L’abondancisme et l’essentiel
par
Publication : avril 1987
Mise en ligne : 21 juillet 2009
MÊME s’il n’est guère reçu aujourd’hui,
l’Abondancisme de J. Duboin me paraît une idée essentielle
de notre siècle, au même titre que le socialisme ou le
marxisme pour le siècle précédent.
Quel est le message essentiel de l’abondancisme ? C’est l’idée
que la Science et les Techniques permettent désormais à
l’Humanité d’assurer non seulement sa survie mais même
son superflu, à condition qu’elle le veuille : jamais les hommes
n’avaient connu pareille situation ! Sans doute des groupes humains
avaient vécu, bien avant nous, dans l’abondance ; mais c’était
une abondance-cadeau, miraculeusement octroyée par leur cadre
de vie ; désormais l’abondance dont nous pouvons jouir est une
abondance créée par nous ; sans cesser de dépendre
de notre milieu, sur lequel nous sommes condamnés à vivre
en parasites, nous pouvons avoir une plus grande liberté de mouvements
; au lieu d’être toute la journée, toute notre vie, rivés
à la quête de notre subsistance, nous allons pouvoir, tous
sans exception, souffler un peu . J. Duboin a eu l’immense mérite
de comprendre que les prétendues ’’crises’’ d’avant-guerre n’étaient
en réalité que les signes avant-coureurs de cette mutation
; il a décelé que tous les désordres économiques
provenaient de l’accroissement considérable des rendements et
de la production, accroissement sensible dans tous les secteurs, même
le tertiaire : le développement actuel de l’informatique est
en train de confirmer ces vues : elle améliore en effet la productivité
même dans les services, où le ’’chômage’’ s’installera
bientôt, là comme ailleurs ! Rappelons qu’à l’époque
de J. Duboin, les économistes de droite comme de gauche avaient
des explications différentes de la ’’crise’’, incriminant soit
les méfaits du capital, soit de mystérieux phénomènes
cycliques ; J. Duboin me paraît le seul à avoir vu juste
; et le titre de notre Revue, "La Grande Relève de l’Homme
par la Science’’, prouve que, sur ce point fondamental, nous sommes
restés fidèles à son message.
Ce message, il est amusant de constater qu’il nous fait passer pour
des naïfs : or les Abondancistes me paraissent les seuls au contraire
à n’être pas naïfs aujourd’hui, à ne pas rêver !...
Il faut être naïf en effet pour croire que la science et
les techniques ne vont rien changer dans la vie des hommes, que tout
va continuer comme si elles n’existaient pas ! C’est pourtant ce que
font les Libéralismes !
Ou bien ils proposent aux sociétés modernes un idéal
de prétendue ’’liberté politique", un système
de lois écrites et de pratiques économiques, conçus
au XVllle siècle, au temps de l’artisanat ; ou bien ils prônent
des comportements de compétition, de "sélection naturelle"
qu’ils empruntent au monde animal, comme si le fait de posséder
science et technique n’avait aucune importance !
Même ignorance stupéfiante de la science chez les marxistes,
qui imaginent je ne sais quelle progression de l’humanité par
un mouvement "dialectique’’, en négligeant la seule nouveauté
radicale apparue dans l’histoire humaine, le savoir scientifique et
la puissance technique qui en dérive. Non seulement économistes
et politiciens, entraînant le grand public feignent d’ignorer
la Science, mais quand ils en parlent, ils s’appliquent à la
confondre avec les autres formes du savoir ; or, la Science est une connaissance
d’un type absolument nouveau, par son objectivité et sa puissance.
Ces deux caractères, connus des logiciens, ont des conséquences
concrètes, économiques et sociales, considérables,
que, jusqu’ici, l’on n’a pas su rattacher à leur véritable
source. L’objectivité ? Cela signifie que les acquisitions de
la Science sont à la portée de tout esprit humain, quelle
que soit sa culture, à la seule condition qu’il s’y applique ;
la recherche scientifique est faite de telle sorte que la communication
des travaux et des résultats n’exige aucun "dévouement"
particulier ; elle est inscrite comme possibilité dans la connaissance
elle-même ; si bien que, paradoxalement, il y a plus de générosité
effective, plus de bonheur répandu, dans une seule découverte
de laboratoire, que dans tous les exploits de la sainteté depuis
des millénaires
Aucun type de connaissance n’avait jusqu’ici rendu tous les hommes effectivement
semblables : la physique est la même à Moscou, Tokyo, New-Delhi
; et les techniques qui en dérivent y sont identiques. Second
caractère de la Science : la puissance.
Ce type de connaissance est descendu assez loin dans nos activités
mentales pour que les structures de compréhension de notre cerveau
soient les mêmes que celles de la nature ; à ce niveau,
toute connaissance est donc action potentielle. Il est inévitable
qu’une telle compréhension ait des conséquences sur les
mentalités, qu’elle encourage les ambitions prométhéennes
qui existent en nous, parce qu’elle en amorce la réalisation
; comment ne pas penser qu’à la longue, en se diffusant, comme
elle le fait, spontanément, elle remettra en question les comportements
justifiés par la pénurie, qui aboutissent à la
justice et au partage ? Devant l’afflux des productions provoqué
par le machinisme, ne sera-t-il pas de plus en plus difficile de faire
croire aux braves gens qu’il faut se serrer la ceinture, qu’il n’y a
de bonheur matériel que pour quelques-uns, pour une ’’élite"
? Si être démocrate, c’est croire que la nature humaine
est intégralement présente en chaque individu, et que
le bonheur est pour tous, alors, l’activité scientifique et technique
est, dans son fond, plus authentiquement démocrate que telle
ou telle technique de manipulation des groupes sociaux, par exemple
le suffrage universel. Les hommes d’aujourd’hui sont d’ailleurs profondément
attachés à la science et à la technique qui, contrairement
à certaines pleurnicheries pieusement véhiculées,
ne sont pas ’’inhumaines’’, - au contraire !... Elle sont hélas !
essentiellement humaines, pour le meilleur et pour le pire : elles répondent
à nos pulsions les plus viscérales, bonnes et mauvaises,
au sublime comme au grotesque, à la haine comme à l’amour
!
Deuxième raison pour laquelle les abondancistes ne sont ni naïfs,
ni rêveurs : ils ne demandent pas la lune ! L’abondance dont ils
parlent n’est une utopie inconcevable ni dans ses fins, ni dans ses
moyens. Il faut avoir I l’audace de voir, le courage de dire qu’elle
existe déjà ; les débats théoriques sur
le bonheur sont dépassés : ce que la plupart des individus
appellent "bonheur’’, et demandent pour être socialement
satisfaits, ce sont des biens, matériels ou spirituels, que d’autres
hommes, les prétendus ’’privilégiés’’, possèdent
déjà ; 1 mais jusqu’ici, parce qu’ils sont produits en
petite quantité, ou jugés inaccessibles à la masse,
on les partage, on les répartit, on les réserve ! Est-il
utopique d’envisager l’accroissement de leur production ? Les machines
existent, ce ne sont pas les abondancistes qui les ont inventées,
elles tournent ; il y a donc, matériellement, rien à bouleverser
pour que la prospérité fasse tache d’huile ; techniquement
et concrètement, l’humanité est déjà engagée
dans la voie abondanciste ; il suffit de continuer, de ne pas créer,
volontairement ou non, la pénurie !
Ceci nous conduit à la troisième raison pour laquelle
l’abondancisme est le contraire de la naïveté : c’est aujourd’hui
le seul système économique pour dire que le bonheur des
hommes dépend non pas de quelque fatalité extérieure
mais d’eux-mêmes et de leur liberté, ce qui devrait relever
du bon sens, et que confirme quotidiennement l’observation ! Nous sommes
heureux quand nous le faisons exprès ! ... Il faut être
très "optimiste’’ pour croire que le bonheur nous viendra
du "vent de l’Histoire" ; car la bourgeoisie n’a pas mieux
fait que la féodalité, ni les soviets mieux que les bourgeois
; nous savons d’ailleurs que le communisme existait à l’époque
féodale, et nous constatons que, si on ne se paie pas de mots,
la féodalité existe aujourd’hui dans tous les pays, en
Israël comme au Kamputchéa démocratique et en Chine.
La seule amélioration perceptible de nos conditions de vie provient,
directement ou indirectement, du progrès des sciences et des
techniques. Le bonheur ne nous viendra pas non plus de ces mystérieuses
’’lois du marché" qui, par une opération magique,
feraient en sorte qu’en payant moins les travailleurs, en les privant
de travail, on les rendrait plus riches, ou encore qu’en concentrant,
grâce aux structures étatiques, le contrôle de la
vie économique dans les mains de quelques individus, en rendant
l’immense majorité plus dépendante, plus esclave, on ferait
une humanité plus libre ! Ces balivernes libérales sont
constamment et partout démenties par les faits ! En réalité,
les hommes n’ont jamais que le bonheur qu’ils méritent, que,
collectivement, ils parviennent à organiser : "collectivement",
hélas !... Et c’est là que le bât blesse ! Dire
en effet que le bonheur de notre espèce dépend d’elle,
quand on voit et quand on sait de quoi cette foutue espèce est
capable en fait de connerie, c’est une perspective effrayante : c’est
pourtant la seule ’’raisonnable’’ !