Les Européens vus hors d’Europe
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Publication : 24 janvier 1939
Mise en ligne : 14 mai 2006
Rien n’est meilleur que de juger les choses dun peu loin. Un de nos amis, qui vient d’un long voyage dans l’Amérique du Sud, nous adresse les lignes éloquentes qu’on va lire :
Quand j’étais sur l’autre bord de l’Atlantique, j’ai bien observe les Européens. Que petits êtres malfaisants et cruels nous sommes.
Férus de conservatisme social, les Anglais ont fait à l’Allemagne concession sur concession pour empêcher l’instauration outreRhin d’un régime socialiste. Mais les dé Us causes à leur négoce par le dumping sans precedent que constituent les affaires de troc réalisées par ce pays, les obligent à se départir de cette attitude, ils constituent à leur tour une formidable caisse de compensation avec laquelle ils vont tenter de reconquérir les marchés perdus. L’entreprise est rude, car l’Allemagne vient de remettre dans la sienne, qui s’épuisait, les 100 milliards « repris » des Juifs. S’il le faut, on aura recours à une nouvelle dévaluation de la livre. Vous savez que cette monnaie a déjà perdu 7 %, puisque l’or coûte maintenant 150/ l’once.
Leur offensive est épaulée par
les Etats-Unis qui, à la Conférence de Lima, s’efforcent de ramener vers eux les courants commerciaux que la même politique allemande de compensation a détournée à son profit.
Ce n’est pas cela qui ranimera les affaires dans le monde ni diminuera les risques de guerre.
Une partie des Allemands rêvent de l’Ukraine et de ses riches terres à blé. D’autres, plus ambitieux, tournent les yeux vers Bagdad et Delhi. Ni les uns ni les autres ne songent évidemment que, s’ils trouvaient là des avantages commerciaux, ce serait surtout an détriment de l’économie russe ou de l’économie britannique.
En attendant, comme il faut vivre, eu échange de produits agricoles qu’ils reçoivent de la Yougoslavie, de la Turquie, du Brésil, de l’Afrique du Sud et d’autres pays, ils fournissent les machines et les canons dont ces nations ont besoin pour compléter, leur industrialisation et leur armement. C’est dire que ce précieux troc n’aura que courte vie et contribue fort heureusement à l’accroissement de la production mondiale.
L’Italie avait besoin de l’Abyssinie. Elle y trouverait des matières premieres et des débouchés. Aussi clairvoyants que les conservateurs anglais et aussi favorables, au progrès social, nos conservateurs lui en ont fait cadeau. Chacun sait qu’elle nous en est très reconnaissante et que son économie restaurée est florissante.
Il est toutefois à regretter que la City ne veuille pas lui offrir ses coffres, car elle y trouverait des capitaux qui lui permettraient de développer la production de sa nouvelles colonie.
Elle aussi se livre à un dumping désespéré et pour s’en défendre, le Chili, pour ne citer que le dernier cas, vient de fixer 70 % des importations de 1937 le pourcentage des importations permises en 1938.
Bientôt les industriels français qui acclament le président du Conseil parce qu’il a brisé la dernière grève, le loueront moins lorsqu’il les convoquera pour leur imposer un contrôle inquisitorial seul capable de leur permettre de résister à l’expansion commerciale allemande et italienne. Et, s’ils rechignent : « Comment voulez-vous que je puisse vendre des canons au Brésil ? leur dira Schneider. Ce n’est pas Krupp qui vend ses canons aux Brésiliens. C’est le gouvernement allemand. »
Voilà l’Europe !
Ah ! nos dirigeants sont de grands hommes !
Ecoutez-les. « Moi, crie l’un de sa voix courroucée, j’ai relevé mon pays et l’ai bardé d’acier. Nous sommes 80 millions maintenant sur un sol trop exigu et trop pauvre. Encore un effort, et nous dépasserons la population de la Chine. ».
« Moi, hurle l’autre, regardez-moi. J’ai fait mieux que mon partenaire. Pour me mettre en appétit, j’ai mangé l’Abyssinie. Et maintenant qu’en Espagne j’ai un pied, je vais boire la Méditerranée. »
Ailleurs, les chefs ont un talent moins bruyant et moins spectaculaire. Cependant, à tous, la presse, propriété de leurs amis, prépare un bel enterrement et une belle légende.
Mais, si on les place sur le plan humain, le seul qui compte, quelle petitesse, quelle incapacité !
Sont grands des hommes qui, pour ranimer une économie défaillante, l’assoient sur l’armemerit et la maintiennent dans un corset d’acier ? Sont grands des hommes qui se réjouissent d’exercer la forme d’activité la plus ignoble 4e toutes, celle qui consiste à fabriquer des armes ? Sont grands des hommes qui donnent celles-ci à des gamins de 16 ans ?
Allons donc ! Ces reîtres ne sont pas de notre époque, car ils ne rêvent que de déplacer telle ou telle frontière, de prendre telle ou telle colonie.
Sciemment ou inconsciemment aveugles, ils ne se rendent pas compte que le problème n’est pas posé sur le plan politique. Il est posé sur le plan, économique.
Ne pourrait-on, ailleurs qu’à Campos, au Brésil, décupler la production des choses utiles ? Là-bas, en 1936, par une année de sécheresse, en irriguant, on a produit 162 tonnes de canne à sucre par hectare alors qu’a côté, la zone négligée ne rendait que 13 tonnes à l’hectare. Mille exemples d’une telle fécondité pourraient être donnés et leur nombre serait doublé si, au lieu de se contenter de mettre en exploitation à peine plus de la moitié des terres arables de la planète, on voulait approcher du rendement optimum de productivité que celle-ci offre aux humains.
Si les doctes économistes le notre époque en doutent, qu’ils délèguent le moins sot d’entre eu et je le conduirai à l’intérieur du Brésil et du Venezuela, dans la vallée de l’Amazone et de la Magdalena ; puis nous traverserons l’Afrique Centrale, gagnerons Madagasear et l’Australie ; de là passant par Bornéo, visiterons Sumatra. Ce sera ensuite l’Indochine, le Siam, la Birmanie, la vallée du Gange et de l’Indus. Et, remontait vers le Nord, nous rentrerons par la Sibérie, la Chine et le Canada.
Et dans ces pays, par l’irrigation ou le drainage, si c’est nécessaire, les miracles de Campos et des marais Pontins (vous vous souvenez que le rendement de blé à l’hectare y est de 90 hectolitres) se multiplieront.
Des hommes préparés et volontaires pour les travaux nécessaires, qu’on me prouve qu’on ne les trouverait pas dans les trente millions de chômeurs que compterait l’Europe, si nous démobilisions. (Je ne parle. même pas des onze millions de chômeurs américains.)
Et quant à leur préparation, l’Allemagne a pu employer le plus grand nombre de ses 6 millions de chômeurs dans les industries de l’armement après un apprentissage de quelques semaines, car les machines modernes exigent peu de force et peu de connaissances techniques. Elle n’a pas hésité, du reste à en enlever plusieurs millions à leur famille pour les envoyer à l’atelier ou sur le chantier, quelquefois éloigné de cinq cents kilomètres. Ne vient-elle pas de renouveler l’expérience avec les 600.000 chômeurs autrichiens ?
D’autres seraient vite capables d’installer partout eau, gaz, électricité, salle de bain, frigidaire, T. S. F., et d’embellir villes et campagnes.
Des capitaux ? Savez-vous que, nous seuls, Européens, dépensons par jour plus de 1.000 millions de francs pour préparer la mort ? On ne pourrait en trouver le cinquième pour amener à la vie heureuse les populations de ces immenses pays et les nôtres, aujourd’hui encore en partie vouées à la misère et inonder la planète de produits de toutes sortes ?
Des richesses incommensurables résulteraient donc de l’emplol intelligent de ces millions d’hommes retirés des casernes et des arsenaux et de cet argent aujourd’hui si mal dépensé.
Au lieu d’étudier le problème de la distribution de ces richesses, ces mêmes pontifs continuent à enseigner que ce sont là vues de l’esprit, que l’abondance n’a encore qu’un caractère de virtualité.
Ils parlent redistribution de l’or quand tout le métal sera bientôt à New-York ; stabilisation des monnaies, quand tous les budgets sont en déficit. Chimères !
Ils sont hostiles à l’autarcie. Moi, j’en suis partisan. Tant que les besoins réels des hommes ne sont pas satisfaits, il n’y aura jamais trop de champs cultivés ni de cheminées d’usines.
Que faire ? Déterminer les besoins réels des hommes par pays, exciter la production dans la mesure nécessaire non seulement pour les satisfaire, mais pour avoir des éléments de troc avec les autres pays, régler entrées et sorties de produits par le monopole du commerce extérieur, maintenir aux producteurs un pouvoir d’achat suffisant, augmenter celui des consommateurs par la distribution de bons de consommation - je ne parle pas à dessein de papier monnaie, car, évidemment, la monnaie de l’avenir n’aura plus guère de rapports avec ce que nous appelions monnaie -, établir un régime déjà amorcé en Allemagne, mais, au lieu de l’orienter vers la rareté, parce qu’elle ne peut faire autrement dans le régime actuel du monde, l’orienter vers l’abondance, échanger produits abondants contre produits abondants ou matières premières. Et, si tel pays n’a rien à offrir, compléter gratuitement ses besoins reels.
Je connais les objections : les producteurs crieront à la ruine. Ne les y mène-t-on pas rapidement sans leur donner une contre-partie suffisante ? Dans un monde où régnerait l’abondance, la fortune serait-elle encore si nécessaire ?
Mais les monnaies sautent, c’est la destruction de la propriété individuelle, le contrôle par l’Etat de toutes nos activités.
Est-ce que ce ne serait pas à cela que nous assistons ?
Les monnaies ne s’avilissent-elles pas ? les patrimoines indivduels ne disparaissent-ils pas ? Le contrôle de l’Etat ne s’étend-il pas tous les jours ? Vous êtes bien d’accord. Ce sont là indiscutables constatations de fait, conséquences de la politique que nous suivons. Alors que risquons-nous à en changer ?
Jamais les gens n’accepteront cela ?
Qui sait. Nous verrons si les producteurs préféreront « se faire rouer la peau » pendant la prochaine dernière et préparer la spoliation brutale de leurs héritiers.
Qui imposera ces mesures ?
Nous, les bourgeois européens, si nous le voulons, car, unis, nous pouvons imposer notre volonté au monde. Si nous n’avons ni l’intelligence ni l’énergie pour y réussir, de quel droit de naissance ou de fortune prétendons-nous diriger ? Nous devons disparaître pour céder la place à de plus, aptes.
Nous ne devons pas nous résigner à la guerre, car bientôt ce sera l’implacable alternative. Je sais, Ce crime est par certains prémédité, par d’autres ardemment attendu, n’est-ce pas, messieurs les Argentins, les bien nommés ?
Eh oui ! Vingt millions de mnors. Autant de chômeurs de moins. OLinais ce. sont aussi des conssommateurs en moins. Des ruines, c’est du travail. Oui, mais grâce à la machine, U serait terminé en trois ans. Des débouchés provisoires. Oui, mais peu avantageux, car les prix seraient limités.
Une nouvelle guerre ne résoudrait pas le problème devant lequel nous sommes placés. Pendant sa durée, tous les pays nonveaux venus à l’industrie, et il sont nombreux, je vous assure, développeraient encore leurs moyens de production. Rappelez-vous qu’en 1914, le Brésil comptait 7.572 entreprises industrielles. 5.940 surgirent de 1914 à 1919 ! Lorsque la tuerie prendrait fin, l’asphyxie mortelle qui, par notre faute, envahit l’Europe, serait encore plus complète. Et la vengeance exercée par les survivants sur la personne et les biens de leurs dirigeants ne ressusciterait les morts ni ne diminuerait les ruines.
Si nous l’envisageons quand même, de grâce faisons-la tout de suite. Pourquoi maintenir plus longtemps dans l’angoisse des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, enlever tout charme à leur vie ? Vous, les rodomonts, qu’attendez-vous pour commencer ? Depuis le temps que la France vend du minerai de fer à l’Allemagne, que celle-ci vend à l’AngIeterre des machines pouf fabriquer des munitions et lui installe des usines à produire des gaz asphyxiants, nous devrions être prêts. Profitons de ce qu’il fait bon en ce moment sur les bords de la Méditerranée pour y envoyer le plus possible de soldats, d’avions et de sous-marins. Démontrons au monde, par l’absurde et par l’horreur, que nous nous trompons et que nous trompons les peuples en poursuivant le fantôme du profit tué par l’abondance.
Messieurs les dirigeants de l’Europe, vieilles canailles bourgeoises ou jeunes aventuriers primaires, nous sommes des misérables, et ceux à qui vous obéissez pour prolonger l’agonie d’un régime qui meurt sont à peine plus méprisables que vous. Prenons garde. Nous, les bourgeois d’Europe, rappelons-nous l’exemple de la noblesse française qui, au XVIIIe siècle, lança’ aussi le pays dims ces jeux d’enfants qu’étaient les guerres d’alors, dans le vain espoir d’échapper aux sacrifices inéluctables. L’heure peut sonner où les peuples révoltés par le spectacle de nos contradictions, de notre désarroi et de notre impuissance demanderont des comptes. Et ceux-là se régleront sur des places que nous, Français, appelons de la Concorde seulement quand les têtes aux cervelles trop petites ont été emportées.
10 décembre 1938