L’impossible solution : exemple des services publics
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Publication : février 1980
Mise en ligne : 18 septembre 2008
I. Les faits :
Tout organisme vivant, pour se développer harmonieusement,
doit pouvoir s’adapter à l’environnement et à la conjoncture
en constante évolution. Des organismes aussi complexes que les
Services Publics doivent faire preuve de souplesse pour s’ajuster constamment
aux modifications des besoins du public, de ses préoccupations
sociales et des incessants progrès techniques. Mais ils se heurtent
à certaines contraintes, financières en particulier, qui
sont autant d’entraves à leur développement.
En effet, les Services publics doivent constamment renouveler leur matériel
et leurs méthodes de travail et mettre à la disposition
du public des services toujours plus modernes, plus commodes. Ils doivent,
en outre, disposer d’un personnel suffisamment nombreux et compétent.
Mais les Services publics ne peuvent pas fixer, sans autorisation préalable
du gouvernement, le montant des salaires ou des augmentations de salaires
qu’ils croient utile de verser. Ils ne peuvent pas non plus établir
les prix des services qu’ils rendent en fonction de leurs charges et
de leurs investissements.
Cependant, les Services publics doivent, sinon être rentables,
c’est-à-dire rapporter de l’argent comme n’importe quelle entreprise
privée, du moins avoir un budget en équilibre. En raison
de ce qui précède et de l’inflation qui sévit de
façon chronique depuis la première guerre mondiale, avec
plus ou moins de virulence suivant les périodes, ils n’y parviennent
pas et ne peuvent y parvenir.
Si les Services publics avaient la liberté de fixer les prix
des services qu’ils rendent, simplement en fonction des coûts
réels des salaires, des investissements, des dépenses
de fonctionnement, d’entretien du matériel et des bâtiments,
ces prix deviendraient rapidement prohibitifs pour la majorité
de la population, c’est-à-dire justement pour ceux qui ont le
plus besoin de ces services.
Bien qu’étant, en principe, des monopoles qui n’ont pas de concurrence
à redouter, les Services publics ne peuvent pas atteindre l’équilibre
comptable. Il faut que l’Etat vienne à leur secours. Cela - est
particulièrement paradoxal pour la S.N.C.F. puisque l’Etat la
soutient en même temps qu’il fournit une aide importante, sous
différentes formes, aux concurrents du rail. Cela favorise en
plus un gaspillage d’énergie.
Les sommes que les Services publics reçoivent de l’Etat s’inscrivent
au budget de ce dernier, qui pourtant chaque année est déficitaire
lui aussi. Pour ne pas trop alourdir ce déficit, l’Etat ne peut
que temporiser, réduire le plus possible les subventions, retarder
le paiement des factures qu’il reçoit, faire ralentir l’embauche
de personnel, même indispensable, tergiverser sur les augmentations
de salaires, les améliorations des conditions de travail, les
velléités de modernisation du matériel.
C’est pourquoi l’Etat donne la priorité à l’embauche de
personnel auxiliaire. Car les agents auxiliaires peuvent être
licenciés sans indemnité, donc à bon compte, quand
l’automatisation d’un secteur ou une réorganisation des méthodes
de travail ne rend plus leur collaboration nécessaire.
Et c’est pourquoi aussi les Services publics se déchargent, quand
ils le peuvent, de ceux de leurs secteurs qui leur paraissent trop lourds,
en les confiant à des sous-traitants. Ces entreprises privées
peuvent, elles, demander des prix rentables dont d’ailleurs elles restituent
une partie à l’Etat sous forme de taxes et d’impôts. Nous
ne devons donc pas être surpris de voir les Services publics faire
l’objet de plus en plus de privatisations, c’est à-dire de les
voir tomber aux mains d’entreprises privées.
Il existe pourtant un Service Public qui bénéficie en
priorité et très rapidement de tous les perfectionnements
modernes et qui, de plus, est entièrement gratuit : la Défense
Nationale. En temps de paix comme en temps de guerre, le prix de revient
de ses armements et de l’organisation militaire ne compte pas. Ils ne
manquent jamais de crédits. Seul compte le but à atteindre
: la Sécurité Nationale. Le régime des comptes
s’efface devant l’impératif de l’efficacité.
Ce Service Public est même tellement généreux qu’il
peut faire des largesses qu’aucune entreprise privée ou publique
ne peut se permettre. Par exemple celle qui consiste à ne jamais
facturer à un aviateur qui a dû sauter en parachute le
prix de l’avion qui s’est écrasé au sol. Comparez cela
au sort du postier qui est responsable sur ses propres deniers de la
moindre erreur de caisse.
Rappelons, il est vrai, en passant, que, par ses exportations d’armes,
l’Etat encaisse des devises fort utiles, mais personne ne peut certifier
que ces armes qui rapportent de l’argent - (l’argent n’a pas d’odeur)
- ne serviront pas un jour à quelque pays pour s’opposer à
nous avec nos propres armes.
La puissance d’un pays dépend essentiellement de la modernité
et de l’organisation de sa défense nationale. Mais son degré
de civilisation se mesure en partie à la qualité et à
l’efficacité de ses Services Publics.
Si la gratuité est possible pour la défense nationale,
pourquoi ne le serait-elle pas aussi pour les services rendus au public
dans un pays civilisé ? Cela paraît utopique, puisque,
même payants, les Services Publics sont en déficit. Pourtant
la rationalisation et l’automatisation maximale permettraient de grandes
économies sur la masse salariale distribuée.
Mais les syndicats de salariés s’opposeraient farouchement à
la mise en chômage qui en serait la conséquence pour une
partie importante du personnel des Services Publics, De même les
syndicats se verraient obligés de s’opposer à la fermeture
d’usines d’armements si, par miracle, les grands de ce monde devenaient
raisonnables, se déclaraient mutuellement la Paix et convenaient
du désarmement.
De plus la gratuité des Services Publics entraîneraient
non seulement du chômage, mais encore, dans le cadre de notre
régime des comptes, la croissance du déficit de l’Etat
puisqu’une partie des ressources encaissées par les Services
Publics aurait disparu.
Les Services Publics sont donc freinés dans leur développement
parce que sur le plan comptable ils ne sont en mesure ni d’intégrer
les progrès, ni de répondre aux besoins du public, ni
d’accorder à leurs agents des satisfactions légitimes.
Donc, ce qui est possible pour la préparation à la guerre,
ne peut se faire en temps de paix pour l’amélioration de la qualité
de la vie.
II. Quelle solution ?
Toutes ces constatations nous amènent à
nous poser la question de savoir si nous sommes obligatoirement liés
à notre système financier qui, dans ses structures, est
similaire dans les Etats dits capitalistes et dans les Etats dits socialistes,
puisque tous deux exigent l’équilibre comptable. Notre système
financier est-il une chose naturelle comme la pesanteur par exemple
? Les hommes ont su vaincre la pesanteur. Seraient-ils incapables d’imaginer
un système financier adapté aux possibilités exponentielles
de la science ? Ne faut-il pas tenir compte, enfin, des bouleversements
que l’avalanche des progrès techniques du 20e siècle a
provoqués dans notre vieux système économique ?
Déjà, il y a plus de 40 ans, un ancien Secrétaire
d’Etat aux Finances, constatant l’antinomie entre les progrès
techniques et le système financier, avait posé la question
: « Nos institutions ont-elles été créées
par la Providence pour avoir la durée du système solaire
? ».
Il s’appelait Jacques DUBOIN et on le traitait d’utopiste en objectant
que les progrès techniques créent globalement plus d’emplois
qu’ils n’en suppriment dans certains secteurs. Ces objecteurs attardés,
ignorants, aveugles ou irréalistes (il en existe toujours) prenaient
leurs désirs pour des réalités. De là toute
une politique de recyclage, de formation professionnelle permanente
- qui n’a réussi que pour une minorité.
Car aujourd’hui il devient ridicule de s’accrocher encore à ces
errements quand on sait par exemple que chaque année notre production
augmente d’environ 3% tandis que le chômage progresse de 10 %,
que les ordinateurs et l’informatique travaillent mieux et beaucoup
plus vite que le cerveau des hommes les plus compétents.
Tant que nous n’envisagerons pas de sortir du cadre du système
financier, qui comporte l’économie de marché capitaliste,
aussi bien que l’économie de marché socialiste, avec leurs
paradoxes, avec leurs goulots d’étranglement par les crédits,
nous tournerons en rond et chercherons « l’impossible solution
».
N’est-ce pas cette carence qui peut expliquer en grande partie les difficultés
économiques, sociales et financières qu’éprouvent
tous les pays quel que soit leur régime politique ?
Nos économies sont, en effet, basées sur la vieille sentence
: « A chacun selon son travail ». Mais cette formule est
devenue caduque depuis que le chômage augmente en même temps
et souvent plus vite que la production et que l’on freine même
certaines productions, prétendûment excédentaires,
à seule fin de maintenir des prix rentables.
Quand des mécanismes peuvent travailler mieux, à des cadences
et pendant des durées qu’aucun homme ne pourrait supporter, la
simple morale, la justice la plus élémentaire voudraient
que ces hommes ne deviennent pas les victimes des progrès. Libérés
de l’ancestrale obligation de gagner leur vie à la sueur de leur
front, - les machines travaillant à leur place -, ils devraient,
au contraire, devenir les premiers bénéficiaires, une
sorte d’usufruitiers, de rentiers de la civilisation scientifique -
au moyen d’un revenu social dont l’importance croîtrait avec la
production disponible.
C’est à cette étude que Jacques DUBOIN s’est livré
il y a plus de 40 ans. Il a montré les grandes lignes de ce qui
pourrait être un ordre économique qui dégagerait
toutes les entreprises du carcan de l’économie de marché
et de ses contraintes financières, qui stimulerait le progrès
sur tous les plans et qui éviterait grandement le problème
des pollutions.
Faut-il supposer qu’une minorité puissante, à gauche comme
à droite, croit avoir intérêt à faire le
silence sur les démonstrations de Jacques DUBOIN et à
favoriser plutôt des discussions sur le « sexe des anges
» ?
Faut-il admettre que nos concitoyens dans leur majorité ont abdiqué
leur droit de penser par euxmêmes et qu’ils acceptent facilement
les contre vérités quotidiennement diffusées ?
Si nous voulons sortir, autrement que par une guerre, du cercle vicieux
où nous enferme notre économie de marché avec son
système financier, ne convient-il pas de faire, pour une fois,
comme l’a recommandé DESCARTES, table rase de tout ce que nous
prenons pour des évidences et nous mettre nous-mêmes en
doute ?
Dans ce cas nous devons nous poser tout d’abord deux questions : La
première : estimons-nous que la vie dans une société
avancée exige absolument le maintien d’une économie de
marché bien qu’elle se révèle chaque jour dépassée
et rétrograde malgré toutes les modifications qu’elle
a connues ?
Si la réponse à cette question est négative nous
devons nous demander si nous aurons le courage d’agir selon nos nouvelles
conceptions, c’est-à-dire d’aider à l’avènement
de ce qu’on appelle une Economie Distributive.
Les Services Publics prendraient alors une forme qui les rendraient
capables, d’offrir vraiment le meilleur service au public.