Considérations européennes


par  R. MARLIN
Publication : octobre 1991
Mise en ligne : 19 avril 2008

J’entends bien ces messieurs les politiques et leurs commentateurs affirmer la victoire finale du réalisme capitaliste sur l’utopie socialiste. Outre qu’ils vendent peut-être un peu tôt la peau de l’URSS, de la Chine et de Cuba entre autres, l’effondrement du totalitarisme bureaucratique ne signifie point, fort heureusement, la fin des aspirations humaines à plus de dignité, plus d’égalité et plus de justice.

 L’Europe pacifique

C’est vrai la guerre du Golfe a consacré l’hégémonie des Etats-Unis sur tous les autres Etats traduite par sa domination totale de l’Organisation des Nations-Unies. Pour des raisons diverses, les anciennes puissances de l’Est se sont ralliées ou se sont tues. Chacun a remarqué que l’Europe, en tant que telle, a été quasiment inexistante. Comment une mosaïque de gouvernements aux intérêts si divergents aurait-elle d’ailleurs pu définir une position et une stratégie communes ?

Les politiciens et les partis qui avaient toujours souhaité qu’à travers le pacte de l’Atlantique, l’Europe ne soit qu’un simple glacis pour l’Amérique, ont toute satisfaction. Comme, en réalité, leur position politique ne reflétait que la simple approbation sans restrictions du système économique mercantile, elle subsiste après l’échec de ce qu’ils ont appelé le communisme. Pour les vrais socialistes, par contre, l’Europe ne pouvait se concevoir que comme une force de paix donc inféodée à aucun des deux blocs en présence et à égale distance, idéologique autant que géographique, de chacun d’eux. Ils persistent à penser qu’un régime politico-économique adéquat serait fort éloigné du stalinisme mais aussi de celui qui est en formation, celui des financiers et des multinationales.

Il est d’ailleurs assez curieux de constater que la première préoccupation des chefs d’Etat et de gouvernement qui sont censés bâtir l’Europe n’est pas de construire une fédération harmonieuse et prospère, mais bien de veiller à ce que les intérêts dits nationaux qui ne sont en réalité que ceux d’une certaine oligarchie, soient préservés. Au lieu de célébrer l’édification d’un grand ensemble, ils exaltent des sentiments purement égoïstes. Au lieu de chercher à créer une mystique européenne, ils mettent en garde contre le voisin et avant de jeter les bases d’une citoyenneté européenne en instaurant, par exemple, des élections transnationales, ils pensent à une armée. Comme si, même ceux qui croient à la violence comme moyen de résoudre les conflits, admettaient qu’un soldat doit se battre et éventuellement se faire tuer sans motivation. Il est vrai que la guerre technologique et “chirurgicale” peut se déclencher et se mener sans adhésion sinon celle des spécialistes qui la conduisent, mais pas celle du citoyen de base qui la subit. Au nom de la défense de la démocratie...

 L’Europe agricole

Puisque les 6 % de la population active que sont les agriculteurs suffisent maintenant pour assurer la production alimentaire nécessaire à nos pays avancés, l’on pourrait croire que le souci des occidentaux serait de nourrir les populations affamées du tiers et du quart monde. Pas du tout. La lutte se circonscrit entre les “surproducteurs” européens et américains qui s’accusent mutuellement de fausser le jeu “normal” des marchés à coup de subventions. En réalité si les Européens subventionnent les produits, les Américains qui se disent libre-échangistes, subventionnent les agriculteurs, ce qui revient au même. N’oublions jamais que 70 % des revenus agricoles proviennent, dans notre pays, de fonds collectifs, soit nationaux, soit communautaires, c’est-à-dire européens. Les agriculteurs (qui votent à droite, donc pour ceux qui, au nom du “marché” et de la “rentabilité”, ont détruit nos mines, notre sidérurgie, notre industrie textile et détruiront bientôt nos entreprises automobiles), feraient bien de réfléchir que si leurs chers politiciens leur appliquaient les mêmes règles, ils seraient depuis longtemps au chômage.

Mais revenons à notre sujet à travers “Tribune pour l’Europe” de mai 1991 [1] dont nous extrayons ces quelques lignes significatives : “... Pour mettre fin à l’accumulation des stocks, on a mis en place des correctifs, tels que le gel des terres, la taxe de coresponsabilité, les quotas de production... Mais cela n’a pas suffi. Aujourd’hui on se trouve de nouveau confronté à une accumulation de stocks : 20 millions de tonnes de céréales, 750.000 tonnes de boeuf, 600.000 tonnes de produits laitiers transformés en poudre ou en beurre. La situation est d’autant moins brillante que l’emploi agricole s’est réduit au rythme de 3% par an et que le revenu des agriculteurs en termes réels continue de baisser (-4,5 % en 1990). Si l’on continue ainsi, en l’an 2015, il n’y aura plus que 3 millions d’agriculteurs. Autre scandale, 80 % du budget consacré à l’agriculture [2] bénéficient à seulement 20 % des agriculteurs (les grandes exploitations)...” Et de conclure... que le Parlement après son débat, le Conseil et la Commission envisagent de ... poursuivre à l’avenir la même politique... au grand dam des agriculteurs qui manifestent dans les rues.

Nous dédions ces informations, qui s’ajoutent à toutes celles que nous avons déjà précédemment données sur ce sujet [3], aux maitres du catastrophisme tels que notre ancien camarade René Dumont, selon lesquels une baisse effroyable de la production vivrière devrait entrainer des famines généralisées au cours des années 90. Dans ce système inhumain les riches continueront à se repaître, les modestes à se priver et ceux qui ne sont pas solvables à mourir de faim malgré les stocks qui s’accumulent et les moyens utilisés pour détruire ceux que l’on a pas réussi à empêcher d’apparaitre. Est-ce cela la vocation d’une organisation continentale futuriste ?

 L’Europe sociale

“Le social faille de l’Europe” écrivait déjà E. Maire dans un article qui avait fait date [4]. Depuis la Commission des Communautés européennes a adopté un projet de Charte des droits sociaux fondamentaux [5] qui récapitule les protections dont devraient bénéficier les citoyens de l’Europe. En fait ce sont celles qui sont déjà en vigueur dans la plupart des Etats socialement avancés et il n’y a là aucune amélioration pour leurs habitants. Cette déclaration a été adoptée en décembre 1989 par les représentants de onze Etats membres à la seule exception donc de la Grande Bretagne. Elle a été complétée par un programme d’action pour que la Commission prenne les dispositions nécessaires à son application. Pourtant les gouvernements ne sont guère pressés et le projet de réforme en profondeur du Traité de Rome qu’ils préparent n’y fait guère allusion. Martine Buron s’en plaint dans “Aujourd’hui l’Europe” [6]. Elle relève aussi que les syndicats européens ne sont guère incitatifs en la matière.

Pourtant le même journal donne dans la colonne voisine d’excellentes explications à ces retards sous la forme d’une interview de R. Petrella [7] qui déclare notamment : “...Si l’économisme marchand ... prédomine comme à l’heure actuelle, il n’y aura pas de démocratie participative, ni au niveau des villes, ni au niveau des Etats, et a fortiori au niveau de l’Europe communautaire... Le principe ... de la compétitivité... véhicule la culture du plus fort et légitimise le fait que ceux qui sont forts sur le plan de la performance commerciale à court terme ont raison... c’est une tricherie parce que nos marchés sont tout sauf concurrentiels... En France, la concurrence ... n’existe plus dans la plupart des secteurs économiques et au niveau européen, nous assistons à des structures oligopolistiques de marchés à tendance cartellisante. Les processus de concentration industrielle et financière au niveau européen sont .. forts, précis, il est difficile d’y résister”.

Dans ces conditions, les travaux d”Europe 93” [8] ne paraissent avoir que fort peu de chances de se traduire, même partiellement, par des décisions communautaires.

 L’Europe monétaire et du revenu

L’Union monétaire, comme le souligne A. Prate dans son livre “Quelle Europe ?” [9], serait un puissant instrument d’intégration économique. L’écu pourrait contrebalancer l’influence du dollar comme unité monétaire et faciliter une réforme du système monétaire international dans le sens d’une plus grande neutralité des changes.

Le débat entre monnaie unique et monnaie parallèle ou treizième monnaie est évidemment un faux débat. La thèse de la monnaie parallèle lancée par “The Economist” de Londres et les banquiers commerciaux principalement luxembourgeois, est destinée à retarder l’échéance. Certains “spécialistes” ont calculé le coût, pour l’Europe, de l’anarchie monétaire actuelle. Les chiffres avancés, qui n’ont aucune base sérieuse, s’élèvent à plusieurs centaines de milliards de francs par an. Comme d’habitude les financiers en question oublient l’essentiel. En effet, si la charge pour l’industrie et les échanges est réelle et se répercute inévitablement dans les prix au détriment du consommateur, l’on sait bien que les principales, sinon uniques bénéficiaires, en sont les banques. Il n’est donc pas étonnant qu’elles s’opposent tant qu’elles peuvent à la solution du bon sens. Ce n’est pas un hasard si elles sont à l’origine de propositions dilatoires. La City de Londres tire une grande partie de ce qui lui reste de puissance du coût des changes donc le gouvernement anglais ainsi que le système bancaire allemand sont aux premiers rangs dans cette opération.

Enfin, continuons le débat [10] auquel René Passet, Gilles Gantelet, Bernard Barthalay et Jacques Robin nous convient dans “Transversales.” Mais saluons d’abord l’hommage que Jacques Robin rend au grand précurseur Jacques Duboin et les nombreuses références à l’économie distributive que contient cette livraison. Le numéro est centré sur “le revenu européen de citoyenneté”. René Passet opte pour le dividende universel dans un vocabulaire un peu incertain puisqu’il parle ensuite du RMI (Revenu minimum d’insertion ? existant) ou du RMG (Revenu minimum garanti) expression employée également par Gilles Gantelet. Or toutes ces désignations ont des significations pratiques très différentes qu’il faudrait préciser et discuter. René Passet démontre ensuite que, moyennant la suppression des prestations sociales actuelles sauf les prestations de santé-maladie, un revenu de 1.000F par mois pour les moins de vingt ans et de 2.000 F au-delà pourrait presque dès maintenant être servi à tous. C’est une proposition transitoire, valable seulement pour la France prise comme exemple et qui a son intérêt. Néanmoins, elle présente l’inconvénient d’être distribuée à certains qui n’en ont vraiment pas besoin. Elle ne semblait acceptable, sous le nom d’allocation universelle (lui aussi mal choisi) que rentrant dans les revenus imposables. Alors qu’en est-il ?

Pour de nombreuses raisons, je serais plutôt partisan d’un RMI étendu à l’Europe et payé, au moins en partie, en monnaie verte. Il n’est évidemment pas possible, faute de place, d’en débattre ici...

Contentons-nous donc de nous réjouir qu’après Alexandre Marc et son “Revenu social garanti pour l’Europe” [11], une discussion sérieuse avec des interlocuteurs qualifiés reprenne sur nos propositions de transition. Serait-ce l’amorce, après l’instauration du RMI en France, de réalisations plus vastes à l’échelle continentale ?


[1Information du Parlement Européen 288, Bd Saint Germain 75007 Paris

[2On apprend plus loin que les dépenses agricoles devraient s’élever en 1992 à 34,66 milliards d’écus (230 milliards de francs environ), soit 53,4 % du budget total de la communauté.

[3Voir par exemple :”Incohérence agricole commune” (GR n° 805) ou “Abondance indésirable” (GR n° 847)

[4“Le Monde” 23 août 1991.

[5Publié par le bulletin de la Fédération Mutualiste de Paris, n° 411

[6Mensuel de la délégation française du Groupe socialiste au Parlement européen. n° 11, juin 1991.

[7Responsable de la commission du programme FAST chargée d’étudier les conséquences et les enseignements des développements scientifiques et techniques en Europe.

[8Groupe d’initiative animé par Philippe Laurette et auquel participent notamment : Guy Aznar, Bernard Barthalay, Jeanine Delaunay, Mireille Delmas-Marty, Marie-Louise Duboin, Jean-Pierre Faye, Albert Jacquard, Hugues de Jouvenel, Jacques Moreau, Edgar Morin, René Passet, Edgar Pisani, Jacques Robin, Joël de Rosnay, Robert Toulemon et de nombreuses associations. Secrétariat 22, rue Dussouds 75002 Paris.

[9Préface de R. Barre et J. Delors. Editions Julliard. L’auteur a été Conseiller Economique du Général de Gaulle. Il est président de la Banque Européenne d’investissement.

[10Voir l’éditorial de la GR n° 903.

[11Voir “Minimum social garanti pour l’Europe” , GR n° 870.


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