La main invisible
par
Publication : février 1982
Mise en ligne : 22 décembre 2008
VOUS allez voir comment « la main invisible » qui, à
en croire Adam Smith, règle harmonieusement les rapports économiques
entre les hommes, fait bien les choses.
Je venais d’assister à la conférence télévisée
du Président de la République, affligeante pour ce qui
a trait aux questions de politique économique, lorsque je suis
tombé sur une information sensationnelle qui semble avoir été
escamotée par les médias. Voici ce que rapporte Jacqueline
Grapin dans un court article du « Monde » (10-12. 81) consacré
au Forum de l’Ecole H.E.C. : « ...L’ancien Directeur de la Banque
d’Italie, M. Guido Carli cita une enquête de l’université
américaine Carnegie - Mellon prévoyant que l’introduction
des robots dans l’industrie va entraîner la suppression de 7 millions
d’emplois ouvriers aux U.S.A. et l’introduction de l’informatique dans
les bureaux conduire à la disparition de 38 millions de postes
d’employés ». La journaliste du « Monde » ajoute
ce commentaire de son crû : « Ainsi 45 millions de personnes
devront changer d’emploi ». C’est vite dit.
Vous voyez, vous, les 45 millions d’Américains expulsés
de la production - mettons d’ici 1990 - par les progrès de la
technologie, retrouver un emploi ? Et ou çà donc ? Dans
la publicité, dans les services de santé, dans l’animation
culturelle, dans le show-business ? 45 millions de chômeurs d’ici
90 plus les 9 millions déja existants, cela représente
plus de la moitié de la population active des U.S.A. Bien sur,
la fabrication et la maintenance des nouveaux équipements informatiques
créeront des emplois, de haut niveau pour la plupart. Mais qui
osera soutenir que ces créations d’emplois compenseront, même
de très loin, les suppressions de postes résultant de
l’introduction des nouvelles technologies ?
Parions clair. Sur la base de l’enquête réalisée
par l’université Carnegie Mellon, ce sont près de la moitié
des salariés américains qui, d’ici 10 ans, seront réduits
au chômage et à la misère. On ne voit pas comment,
compte tenu de l’intégration de l’Europe dans le marché
mondial, les choses pourraient se passer différemment de ce côté-ci
de l’Atlantique.
Face à ces sombres perspectives, les homélies-mélos
du Président Mitterrand qui s’obstine à vouloir concilier
socialisme et libre entreprise et continue d’évoquer la rupture
avec le capitalisme en caressant les patrons dans le sens du poil, paraissent
ce qu’elles sont, de la bouillie pour les chats, de la logorrhée
électoraliste. Mais notre propos n’est pas de dénoncer
le double langage et les palinodies des politiciens, d’autant que les
électeurs eux-mêmes sont paumés et ne savent pas
ce qu’ils veulent.
Ce qui nous paraît beaucoup plus important c’est de montrer que
la logique de l’économie de marché - autrement dit l’exploitation
concurrentielle des ressources et des hommes, à laquelle souscrivent
au plan mondial, aussi bien les tenants du « socialisme démocratique
» que les représentants du « collectivisme bureaucratique
», aboutit inexorablement à l’aggravation de la crise économique
et à la détérioration de l’écosphère.
Que dans cette course à l’exploitation et au picage, le capitalisme
occidental soit plus performant que le capitalisme d’Etat des pays de
l’Est est une question marginale. Le qui compte, c est que les 2 blocs
rivalisent dans la même
boulimie predatrice, dans le même productivisme dévastateur,
avec en rond de tableau, l’affrontement nucléaire.
Voilà l’avenir que nous prépare la fameuse « main
invisible » chère aux apologistes de l’économie
de marché. N’était-ce pas aussi une main invisible qui
traçait sur les murs du palais de Babylone, au temps de Nabuchodonosor,
l’avertissement fatidique : Mané, Thecel, Phares ?
Si l’on veut comprendre comment le mode de production concurrentiel
conduit le monde à la catastrophe, il faut lire l’ouvrage de
William Kapp « Les coûts sociaux dans l’économie
de marché » (Flammarion) . L’ouvrage de Kapp est une véritable
radioscopie des effets pervers de la « libre entreprise ».
Il met à nu l’économie de marché en montrant que
la règle du jeu pour l’entrepreneur consiste à «
internaliser » les profits en « externalisant » les
coûts sociaux, autrement dit en rejetant une énorme part
dès charges de la production sur la société et
l’environnement. C’est à ce prix que le capitalisme réalise
ses performances, en dévorant les ressources, en polluant la
nature, en broyant et corrompant les êtres humains. Comme le dit
Kapp, il y a une insouciance institutionnalisée de l’entrepreneur
à l’égard des conséquences sociales et écologiques
de sa gestion. Il ne saurait en être autrement car Ia stratégie
qui s’impose à lui, sous les effets combinés de la compétition
et de l’obsolescence technologique, est polarisée par la recherche
du profit maximum et-le renouvellement accéléré
des moyens de production. C’est la stratégie dès Danaïdes
!
Que cette problématique fasse du capitalisme le système
de production le plus irrationnel qui soit dans la perspective du long
terme et de l’utilité sociale, voilà ce que démontre
Kapp.
Au premier rang de ces « coûts sociaux » que le marché
capitaliste ne prend pas en compte, il y a la crise des échanges
et celle des monnaies et l’extension du chômage. A ce propos rien
n’illustre mieux les contradictions du système que l’histoire
de l’industrie française de la machine-outil. On sait que le
gouvernement vient d’affecter 4 milliards de subventions au développement
de cette branche où la France a pris un sérieux retard.
L’objectif est de relever le défi des pays industriels de tête
(USA, Allemagne, Japon) en dotant la France d’un parc de machines automatisées,
assurant le cycle complet de la production sans intervention humaine,
sous le contrôle d’un ordinateur. Il est clair qu’au plan de l’emploi
cette innovation se traduira en France comme aux USA par une forte réduction
des postes de travail. Mais la situation serait pire si la France renonçait
à cet investissement, car son industrie ne serait plus «
compétitive ».
Trois cas de figure - et trois seulement - sont envisageables pour l’affectation
des capitaux l’évasion ou la délocalisation vers les paradis
fiscaux et les bassins de main d’oeuvre à bas prix (les capitalistes
ne s’en privent pas), la thésaurisation et l’investissement productif.
Dans les trois cas, le niveau de l’emploi diminue, le déséquilibre
se creuse entre l’offre et la demande globales.
Crise et chômage sont bien inscrits dans les gènes de l’économie
de marché comme a dû le reconnaître il y a 8 mois
le représentant de l’orthodoxie libérale Pierre Drouin
: « ... la montée du chômage est irrésistible.
L’économie marchande ne peut plus assurer l’emploi. » Un
autre expert du « Monde » Paul Fabra a prédit un
Krach financier du type Wall-Street 1929 et la dislocation du marché
mondial. C’est un diagnostic encore plus pessimiste qu’exprime aujourd’hui
le rapport de l’université américaine Carnégie-Mellon.
Il est grand temps que les hommes reprennent en main leur destin. La
classe politique et les partis, incapables de dépasser des préoccupations
catégorielles à courte vue, sont disqualifiés.
C’est du peuple, des groupes en fusion, comme disait Sartre, que doivent
surgir les mots d’ordre mobilisateurs capables d’arrêter le char
d’Armageddon. A cet égard, des observateurs comme Aurelio Peccei,
fondateur du Club de Rome, Lewis Mumford, René Dumont, Edgar
Morin, René Girard, Konrad Lorenz, Michel Bosquet sont beaucoup
plus représentatifs et porteurs de la conscience humaine que
tous les chefs d’Etat réunis.
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’au niveau de puissance atteint par
la technologie, la procédure du marché, de même
que celle de la bles sous peine d’anéantissement.
Dans le cadre du marché « libre », le progrès
technologique stimule les capacités productives, mais en même
temps il intensifie et élargit la compétition entre les
hommes. Au lieu d’accroître leur bien-être, comme il en
fournit les moyens, il multiplie les frustrations et les conflits et
développe le malaise dans la civilisation. Trois siècles
avant Freud, et plus profondément que lui, Montaigne avait diagnostiqué
la source du mal : « Science sans conscience n’est que ruine de
l’âme ». Nous pouvons ajouter aujourd’hui :...et des corps
».
C’est cette conscience éliminée par le mercantilisme qu’il
s’agit de réintroduire dans l’organisation de la production.
Contrairement à !a problématique du marxisme, il ne s’agit
pas de « libérer » les forces productives, mais d’en
prendre le contrôle et de les maîtriser. C’est parce que
le marché les déchaîne et pervertit la science et
la technologie que nous le condamnons.
D’une certaine manière, nous disons comme Marx, que les rapports
de production doivent être adaptés à l’état
des forces productives. Mais dans un sens très éloigné
du déterminisme marxiste. Notre proposition exprime une exigence
éthique et non une « nécessité historique
». A l’inverse de Clausewwitz, nous disons que la politique économique
actuelle est la continuation de la guerre et que dans les deux cas,
le coût des moyens mis en oeuvre est devenu prohibitif.
Ce n’est donc pas seulement un moratoire sur la prolifération
des missiles nucléaires que les peuples doivent contraindre les
gouvernements à négocier, mais un moratoire planétaire
sur la confrontation économique. C’est sur ce terrain que doit
se situer le dialogue Nord- Sud. Ce n’est pas seulement « Halte
à-la croissance » qu’il faut proclamer, mais « Halte
à la concurrence, Halte à la compétition destructrice
! ».
Le mot d’ordre central doit être désormais : « Abolition
de l’économie de marché, Planification planétaire
de la Production et de l’allocation des ressources ». C’est dans
le droit fil de la doctrine de Jacques Duboin.