qu’il restera assez de clients solvables ces gains de productivité dont ils profitent compenseront la perte de clientèle correspondant aux emplois supprimés, et l’économie inventera de nouveaux besoins artificiels pour les premiers, quel que soit le tort fait aux chômeurs dont elle n’a plus besoin… Si ce n’était pas le cas, la révolution aurait eu lieu il y a déjà dix ou vingt ans...
Un système financier mieux adapté et plus humain saurait inventer une émission monétaire grâce à laquelle, sans prélèvements d’intérêts bancaires, la masse monétaire équilibrerait la valeur de la production. Ceux qui n’ont ni capital ni patrimoine mais qui participent à la production de ce qui est nécessaire à la vie normale et sensée, pourraient ainsi recevoir un revenu. Car, ne l’oublions pas, cette production résulte en grande partie de l’héritage de savoir-faire productif acquis dans le passé il est donc dans le domaine collectif et tous doivent en bénéficier.
La démocratie politique est en train de se suicider en continuant d’ignorer la démocratie économique ! »