La leçon de Vaclav Havel
par
Publication : avril 1990
Mise en ligne : 24 mars 2009
Jamais les médias mondiaux ne se sont tant déconsidérés
et couverts de ridicule que dans la macabre mise en scène de
Timisoara. Et pourtant nos commentateurs vedettes n’en finissent pas
de donner des leçons.
Pour une grande partie des journalistes occidentaux aux ordres de la
haute finance internationale et des grands rapaces de la presse, saturés
par les agences d’information anglo-saxonnes, le sort en est jeté
: le communisme s’est effondré, la démocratie et l’économie
libérale confondues ont triomphé. La question ne se pose
même plus ! Voire...
Effondrement
du totalitarisme
Même si nous n’avons aucune chance de nous faire
entendre dans le vacarme des propagandes et notre relatif isolement,
nous le répéterons : le système imposé depuis
plus de trois quarts de siècle aux populations soviétiques
et aux satellites n’a jamais été le communisme.
"Dans une phase supérieure de la société communiste,
écrivait Marx, quand auront disparu l’asservissante subordination
des individus à la division du travail, et, avec elle, l’opposition
entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail
ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même
le premier besoin vital ; quand avec le développement multiple
des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi
et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec
abondance, alors seulement ... la société pourra écrire
sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à
chacun selon ses besoins".
La Russie en raison de sa tradition autocratique tsariste, de ses habitudes
bureaucratiques, de son appareil de production industrielle embryonnaire,
de sa paysannerie à peine sortie du servage, n’était évidemment
pas le pays le mieux placé pour accéder, même après
de nombreuses étapes, à la société communiste.
Marx le savait qui envisageait, de préférence, l’Allemagne
ou la Grande-Bretagne. Les évènements en ont décidé
autrement. L’URSS n’est en fait jamais sortie du système d’échanges
capitaliste qu’elle a seulement érigé en monument d’Etat.
Ne revenons sur les années qui ont suivi la révolution
bolchevique de 1917 que pour nuancer les attaques de ceux qui oublient
trop facilement les énormes obstacles auxquels l’URSS, dès
sa naissance, a été confrontée pénurie totale
après la première guerre mondiale, révolte des
koulaks, encerclement et agressions des puissances capitalistes, luttes
internes, procès de Moscou, seconde guerre mondiale. Rappelons
seulement que sur 40 millions de victimes entre 1939 et 1945, 20 ont
été soviétiques. C’est une saignée dont
on se relève difficilement.
Ceux qui s’érigent en juges ont condamné. C’est vrai l’Union
Soviétique a failli et a, dans un certain sens, à cause
des excès des purges et du goulag surtout, trahi les espoirs
de la classe ouvrière mondiale.
Ce qui a été abattu à l’Est, c’est l’autoritarisme
et la tyrannie.
Les leçons d’un échec
Au cours d’une émission spéciale(2) sur
Antenne 2 , Vaclav Havel, dramaturge et nouveau Président de
la République tchécoslovaque, a eu grand peine à
préciser ce point. Il a tenu à bien faire savoir qu’il
s’agissait d’une défaite des totalitarismes, comme il y en avait
eu ailleurs dans le monde et notamment, pour s’en tenir au passé
récent, en Amérique du Sud. II a même fait remarquer
qu’il s’agissait là, en Argentine, au Brésil et au Chili,
de populations beaucoup plus nombreuses que celles de l’Allemagne de
l’Est, de la Bulgarie, de la Roumanie et de la Tchécoslovaquie.
Admirable sérénité de celui qui a eu le courage
de l’opposant mais qui, apparemment, n’a pas perdu la foi en une possibilité
de "communisme à visage humain" que son ami Alexandre
Dubcek avait laissé entrevoir. Ses interlocuteurs : Georges Bortoli,
Jean-Pierre Elkabach et, malheureusement aussi Serge July, ont bien
essayé de lui faire condamner le communisme en général,
ils n’ont rien obtenu d’autre qu’une réprobation sans appel de
la dictature où qu’elle se manifeste. Invité par le Président
à préciser ce qu’il entendait par communisme, Serge July,
ex soixante huitard reconverti, n’a trouvé comme définition
que "ceux qui vous ont emprisonné et ont bafoué les
droits de l’homme à l’Est". Manifestement, l’écrivain
tchèque était loin d’avoir une définition aussi
restrictive et aussi simpliste. II serait bien qu’il puisse s’en expliquer
plus largement. Nous savons néanmoins, dès maintenant,
où se trouve la réflexion lucide et où est la légèreté
de la girouette. C’est encourageant pour l’avenir de l’Europe orientale.
Mais Vaclav Havel ne s’en est pas tenu là. Probablement choqué
par le triomphalisme des journalistes français, il les a invités
à engager sur l’économie de l’occident, la même
remise en cause que le gouvernement tchèque pratique sur le sien...
Esprit critique
Apparemment, l’ex-Président de la "Charte
77" n’a pas perdu l’esprit critique qui lui a permis de défendre
les droits de l’homme dans un pays où cette position manquait,
pour le moins, de confort. Ce régime capitaliste devant lequel
se prosternent nos intellectuels "de gauche" parait faire
l’objet, à l’Est, de réticences manifestes et fondées.
Car, enfin, qu’est-ce que ce "marché" mythique, seul
capable, parait-il, d’assurer la régulation des échanges
? Qu’est-ce que ces entreprises que tout bon citoyen doit soutenir,
au besoin, par des renoncements financiers ? II faut bien, n’est-ce
pas, restons Français, les promouvoir, elles qui sont si menacées
dans la perspective européenne du premier janvier 1993 et dont
nous avons tellement besoin, ne serait-ce que pour continuer à
être exploités comme salariés ou comme consommateurs
?
Avez-vous remarqué que, à l’instar de nos "socialistes",
la classe dite "intellectuelle" ne se souciait que fort peu
de l’économie d’entreprise avant 1981, jusqu’à ce que
le contact avec la réalité lui fasse comprendre ce qu’est
celleci, fort désagréablement. Mais passer de la contestation
ignorante autant que globale à l’adoration respectueuse autant
qu’admirative, n’est-ce pas un peu trop ?
Quant au marché, oui, il est indispensable en tant qu’expression
des besoins en face de l’offre. Seulement voilà, le jeu, nous
le savons bien, est complètement faussé. Le libre accès
n’a jamais, nulle part, été réalisé. Ce
n’est pas à nos lecteurs que nous apprendrons ce qu’on appelle
encore "assainissement" des marchés : limitations de
production, destructions, stockages, gels des terres, etc Ententes,
cartels, monopoles, dumping. Abus de position de force, protectionnisme,
favoritisme, etc. tout cela existe et le pauvre consommateur, même
groupé dans des unions, est bien faible face aux géants.
Le libre marché n’est qu’un leurre. Le sait-on à l’Est
?
Le marché offrirait, d’après les acharnés défenseurs
du système, le meilleur répertoire de la demande. II suffit
d’ajouter à cette admirable définition le mot "solvable"
pour la faire voler en éclats. Oui le régime des prix-salairesprofits
ne connait que la demande solvable. Elle seule compte. Demande de drogue,
demande de gadgets, demandes de tenues de soirée, de bijoux rares,
de parfums haut de gamme pour chiens (3). Tout cela trouvera immédiatement
une offre satisfaisante. Les citoyens des pays dits civilisés
dépensent plus pour leurs animaux dits de compagnie que pour
l’aide à la nourriture des affamés du tiers monde. Comme
pour la consommation d’alcool et de tranquillisants par habitant, la
France est, là aussi, en tête du palmarès mondial.
N’est-ce pas là la fin d’un mode de société ?
Le vrai marché
En économie distributive, par contre, l’homme
reçoit un revenu social maximal depuis sa naissance jusqu’à
son décès. Les excès signalés ci-dessus
n’ont plus de raison d’être. Les individus peuvent exprimer leurs
véritables besoins du fait qu’ils reçoivent l’exacte contrepartie
de la production globale. Plus personne n’a intérêt à
"faire des affaires" sur des produits sans intérêt,
inutiles ou néfastes. Plus personne n’a intérêt
à vendre des armes pour réaliser des profits et distribuer
du pouvoir d’achat sans "aggraver" l’abondance de l’offre.
La véritable expression de tous les désirs peut se manifester.
L’enregistrement électronique des transactions fait apparaitre
l’ensemble de la demande. II est alors facile d’orienter la production
automatisée vers la satisfaction générale. Si les
organismes autogérés qui dirigent les entreprises estiment
qu’il convient de remettre en cause ces choix (soit parce qu’ils réclameront
trop d’énergie ou trop de matières premières),
la décision est demandée à l’opinion intéressée.
Ainsi l’équilibre écologique est respecté, le gaspillage
évité.
La recherche de nouvelles méthodes de fabrication toujours plus
automatiques, d’innovations de tous ordres portant sur les matériaux,
les systèmes, les transports, la communication est prise en charge
au niveau voulu : artisanat, entreprise, région, Etat.
La publicité, uniquement informative, fait connaitre
aux citoyens les nouvelles options possibles.
Le vrai marché peut s’instaurer, celui qui est enfin compatible
avec l’égalité économique et la véritable
démocratie. Voilà ce qui pourrait résulter de la
remise en cause des tabous à l’Est, mais aussi à l’Ouest...
Et puisque le totalitarisme dit communiste qui paraissait si puissant
et installé pour des siècles s’est écroulé,
pourquoi n’en serait-il pas de même demain pour le veau d’or capitaliste
?
(1) Extrait du Manuel d’économie politique (édition
de l’Académie des Sciences de l’URSS-1955) que nous a communiqué
notre camarade Jean Marchand de Pagney. Qu’il soit remercié ici.
(2) Le 18 février 1990 à 19 h.
(3) "People Weekly" Janvier 1990 Time Inc Magazine Co