Les yeux fermés
par
Publication : janvier 1980
Mise en ligne : 17 septembre 2008
Le journal « Le Monde » passe, aux yeux de beaucoup, pour un des quotidiens les plus « ouverts » et des plus objectifs. Voici pourtant un article que ce journal a refusé parce que, dit son rédacteur en chef, : « Les hommes ne sont pas assez raisonnables » ! Comment le deviendront-ils si leurs journaux ne les y aident pas ? Heureusement que « La Grande Relève » est là...
IL y a un demi-siècle, en 1929, le Président HOOVER, dans un message resté célèbre, assurait ses concitoyens de leur prospérité bien assise. Quelques mois plus tard la plus terrible crise économique terrassait les Etats-Unis et s’étendait au monde entier. Que s’était-il passé ? Le jour du crack pas un grain de blé n’avait disparu des silos, pas une brique des chantiers, pas une marchandise des magasins, pas une machine des usines, aucune crise sociale, aucun changement politique, aucune catastrophe n’étaient intervenus. Seules la Bourse et la spéculation avaient « provoqué » une crise de confiance des Américains envers eux-mêmes. Douze ans plus tard, il n’y avait plus 12 millions de chômeurs aux U.S.A., mais 12 millions d’hommes mobilisés pour la seconde guerre mondiale.
LA RICHESSE D’UNE NATION
« Le Monde » du 18 septembre a publié
un article intitulé : « La guerre pour sortir de la crise
? ». Que se passe-t-il ? Le blé pousse dans les champs,
les machines tournent dans les usines (au tiers ou aux deux tiers de
leurs possibilités). La crise sociale se concrétise principalement
dans le chômage : pas un changement politique n’est intervenu
depuis 20 ans, nulle catastrophe n’a touché notre pays. Simplement,
la valeur de tout ce qui fait la richesse d’une nation est représentée
par la monnaie, dont l’unité en France s’appelle le Franc. Cet
étalon de valeur devrait, par définition. comme tout étalon
de mesure, être invariable. Il ne l’est pas, car comme toutes
les monnaies du monde qui se dit « libre », il est soumis
à des variations constantes parce que sa valeur est « cotée
» sur les Bourses étrangères et parce qu’il est
devenu « marchandise » : il s’achète et il se vend.
On pourrait croire que ces monnaies, reflet de la richesse d’une nation,
sont émises (donc garanties, authentifiées) suivant la
« valeur globale » du produit national brut (PNB) de ladite
nation. Non, elles sont basées sur la valeur d’un autre étalon,
l’or, métal rare dont l’utilisation pratique s’est toujours réduite
à la fabrication des bijoux, des broderies et des dents. C’est
cependant le prix, à chaque heure différent, de ce métal
qui - joint aux fluctuations susdites des monnaies - provoque ce qu’on
appelle « la crise monétaire : on achète et on vend
du papier imprimé appelé monnaie, laquelle est gagée
(aimable fiction : allez donc à la Banque de France demander
100 francs d’or contre un billet de 100 francs !) sur un métal
qui s’achète et se vend aussi et qui ne peut servir à
rien. Et on veut nous persuader que le sort du monde dépend du
cours du dollar et de la valeur de l’or... ce que nous acceptons, les
yeux fermés.
D’autre part, comme on n’arrive pas à « vendre »
la production de terres et de machines que l’effort des hommes rend
toujours plus productrices (tout en diminuant la quantité de
main-d’oeuvre nécessaire à leur exploitation) , on parle
de surproduction (un quart de la planète meurt de faim et manque
de tout) et de mévente. C’est « la crise économique
» qu’on subit comme telle, les yeux fermés.
LA LIBRE ENTREPRISE
Dans les pays industrialisés, le système
économique en vigueur a pour base la libre entreprise, qui permet
à n’importe qui de produire à sa guise n’importe quoi,
n’importe comment, en n’importe quelle quantité, mais de telle
sorte que les débouchés soient assurés par une
vente nécessaire et pour un profit suffisant. D’où une
publicité démesurée, des profits souvent importants
pour les monopoles, et des faillites assurées. Le principe reste
identique dans les relations entre nations qui doivent vendre à
tout prix (c’est le cas de le dire) pour s’assurer, d’une part les bénéfices
espérés des producteurs, mais aussi les devises nécessaires
aux échanges. Il en résulte les effort pour vendre aux
autres ce dont chacune regorge (Marché Commun, avec le conflit
sur le vin, bientôt sur les fruits et légumes de l’Espagne,
du Portugal, de la Grèce) ou ce qui se fabrique en vue de l’exportation
(les armements étant notre base principale des échanges
internationaux). Le commerce national et le commerce international out
donc comme points communs la concurrence et la recherche de débouchés.
La concurrence n’existe pas en vue de mieux satisfaire les besoins.
On n’a jamais demandé aux consommateurs d’exprimer leurs besoins,
ce qui conduit, pour leur imposer les produits fabriqués, à
la publicité susdite, et aussi à un gaspillage insensé
: des gadgets parfaitement inutiles inondent le marché, et on
construit des variétés imbéciles d’une même
gamme, d’automobiles par exemple. La concurrence condamne les plus faibles
à la disparition, et les plus forts, malgré leurs concentrations,
à la hantise du dumping grandissant du fait des faibles salaires
du tiers-monde. La concurrence constitue le fondement même de
la « libre entreprise », fille de l’économie de marché,
mais impose toutes les contraintes, mères des conflits sociaux.
Dans la recherche des débouchés extérieurs, un
décèle sans effort les relents de la politique de la canonnière
(ex-colonies, puis Vietnam, Chili, Angola, etc.) et la guerre économique
mondiale en cours est analysée par les meilleurs auteurs (1)
.
Cependant, la concurrence entre les nations conduit à cette nécessité
de l’expansion, de cette croissance constante, qui ne tiennent aucun
compte des besoins : ici non plus on n’a jamais demande aux consommateurs
ce qu’ils désirent. On produit et on fait tout pour vendre. Et
comme on veut produire toujours plus, on a de plus en plus de mal à
vendre. Et comme on investit toujours plus, on fabrique l’inflation
qu’on veut combattre. Et comme la productivité améliore
le rendement de la machine par rapport à celui de l’homme, on
a le chômage, qu’on veut minimiser. Telle est la crise, créée
de toutes pièces, les yeux fermés.
L’AUSTERITE
C’est alors qu’on nous parle d’austérité. On a trop de tout, mais on manque d’argent, d’argent que tout banquier produit d’un trait de plume, que tout spéculateur gagne d’un ordre en Bourse, qu’un cultivateur touche parce que le prix de la pomme de terre a baissé, qu’un industriel réclame parce que la concurrence étrangère est insupportable... On a trop de tout, alors on détruit la dite pomme de terre parce que l’abondance fait baisser son prix, on ralentit la production des machines parce que la rareté crée la « valeur marchande », mais on travaille 40 heures parce qu’à moins le salarié ne pourrait survivre, et qu’on préfère payer les chômeurs à ne rien faire. On préfère aussi payer des travailleurs pour payer des armes. C’est vrai qu’avec toutes les industries nécessaires à la guerre - du soulier du fantassin à la tête chercheuse des fusées - on peut craindre que 20 %, des travailleurs soient mis hors d’activité le jour où on désarmerait. C’est vrai aussi que les ventes d’armes procurent les « devises » indispensables au commerce extérieur, tel qu’il est actuellement conçu, et à la « balance des paiements », exigence comptabiliste qui suffit à condamner ce régime économique. Mais on prône aussi, sans vergogne, le désarmement, tout en surarmant des gens qui n’ont d’autres ennemis que leurs gouvernements. Dans des pays qui ont vu naître Descartes, Shakespeare, Dante, Goethe ou Franklin, tels sont les faits ahurissants qu’on accepte, les yeux fermés.
L’ARGENT FAIT LOI
Les yeux fermés parce que l’argent donne, à ceux qui en ont, le pouvoir sur ceux qui n’en ont pas, parce que l’industrie et le commerce comme l’agriculture et la pêche ont comme moteur le profit, parce que la valeur des choses donne à leurs possédants le sentiment de la sécurité, parce que le mot « charité » n’a pas encore cédé la place au terme « satisfaction des besoins », parce que les efforts de l’homme pour accroître les richesses sont contrecarrés par ses efforts pour conserver, par leur rareté, la valeur marchande de ces richesses, parce qu’on n’a pas encore conçu que l’achat et la vente pourraient s’effacer devant une juste répartition, parce qu’on entretient la folie de penser à une guerre entre nations à l’abri du besoin, en place d’un effort collectif et désintéressé pour mettre un terme à cette autre folie qu’est la faim dans les autres nations, parce qu’on ne sait plus que faire des biens de consommation mensongèrement qualifiés de surabondants. Alors on nous propose, les yeux fermés, l’austérité ! Les yeux fermés, on invoque la récession...
Hypothèse de travail : éliminons la guerre. D’abord parce qu’on ne voit pas qui pourrait la faire, à qui, et pourquoi. Dans son livre VODKA- COLA, le syndicaliste international canadien LEVINSON démontre que les liens économiques établis entre les U.S.A. et l’U.R.S.S. sont si étroits et si nombreux qu’un échange de bombes ne peut remplacer « avantageusement » ces échanges de marchandises et de services. Si donc les grandes puissances financières et industrielles n’ont pas intérêt à la guerre, peut-on imaginer que les dirigeants des nations, représentants avoués ou non des dites puissances, en déclencheraient une pour eux-mêmes ? Quant aux peuples qui ont faim, et qui n’auraient que ce moyen si continuait notre carence à leur égard, ils ne sont pas encore en état de faire la guerre.
LA SOLUTION
Pour sortir sans guerre de la crise, il semble judicieux
d’en supprimer les causes. Puisque la monnaie est dangereuse parce qu’elle
est instable et convertible (le sort du CHILI d’ALLENDE attend tout
pays dont la politique déplairait à la Finance Internationale)
pourquoi ne pas la remplacer par un étalon enfin stable - parce
que basé sur la richesse de la nation - et réservé
à la consommation intérieure, c’est-à-dire inattaquable
sur les Bourses étrangères : sécurité et
indépendance seraient ainsi assurées. Puisque l’argent
thésaurisable est un moyen du pouvoir d’hommes sur d’autres hommes,
pourquoi ne pas le remplacer par une monnaie de consommation ? Réservée
à l’acquisition des biens produits, elle ne serait pas thésaurisable
car elle n’aurait sa valeur que pendant un court laps de temps, et sur
le seul marché intérieur. Le marché extérieur
pourrait alors être assuré par le système de la
« compensation » en usage constant dans les échanges
Est-Ouest. Avec les producteurs de pétrole aussi cet échange
de biens et de services remplacerait la dictature du dollar et entraînerait
la disparition de cette mini- crise, providentiellement intervenue en
1973 pour permettre de « justifier » faussement la vraie
crise, celle que nous tentons de démystifier.
Puisque la libre entreprise fait fi des besoins réels, pourquoi
ne pas faire l’inventaire de ces besoins par des sortes de petits référendums
locaux, à l’échelle de la commune ou du quartier ?
Ces besoins recensés et collationnés
par les moyens puissants de l’informatique, pourquoi ne pas en confier
la production aux organismes agricoles et industriels qui seraient assurés,
en échange de ces produits, de la fourniture des matières
premières et de la main-d’oeuvre nécessaires ? Puisque
le chômage est irréversible, si l’on Veut bien utiliser
à plein les machines pour diminuer la peine des hommes, pourquoi
ne pas reconnaître que le plein-emploi est devenu un mythe (2)
qui doit céder la place à un travail de bien plus courte
durée, et qui ne serait plus la source de la vie ?
Pourquoi en effet, puisque l’angoisse du lendemain est la condamnation
du salariat, puisque la concurrence et les « lois du marché
» menacent chaque jour chaque industriel et chaque commerçant,
pourquoi ne pas remplacer les gains aléatoires des uns et des
autres par une répartition des biens de la nation à tous
ses citoyens ? Pourquoi ne pas leur assurer ainsi la sécurité
de l’existence, tout au long de leur vie ?
Pourquoi revivre 1929 ? Les yeux fermés.
(1) Jacqueline GRAPIN et J.-B. PINATEL : « La
guerre civile mondiale ».
(2) Simon NORA l’a démontré dans son rapport sur l’Informatique.
Aux Etats-Unis, le professeur Richard BELLMAN, de l’Université
de Californie. précise que « 2 % de la population suffiraient
à produire tout ce qu’elle consomme aujourd’hui.