Mon papa, il a dit…

Humour d’humeur
par  R. LIADÉFRITE
Publication : décembre 2000
Mise en ligne : 23 mars 2009

  Sommaire  

En rentrant à la maison ce soir-là, mon papa jeta sur la table sa calculette et son portable et dit :

— J’vais craquer. Non, non et non, c’est pas possible. J’vais craquer !

— Tu n’es pas licencié, au moins ? dit ma maman.

— Oh ! non, dit mon papa, mais ça dépasse les bornes, on aura tout vu.

— Tout vu, quoi ? Dis voir, à la fin !

— Je viens d’en apprendre une bonne ! Et s’adressant à nous tous :

— Vous savez pas que, près d’Angers, le personnel d’une entreprise est payé depuis six mois à ne rien faire !

— Rien du tout ?

— Rien du tout. Tout le personnel, même les cadres, arrive le matin à 8 h. 30, repart à 12 h. 30, reprend à 13 h. 30 et quitte à 17 h. 30.

— Et ils sont toujours payés ?

— Ils sont toujours payés.

— Mais qu’est-ce qu’ils faisaient avant ? hasarda ma petite sœur.

— Ils faisaient des colis pour des magasins de bijoux et d’articles de fantaisie. Ils ont été rachetés par une société américaine qui veut les envoyer dans une de ses filiales en Angleterre.

— Ils vont aller travailler en Angleterre ? je demandai à mon papa.

— Penses-tu. Depuis la fin de la guerre de Cent Ans, plus personne ne parle l’anglais à Angers.

— Mais, enfin, dit ma maman qui avait repris ses esprits, ils font quand même quelque chose pendant leur journée de huit heures ?

— Ils lisent, ils font des mots croisés, mais ils tournent vite en rond. Il n’y a rien de plus pénible que de se lever le matin et de se dire qu’on va au travail pour ne rien faire.

— Et le patron, il ne réagit pas ? s’étonna ma maman.

— Mais si ! Il a téléphoné, il a alerté l’inspecteur du travail. Il a même envoyé des lettres recommandées pour réclamer du travail. Pas de réponse.

— Et les ouvriers ? insista ma maman.

— Ils ont fini par mettre une banderole devant la boîte. “Payés à ne rien faire depuis six mois”. Et la semaine dernière, en arrivant au travail, pardon, au magasin, ils ont découvert qu’un plaisantin, la nuit, avait inscrit sur la banderole :“Bande de fainéants”.

— Quelle époque ! dit ma maman. Mais où va-t-on ? Payés à ne rien faire, on n’a jamais vu ça !

— Tu touches bien les allocs, hasarda ma petite sœur.

— Tu crois que je les ai pas méritées ? s’écria ma maman.

— Grand-Père Antoine, il travaille plus, mais il touche de l’argent, ajouta ma petite sœur.

— Tu crois qu’il l’a pas méritée sa retraite ?

— Oui, mais il travaille plus et il est quand même payé.

— Oui, c’est vrai, reconnut ma maman. Mais prends l’fiston. à 29 ans, il a déjà travaillé deux fois six mois, en CDD [1], mais maintenant qu’il ne travaille plus, il touche plus rien.

— ça va pas durer. J’ai trouvé du travail ! Qu’est-ce que j’avais pas dit ! Ma maman se laissa tomber tout d’une pièce sur sa chaise. Mon papa resta la bouche ouverte comme s’il allait imiter le chant du canari. Quant à notre chienne Zouzou, devinant une situation anormale, elle alla se réfugier dans sa caisse.

Puis tout le monde parla en même temps.

— C’est nouveau ?

— Pourquoi tu l’as pas dit ?

— C’est quoi, comme travail ?

Tout fier, je leur racontai ce qui venait de m’arriver.

— Voilà ! Je vais faire du théâtre…

— Mais, c’est pas un métier, le théâtre ! interrompit, déçue, ma maman.

— Si. La preuve, c’est que je vais être payé.

— Et puis, tu peux pas faire de théâtre, tu parles jamais à table, ajouta mon papa.

— Mais c’est un rôle où j’aurai pas à parler.

— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? s’étonna ma maman.

— Voilà. J’ai rencontré hier, au café, un metteur en scène, Monsieur Bruyère. Il m’a dit « T’as une bonne tête. T’as l’air calme et réfléchi. Je t’engage pour ma nouvelle pièce. »

— On pourra aller te voir ? s’impatienta ma petite sœur.

— Bien sûr.

— Et ça se joue où ? demanda mon papa qui commençait à se piquer au jeu.

— Dans une petite salle de la Maison de la culture.

— Raconte ! trépigna ma petite sœur, folle de joie.

— Voilà ! Pour le rôle, je n’ai rien à faire…

— Quoi ? s’écrièrent ensemble mon papa et ma maman.

— Ou plutôt, je dois être inactif. Quatre heures par jour, je devrai rester assis, sans bouger et sans parler, devant une Webcam…

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une caméra spéciale. Et le tout sera retransmis sur Internet.

— J’y comprends rien, dit mon papa.

—Et ça va durer longtemps cette plaisanterie ? ajouta ma maman.

— Six mois, le temps d’un CDD.

— Encore un CDD ! Le troisième ! On n’en verra jamais la fin ! s’exclama ma maman.

— Selon Monsieur Bruyère, ce sera le premier projet d’inter-inactivité. Depuis des années, a ajouté M. Bruyère, on nous bassine les oreilles avec la nécessité de mettre sur scène les grandes questions de notre époque (comme le travail, le chômage, la violence, la délinquance…) eh bien, moi, je veux mettre l’accent sur les vertus de la non-activité. Y en a assez des emplois inutiles, tout juste créés pour justifier un revenu et former des profits, et pour laisser croire qu’il faut obligatoirement travailler pour vivre et pour être heureux. On ne veut pas de notre travail ? eh bien, on s’en passera. D’ailleurs, ça ne gênera personne : plus il y aura d’inactifs et plus les actifs auront les coudées franches pour développer la croissance et l’emploi. Qu’on nous donne seulement de quoi vivre et on trouvera toujours le moyen de créer des activités utiles pour tout un chacun et pour la société.

La porte de la véranda se referma brutalement. Personne n’aurait su dire si c’était sous l’effet de la stupeur ou d’un courant d’air.

— C’est nouveau, ça ? se risqua ma maman.

— ça a un air de famille avec ce qui se passe à Angers, ajouta mon papa.

— Et tu seras quand même payé ? reprit ma maman qui n’en croyait pas ses oreilles.

— Et on pourra aller te voir ? dit ma petite sœur, toute excitée.

— Bien sûr. Je commence demain. Venez me voir. ça me fera tellement plaisir !

 

Le lendemain, mon papa, ma maman et ma petite sœur arrivèrent à la Maison de la culture. Elle avait été aménagée dans une ancienne bâtisse de briques rouges, construite en 1942 ; sur le fronton, on pouvait encore lire “Travail, famille, patrie”. Le directeur, Monsieur Brunner, les fit entrer dans une salle plutôt obscure, en les priant de se déchausser pour ne pas faire de bruit, et on les fit asseoir sur des bancs disposés de part et d’autre de ma chaise. Sur ces bancs, il y avait déjà une dizaine de spectateurs qui me regardaient avec attention, comme si j’étais un tableau dans un musée. Je m’étais assis à 14 h. et je devais regarder l’écran, sans bouger et sans parler, jusque 18 h. Mes moindres réactions étaient captées par la Webcam et les images envoyées sur Internet.

— Je peux éternuer ? demanda tout bas ma petite sœur.

— Non, répliqua ma maman, ça peut déconcentrer ton grand frère. Pince-toi le nez.

— Moi aussi, je vais me pincer pour savoir si je rêve ou si je rêve pas, dit mon papa en éteignant son portable.

— Chut ! dit ma maman.

Et le silence gagna la pièce à nouveau. D’autres spectateurs arrivèrent, tandis que les premiers s’en allaient. C’était un mouvement perpétuel. Vous pensez ! La nouvelle avait fait le tour du village et toute la population allait sans doute défiler. Mon papa et ma maman ne savaient plus s’ils devaient être fiers de leur fiston ou s’ils devaient avoir honte. Enfin, la sirène de l’usine à côté siffla 18 h. Pour moi aussi, le travail était fini. Surprise ! Au moment où je me levai, les spectateurs applaudirent, sans doute émus d’avoir eu le privilège d’assister à une “première” mondiale : un spectacle de non-activité. Dans la foule, il y avait un journaliste qui voulait m’interviewer et connaître mes réactions. Il fut très déçu quand je lui dis que je n’avais rien ressenti, sauf une crampe au mollet gauche.

 

— Mon papa, mon papa, viens vite !

Ces cris de ma maman, je les entendais au loin, très loin, comme si on m’avait enveloppé dans de la ouate, ils bourdonnaient dans ma tête et me faisaient mal. Puis j’entendis la voix de mon papa :

— Vite, un médecin ! un médecin !

Tout ce que je sais maintenant, c’est qu’après avoir entendu mon papa appeler un médecin, j’ai vomi, vomi, vomi…et puis plus rien.

Quand je me suis réveillé, mon papa était assis sur le lit à côté de moi. Ma maman me serrait dans ses bras en pleurant et n’arrêtait pas de dire :“mon pauv’fiston ! mon fiston chéri !”. Et puis, ils m’ont tout raconté. Que le médecin avait fait semblant de croire à un accident vu que j’avais pris trop de cachets, que eux savaient bien que je n’aurais pas tenu six mois devant la Webcam dans ces conditions, mais que jamais ils n’auraient pensé que ça se serait terminé comme ça au bout de quatre mois, que j’avais dû être malheureux, très malheureux même, que c’était pas bien de leur avoir rien dit, qu’ils feraient tout pour que ça ne recommence plus, qu’on est trop bien tous les quatre ensemble à la maison et que ça suffit comme ça.

Puis ma maman m’apporta une tasse de café bien chaud. Elle me regarda boire avec ses grands yeux si doux et puis elle me versa une lampée de genièvre de Loos au fond de la tasse, comme les mineurs autrefois avant de descendre au fond de la mine.

— Cul sec ! cria mon papa.

— Cul sec ! je lui répondis avant d’avaler l’alcool qui me fit tousser de plus belle, les yeux pleins de larmes.

— Tu vois, dit ma maman dont le visage était redevenu sérieux, tu es l’homme de l’avenir : tu as montré que tu savais vivre sans avoir un travail.

— Et si un jour, je suis au chômage, dit mon papa, je saurai ce qu’il me reste à faire.

— Ou ne pas faire ! ajouta, malicieuse, ma petite sœur.

Tous, on éclata de rire, comme si la vie, qui nous avait tant fait souffrir, voulait nous sourire pour toujours.


[1Pour les lecteurs peu avertis de ce qui se passe en France en l’an 2000, CDD signifie “Contrat de travail à Durée Déterminée”… et a pour particularité de sensibiliser à un travail que la société ne pourra bientôt plus fournir.


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