Qu’est-ce qu’une “société soutenable” ?
La définition qu’en donnait déjà Stephen Viederman [1] en 1993 semble encore valable : en bref, c’est une société qui assure la santé et la vitalité de l’espèce humaine, qui protège le “capital naturel“ pour les générations présentes et futures… Elle encourage les activités qui permettent de conserver ce qui existe, de restaurer ce qui a été endommagé, de prévoir les dommages à venir…
« Au diable cette vie ennuyeuse ! J’ai besoin de quelque chose à faire ! » (Shakespeare, Henri IV) |
Mais « dans la société actuelle, écrit Viederman, nous avons laissé la théorie économique néoclassique devenir le langage de la politique. C’est un langage qui, malgré ses origines, n’a aucun sens moral… qui n’a qu’un rapport limité avec l’économie réelle… et qui n’a qu’une éthique, celle du sauve qui peut !… Les gouvernements et les entreprises agissent comme si les lois économiques étaient irréfutables. Mais il n’en est rien puisque ces lois ne s’occupent ni de l’écologie ni de la justice ! Or c’est la politique et non l’économie qui doit décider des valeurs de la société. Il faut donc une nouvelle politique et une nouvelle économie, une économie écologique, qui serve de pont entre l’économie et l’environnement, entre les gens et la nature ».
La politique est basée sur un mythe tenace
Après avoir félicité Macron pour son élection à la présidence de la République, Tim Jackson lui aurait dit : « Monsieur Macron, nous n’avons pas besoin de croissance pour être heureux ». |
Comme l’explique Tim Jackson [2] , nous vivons encore sur le mythe de la croissance économique : « Au cours des dernières cinquante années, la poursuite de la croissance a été le seul souci des politiques suivies dans le monde entier. L’économie mondiale est aujourd’hui presque cinq fois plus développée qu’il y a un demi siècle et si elle continue à croître au même rythme elle sera 80 fois plus importante en 2100. Cette extraordinaire montée en puissance de l’économie mondiale n’a pas de précédent historique. Elle est en contradiction totale avec la connaissance scientifique que nous avons acquise sur les ressources naturelles de la planète et le fragile équilibre écologique dont dépend notre survie. On estime que les écosystèmes mondiaux ont déjà subi une dégradation de 60%. Mais la plupart d’entre nous évite de penser à la dure réalité de ces chiffres et persiste à croire que sauf s’il y a une crise financière, la croissance continuera indéfiniment, non seulement pour les pays les plus pauvres qui ont indéniablement besoin d’une meilleure qualité de vie, mais aussi pour les nations les plus riches auxquelles la “corne d’abondance” des richesses matérielles apporte bien peu de bonheur et commence même à menacer les fondations de notre bien-être ».
La question clé : le travail
Les sociologues et les économistes présentent le travail comme un phénomène transhistorique s’étendant de l’antiquité grecque à notre époque. C’est ainsi qu’en étayant son affirmation sur des citations de Socrate, Platon, Xénophon, Aristote, Cicéron et autres, le théoricien Italien A. Tilgher [3] affirmait en 1929 que « pour les Grecs le travail était une malédiction et rien d’autre ».
Or le philosophe des sciences B. Farrington [4] montre que ce point de vue, commun à une grande partie de l’aristocratie antique, est loin d’être partagé par les philosophes présocratiques et contraire aux fondements de la philosophie grecque, aux sciences et à la médecine qui émanent de connaissances tirées de travaux manuels : « Toute “technique” humaine, mise en œuvre en cuisine, en poterie, par le forgeron, en agriculture,… était évaluée non seulement en fonction de son résultat pratique mais aussi pour ce qu’elle révélait sur la nature des choses ».
Les épicuriens grecs et plus tard le philosophe Lucrèce [5] firent progresser ces vues matérialistes en mettant en évidence le rôle de la nature dans les progrès résultant du travail humain. Ce qui, pour Farrington, est la source de “l’énorme respect” que l’on doit au travail et tout particulièrement au travail artisanal.
La conception du travail au cours de l’histoire
• Au 18ème siècle, avec l’essor du capitalisme, le travail a été considéré comme un mal nécessaire, exigeant une coercition. Déjà en 1770, l’auteur, alors inconnu, d’un ouvrage intitulé Essai sur le commerce et les échanges [6], proposait de briser l’esprit d’indépendance et l’oisiveté des travailleurs anglais, en emprisonnant les pauvres dans des “maisons de travail“ « où ils devraient travailler quatorze heures par jour, de sorte qu’après déduction de deux heures pour les repas, ils auraient effectué douze heures de travail effectif ». Pour Marx l’auteur de cet ouvrage était « le plus fanatique représentant de la bourgeoisie du 18ème siècle » !
Dans les décennies qui suivirent, cela n’empêcha pas Malthus de faire des propositions semblables, qui ont conduit, au Royaume-Uni, en 1834, à la Nouvelle Loi sur les Pauvres [7].
• En 1776, à l’aube de la révolution industrielle, Adam Smith définissait dans La Richesse des Nations le travail comme un sacrifice exigeant beaucoup « d’efforts et de difficultés… de notre propre corps ». Le travailleur y écrit-il, « doit toujours abandonner… son confort, sa liberté et son bonheur ».
• Avec la révolution industrielle, les questions sur la nature et le sens du travail, en tant qu’éléments constitutifs de la société, ont profondément divisé les penseurs socialistes, utopistes, romantiques ou écologistes…
Optimiste, Marx pense que lorsque les travailleurs possèderont collectivement les moyens de production, « les sources de la richesse coopérative » couleront plus abondamment que celles de la richesse privée. La distribution des richesses cessera alors d’être un problème… par conséquent il ne voit pas l’intérêt qu’il y a à s’intéresser en détail à la façon dont seront distribués les revenus ou les biens. Il n’est donc pas étonnant qu’après avoir lu la plateforme proposée lors de la fusion de deux partis socialistes allemands, il ait qualifié « d’âneries démodées » les expressions de « juste distribution » ou « d’égalité des droits » [7].
Pour lui, elles appartenaient « à une ère de rareté » dont la révolution amènerait la fin.
• À la fin du 19ème siècle, dans la littérature socialo-utopiste, on peut distinguer deux grandes tendances sur le futur du travail : l’une est représentée par Edward Bellamy, auteur de Looking Backward, l’autre par William Morris, auteur de News from nowhere.
Bellamy soutient un point de vue qui est devenu familier : le fort développement de la mécanisation, accompagné d’une organisation technocratique globale, doit conduire à une augmentation du temps de loisir, considérée comme le bonheur suprême. Aujourd’hui les concepts populaires de développement soutenable ressemblent beaucoup à cette conception mécaniste de Bellamy.
Par contre, Morris, qui tire ses analyses de Charles Fourier, John Ruskin et Karl Marx, met en avant la centralité d’un travail utile et agréable, exigeant l’abolition de la division capitaliste du travail.
• Au 20ème siècle, John Meynard Keynes, dans son essai sur Les possibilités économiques pour nos petits enfants, imaginait ce que pourrait être l’économie cent ans plus tard : un haut niveau de vie et une semaine de travail de 15 heures. « Pour la première fois depuis sa création, écrit-il en 1930, l’homme devra affronter son véritable et permanent problème : libéré des contraintes du travail comment utilisera-t-il sa liberté pour occuper ses loisirs ? » Sa crainte était que les gens ordinaires, habitués à travailler dur, devraient lutter pour occuper leur temps libre. Les énormes destructions de la guerre 1939-45 ont certainement contribué à retarder ses prévisions…
• Vers la fin du 20ème siècle, la notion de “libération du travail” comme base d’un développement durable a été fortement mise en avant dans les écrits des premiers écosocialistes et partisans de la décroissance, tels que Serge Latouche et André Gorz, à qui La Grande Relève a bien évidemment souvent fait référence [8].
La vision actuelle du travail futur
Aujourd’hui la plupart des descriptions d’une future société soutenable considèrent que le travail et la production sont économiquement et technologiquement déterminés, ou au moins modifiés, par l’automatisation. Elles se focalisent sur une maximalisation du temps de loisirs, associée à un revenu de base garanti.
Écartant les arguments de gauche en faveur d’une société dans laquelle le travail jouerait un rôle plus créatif, Latouche plaide pour une société dans laquelle les loisirs et le jeu tiendraient une place aussi importante que celle du travail.
Gorz dans son ouvrage Les Chemins du Paradis [9] adopte le même point de vue, il propose une forte réduction du temps de travail conduisant au “cadeau“ de la révolution microélectronique et de l’automation : la fin de « la société du travail »…
Par contre, pour J.B. Foster [10], qui assume sa position marxiste, l’idée d’une libération du travail est incompatible avec celle d’un vrai développement soutenable. Selon lui, le potentiel réel de création d’une société soutenable ne réside pas dans une augmentation du temps de loisirs mais plutôt dans sa capacité à créer un nouveau « monde de travail créatif et collectif », contrôlé par des associations de producteurs.
Et pour Tim Jackson, grand défenseur de la décroissance [2], le travail est bien plus qu’un moyen de vivre, c’est un ingrédient vital des rapports humains, c’est en quelque sorte le « ciment de la société ».
Une société durable, raisonnée, sans croissance obligée…
Comment ne pas conclure que l’économie distributive apparaît comme la synthèse de ces diverses propositions ? En effet, grâce à la monnaie non capitaliste, le partage du travail et de sa production résultent de débats démocratiques, et ces discussions politiques, qui ne sont pas dévoyées par l’appât d’un profit financier, offrent largement de quoi occuper tous ceux qui ne sauraient pas quoi faire du temps libéré par les diverses tâches restantes !